Haute montagne : zone interdite

 

Dans les Alpes, le réchauffement climatique est encore plus rapide qu’en plaine. La fonte du permafrost et le recul des glaciers menacent des structures humaines et bouleversent la pratique de l’alpinisme. Nous sommes partis à la rencontre des chercheurs et des guides de la région pour mieux comprendre quel futur se dessine sur le massif du Mont-Blanc. 

Sur la place du Triangle de l’Amitié, qui offre, en plein centre de Chamonix, une vue magnifique sur le massif du Mont-Blanc, Sylvain Coutterand est en terrain connu. Ce glaciologue arpente à chaque saison les pentes des montagnes environnantes pour mesurer l’évolution des glaciers. En ce froid matin du début de janvier, un habitant l’interpelle pour prendre de ses nouvelles et discuter de la marche du monde. Avant de repartir, le chercheur glisse qu’il vient de publier un guide d’itinéraires en randonnée glaciaire. « Ah mais dans cinq ou dix ans, il sera périmé votre bouquin », plaisante à moitié son interlocuteur.

Dans les Alpes, les effets du réchauffement climatique sont déjà très palpables et personne ne sait à quel point la machine va continuer à s’emballer dans les prochaines décennies. Depuis le début du 20ème siècle, la plus haute chaîne de montagnes d'Europe occidentale a connu une hausse des températures moyennes de 2 degrés, soit un degré de plus qu’à l’échelle de l’hémisphère nord. Il a aussi été mesuré dans les Alpes suisses entre 1970 et 2015 que la couverture neigeuse a perdu 8,9 jours par décennie à une altitude comprise entre 1 139 et 2 540 mètres, selon une étude publiée en 2016.

Le signe le plus visible du réchauffement est le recul des langues glaciaires 

Dans le massif du Mont-Blanc, le signe le plus visible du réchauffement est le recul des langues glaciaires qui laissent leur empreinte sur les pentes. « Le climat de Chamonix aujourd’hui est celui de Briançon il y a 30 ans », note Sylvain Coutterand. Briançon est situé 150 kilomètres plus au sud dans les Alpes.

Pour donner plus de corps à ses propos, le glaciologue démarre sa voiture. Direction le village des Moussoux niché sur le versant sud de la vallée de Chamonix. La route grimpe raide à flanc de montagne et offre bientôt un panorama grandiose. « En face, le glacier des Bossons que l’on voit arrivait jusqu’à la route en 1818. Il a perdu 1 050 mètres de longueur depuis 1980, date de sa dernière avancée ».

Le glacier des Bossons en 1818... 
... puis en 1920, 1983, et 2011  

Mais il y a encore plus inquiétant concernant un glacier voisin. « À 3 400m, le glacier de Taconnaz devient un glacier tempéré, alors que plus haut c’est toujours un glacier froid. Ce glacier a gagné 1 ou 2 degrés en profondeur. Cette transformation thermique de la glace peut créer d’énormes éboulements vers la vallée dans le futur. C’est pour cela que le glacier est surveillé de près par la ville de Chamonix et par des chercheurs », confie Sylvain Coutterand.

Le glacier de Taconnaz, en 1920 et en 2019

Le danger de la fonte du permafrost

Depuis quelques années, les éboulements de roches ou de glace se multiplient à haute altitude dans les Alpes avec la fonte du permafrost : un sol gelé en permanence qui agit comme un ciment pour lier les rochers entre eux. « Durant les 20 dernières années, le permafrost a disparu dans les faces sud du massif du Mont-Blanc jusqu’à 3 300m et le permafrost d'une température supérieure à -2°C est remonté de 3 300m à 3 850m et ne devrait plus se trouver dans les faces sud d’ici 2100 en dessous de 4 300m ou même, d’après les scénarios les plus critiques, totalement disparaître des faces sud du Mont-Blanc », selon le Centre de recherches sur les écosystèmes d’altitude.

Dans le canton des Grisons en Suisse, l’effondrement d’un immense pan du Piz Cengalo le 23 août 2017 avait alerté l’opinion sur le danger potentiel du réchauffement du sol. Environ 3 millions de mètres cube de roche avaient dévalé ce sommet de 3369 mètres avant de toucher le village de Bondo qui avait heureusement été évacué à temps. Mais le bilan était lourd : les vies de huit randonneurs avaient été emportées par les blocs. 

Les Chamoniards avaient eux assisté en 2005 à une tragédie plus symbolique. Dans la face ouest des Drus, deux pics jumeaux qui dominent la vallée de Chamonix, le pilier Bonatti - du nom du génial alpiniste italien qui avait grimpé le premier cette face jugée imprenable - s’était effondré dans un nuage de poussière qui avait ébranlé les montagnards. La médaille que portent les guides de Chamonix, compagnie d’alpinisme la plus prestigieuse au monde, affiche depuis toujours la ligne de crête très reconnaissable des Drus. 

« Les changements vont dépendre de la rapidité du changement climatique. A chaque fois qu’on a un nouveau scénario scientifique, il est pire que le précédent. Sur le permafrost, on a un changement très important avec une hausse de 0,10 à 0,15 degré de la roche chaque année. Cela pose d’ailleurs une problématique aux scientifiques qui aimeraient comprendre pourquoi la roche se réchauffe si vite. Ce dégel en profondeur provoque en effet une augmentation de la fréquence des éboulements », analyse Ludovic Ravanel, géomorphologue et chercheur au CNRS.

Les montagnes légendaires qui se hérissent sur le massif du Mont-Blanc pourraient-elles être emportées par une hécatombe d’éboulis dans les prochaines décennies ? « Non, dans 50 ans, on reconnaîtra toujours le paysage. Toutes les montagnes ne vont pas s’écrouler. Cela dépend de leur géomorphologie. Mais c’est sûr que d’autres morceaux de montagne vont s’écrouler », affirme Ludovic Ravanel.

Pour les populations alpines, cela soulève des questions nouvelles concernant leur sécurité. « Des éboulements de glaciers de grande ampleur pourront provoquer des avalanches qui iront jusqu’au fond des vallées », estime le glaciologue Sylvain Coutterand.

« Le problème c’est que nos analyses se fondent sur les événements passés » 

Dans le bureau de Jean-Marc Bonino, directeur du service aménagement et montagne à la mairie de Chamonix, des photographies de glaciers du massif du Mont-Blanc décorent les murs. Merveilles naturelles, les glaciers prennent de plus en plus une teinte menaçante pour la commune. « Le problème c’est que nos analyses se fondent sur les événements passés. Mais elles n’intègrent pas l’évolution future. C’est une limite », dit-il.

Alors, en partenariat avec des pôles de recherche, son équipe a lancé un programme nommé Adapt Mont-Blanc pour recenser les constructions humaines menacées par le réchauffement climatique. « Il y a le glacier de Taconnaz que l’on étudie pour savoir si un éboulement peut toucher les villages en-dessous et d’autres études sont menées au refuge des cosmiques, aux télésièges des Grands montets et de Bochard tous deux menacés par la fonte du permafrost », poursuit Jean-Marc Bonino.  

De nombreuses infrastructures déstabilisées par le dégel 

À travers les Alpes, 47 structures construites en haute montagne ont été classées comme à risque lors d’un recensement récent.  « J’ai mené une étude sur la déstabilisation des infrastructures en montagne à cause de la fonte du permafrost. On a recensé environ 30 éléments d’infrastructures qui ont été affectés depuis les années 1990 et on note une accélération depuis 2010. Il y a par exemple la gare d’arrivée d’un télésiège à Val Thorens, qui avait été construite trois ans plus tôt. Mais avec la fonte du permafrost elle a été déstabilisée. Cela avait été mal pensé », détaille Pierre-Allain Duvillard, chercheur à l’Université Savoie Mont-Blanc et spécialiste des infrastructures en montagne. Dans la vallée de Chamonix, le télécabine du Bochard a été fermé l’an passé pour cette raison.

Les sentiers qui mènent aux refuges de haute montagne subissent eux aussi plus fréquemment les affronts de la montagne. « On voit les effets du changement climatique sur les sentiers de montagne, notamment les sentiers d’accès aux refuges. Il y a l’avancée des moraines des glaciers en recul, qui entraînent de nombreux changements du paysage. Cela nous conduit à modifier certains accès pour randonneurs, comme le sentier qui mène au refuge du couvercle ou celui du plan de l’M. Nous n’ interdisons pas aux gens la haute montagne car il faut bien desservir les refuges, mais beaucoup de changements sont à l’oeuvre », dit Jean-Marc Bonino.

93 des 100 plus belles courses d’alpinisme du massif du Mont-Blanc ont été modifiées par le changement climatique 

Les activités humaines dans la zone des neiges éternelles sont aussi remises en question. Dans une publication scientifique référence publiée dans la revue scientifique Arctic, Antarctic and Alpine Research, plusieurs spécialistes ont mesuré l’impact des conséquences du changement climatique sur les 100 plus belles courses d’alpinisme du massif du Mont-Blanc sélectionnées par le célèbre alpiniste-écrivain Gaston Rébuffat dans un guide publié en 1973. Le résultat est sans appel : sur les 95 itinéraires étudiés (5 ont été écartés de l’étude car ils étaient soit des doublons d’autres itinéraires ou de simples randonnées à basse altitude), 93 ont été modifiés à cause du réchauffement climatique et trois n’existent tout simplement plus à cause d’éboulements ou du retrait d’un glacier. 

« Les guides, cela les affecte sur le plan mental »

Guide et chercheur, Jacques Mourey a co-signé cette étude reprise dans de nombreuses publications. « Aujourd’hui, dans certaines parties du massif du Mont-Blanc il n’y a plus de neige à 4 000 mètres pendant les mois d’été. Les guides, cela les affecte sur le plan mental. L’alpinisme est une pratique qui va encore évoluer. Entre le moment où l’on a réalisé l’étude sur les 100 courses de Rebuffat et le moment où l’article a été publié, il y a eu trois voies qui étaient classées en niveau 1 (soit un impact léger du changement climatique) qui sont passées en niveau 3 (impact très important) », raconte t-il.

Dans leur publication, les auteurs expliquent comment des itinéraires sont désormais évités par les alpinistes. « C’est le cas de la traversée du Dôme de Miage (3 673m), une très belle et célèbre ascension dans la neige. Pendant l’été 2015, une crevasse s’est ouverte sur l'arête sommitale, laquelle est devenue plus étroite et glacée. De plus, une chute de pierres s’était produite sur la route, augmentant la difficulté technique et l’exposition aux chutes de rochers. La ligne de crête n’était donc plus empruntée, les grimpeurs préférant descendre par le même chemin que celui suivi lors de la montée (...) Cela rend cette course moins aérienne et plaisante et le nombre de personnes ayant dormi au refuge des Conscrits, lequel est situé sur l’accès à cette course, a chuté de 25%. La situation s’est répétée en 2016 et 2017 avec des conséquences économiques importantes pour le gardien du refuge » peut-on lire.

« En ce mois de janvier 2020 où les températures sont élevées et l’enneigement assez faible, on fait des courses d’alpinisme que l’on faisait avant en juillet ou août »

Ce n’est qu’un exemple parmi des centaines d’autres de l'adaptation humaine contrainte face aux mouvements des montagnes. « L’alpinisme traditionnel que l’on pratiquait en itinéraire sur glace ne se fera plus au moment de l’été. En ce mois de janvier 2020 où les températures sont élevées et l’enneigement assez faible, on fait des courses d’alpinisme que l’on faisait avant en juillet ou août. Il y a beaucoup de monde sur les sommets actuellement car les conditions sont idéales, alors qu’il y a encore quelques années les ascensions hivernales étaient beaucoup plus difficiles et réservées à l’élite des alpinistes », pointe Ludovic Ravanel, issu lui-même d’une longue lignée familiale de guides. 

Des télécabines fantômes le long des anciens glaciers

Dans 50 ans, l’aspect du massif du Mont-Blanc aura bien changé. Dans son bureau, le directeur de l’aménagement de la commune nous montre une vue d’artiste qui représente les montagnes qui dominent le paysage. Les glaciers vont continuer leur recul, à l’inverse de la forêt qui avec la hausse des températures gagnera en altitude. Attrait touristique à la réputation internationale depuis le récit en 1741 des deux Anglais, William Windham et Richard Pococke, qui avaient raconté dans les gazettes littéraires de l’époque leur expédition vers la Mer de glace, ce gigantesque glacier en fort recul ne sera bientôt plus accessible par le télécabine qui y descend depuis la gare d’altitude de Montenvers. Une problématique qui inquiète les Chamoniards. La Mer de glace est un joyau touristique et une machine à cash : environ un demi-million de visiteurs emprunte chaque année le télécabine du Montenvers pour admirer la grotte de glace creusée dans le glacier.

« Pour nous l’enjeu à la Mer de glace, c’est de faire remonter le télésiège du Montenvers plus haut de 700 mètres pour que les visiteurs aient un accès direct au glacier. Mais cela est il pertinent de courir après le glacier qui va continuer son recul ? », s’interroge Jean-Marc Bonino. Si le réchauffement continue son accélération, le prochain téléphérique débouchera lui aussi dans quelques décennies sur des blocs de roche plutôt que sur la glace. Une métaphore du déni des montagnards face au réchauffement climatique ?

 

 

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