Ils me font grandir

Je les aime tellement les enfants. Ceux de ma classe, ceux que j'ai eus, ceux que j'aurai.

C'est eux qui me font grandir. C'est eux qui me poussent à comprendre, à analyser, à autopsier, à ausculter, jusqu'au tréfonds, à saisir chaque parole, chaque geste, chaque posture, chaque regard, chaque attitude, à être présent, conscient, constant, lucide, attentif, patient, aimant.

Je les aime. Ils me grandissent, ils me poussent vers le haut, vers la conscience la plus aiguë, la plus vive, la plus heureuse, jusqu'à en rire.

 

Aujourd'hui.

"Y" avait allumé un MP3 dans sa poche, pendant un cours, il écoutait de la musique et ses voisins l'entendaient aussi. A la sonnerie,  "K" est venu me le dire. J'ai confisqué le MP3 et après la récréation "K" est venu me dire que d'autres enfants le "traitaient" de "balance".

Discussion. Parce que chaque occasion est un retour à l'essentiel, à la dimension existentielle.

On a d'abord clarifié ce qui relève de l'ordre existentiel et de l'ordre scolaire.

Quand doit-on dénoncer quelque chose, ou quelqu'un ?

Repère historique. Les Résistants et les collaborateurs.

Les collaborateurs avaient-ils raison de dénoncer des Résistants ?

Comment identifier ce qui relève de la conscience morale et ce qui relève de l'intérêt ?

Pourquoi "Y" avait-il allumé son MP3 ? Je lui pose la question et il répond, gêné qu'il ne sait pas. Je lui demande d'observer les émotions qui étaient en lui à ce moment-là, que je ne le gronde pas, que je ne vais pas le punir mais qu'il est important qu'il comprenne ce qui s'est passé en lui. Il finit par dire que ça lui faisait envie, que ça lui faisait plaisir.

-Pourquoi est-ce que ça te faisait plaisir ?

-Parce que je faisais quelque chose d'interdit.

-Tu te sentais fort ?

-Oui, c'est ça.

-Imagine maintenant qu'en toi, il y a une balance avec deux plateaux. D'un côté, il y a le plaisir et de l'autre la conscience morale, ce qui te dit que ce que tu fais est interdit. Pourquoi est-ce que le plateau du plaisir est devenu le plus lourd, pourquoi est-ce que ce plaisir l'a emporté sur la conscience morale ?

-Parce que ça amusait les autres, que moi, je me sentais le plus malin.

L'importance du poids des regards, de l'influence, du courant qu'on ne maîtrise plus et qui nous emporte.

On en vient à parler de la mort d'un de mes anciens élèves. Il s'est tué en scooter en faisant "le malin" devant les autres. Il se sentait fort, sans doute... L'importance de l'observation de nos actes, de la source et de leurs conséquences. Qui est responsable ? Quand doit-on se retirer d'une situation ? Qu'est-ce qui nous alerte ?

La balance était déséquilibrée, le plaisir immédiat était le plus fort. Plus aucune observation intérieure.

Beaucoup, beaucoup d'émotions dans la classe, des silences et des paroles qui fusent. D'autres situations, d'autres histoires, tout ce que les enfants portent qui jaillit comme un torrent, je prends conscience, encore une fois, de tout ce qu'ils gardent en eux, de tout ce qu'ils devraient pouvoir poser, parce que c'est trop lourd, trop confus, trop chaotique.

Discussions, discussions...Je pose des questions, ils répondent, ils réfléchissent, ils échangent. J'essaie constamment de rattacher cette dimension existentielle à leurs propres émotions, à leur vécu, à tous leurs tourments, à leurs bonheurs, aux drames, aux peurs. En eux, c'est un vacarme assourdissant. 

Je ramène régulièrement les enfants sur cette nécessité de l'observation intérieure, de la nécessité de s'extraire des influences, de la puissance du groupe, de la nécessité de parler aussi, d'exprimer, d'ouvrir son âme, de partager. 

Aucun jugement, juste de l'accueil, de l'écoute.

Une heure et demie à parler.

Je leur parle de mon enfance, de mes erreurs, de tout ce que j'ai compris, beaucoup plus tard, à travers les livres, avec quelques professeurs, souvent tout seul. Beaucoup, beaucoup plus tard...

Pourquoi ? Pourquoi m'a-t-il fallu autant de temps ? Je leur pose la question.

-Parce que tu n'en parlais pas ?

-Oui, voilà, c'est ça, tout le problème est là, cette absence de paroles, pas des paroles quotidiennes sur l'insignifiance mais des paroles sur l'existence. C'est pour ça que je veux parler avec vous. Parce que j'aurais aimé ne pas attendre aussi longtemps pour commencer à comprendre. Mais vous savez pourquoi on en parle ici, tous ensemble ? Parce qu'on n'a pas peur. Parce qu'il ne s'agit pas de juger mais juste de partager pour que chacun grandisse, intérieurement. Et moi aussi, je grandis, grâce à vous. 

Je vous aime.

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