Jarwal le lutin :"L'arbre de vie"

 

 

Ils débouchèrent enfin dans une nouvelle clairière.

Un arbre gigantesque trônait au centre, un tronc comme ils n’en avaient jamais vu, noueux, plus large qu’un château d’eau, immense, titanesque, ils devaient renverser la tête en arrière pour apercevoir les branches médianes, le faîte disparaissait à des hauteurs célestes. Ils s’approchèrent et devinèrent dans les stries de l’écorce une multitude de formes sculptées, des visages et des corps de lutins, des animaux, singes rieurs, oiseaux aux ailes déployées, herbivores de toutes tailles, animaux inconnus, une foule mêlée, disparate, une panoplie de créations fossilisées dans la masse. Les racines étendaient leurs arabesques comme des tentacules figées, des bras gigantesques sertis dans la terre, des ancrages millénaires.

Les enfants réalisèrent que tous les jeunes lutins avaient disparu. Sans un bruit, comme avalés par la forêt. Marine imagina que la cérémonie qui s’annonçait ne leur était pas accessible.

Ils suivirent les vieux Sages et découvrirent sur l’autre flanc du tronc une ouverture immense, une voûte de cathédrale, un antre tapissé de chevelures végétales, cascades emmêlées de lierre et de vigne vierge, de liserons épanouis et de fleurs inconnues, des ribambelles de croissances anarchiques, des foisonnements colorés comme des hommages.   

« C’est l’Arbre de Vie, » annonça Kiak, respectueusement.

L’assemblée s’assit en tailleur face à la voute immense et les cinq enfants les imitèrent.

« L’Arbre de Vie est le début de tout et le renouvellement de ce qui est fini. Tout ce qui est créé par la Nature prend sa source ici. »

Les cinq enfants n’osaient pas poser de questions, une retenue dictée par l’incroyable privilège qui leur était accordé tout autant que par l’infinie sagesse qui émanait des personnages qu’ils côtoyaient, comme s’ils n’étaient pas à leur place, comme si cette connaissance millénaire qu’ils percevaient les projetait à des années lumière.

« Vous avez envie d’en savoir davantage et vous n’osez rien demander. Cette humilité vous honore mais si vous êtes parmi nous aujourd’hui, c’est que vous le méritez et rien ne doit vous arrêter dans votre quête de savoir. »

Kiak les regarda intensément, l’un après l’autre.

« Léontine ne vous aurait pas ouvert le chemin des âmes si vous ne portiez pas en vous les lumières à venir. Je ne lis pas dans les pensées comme Léontine mais je lis dans les corps et vous êtes nerveux. Ce qui est tout à fait compréhensible. »

Une voix monocorde, dans une immobilité totale. Aucun geste de mains, aucun mouvement de tête, une sérénité stupéfiante qui impressionnait fortement le petit groupe. 

« Le plus simple, désormais, est que vous entriez dans le cœur de la vie. Toutes les questions obtiendront une réponse. Il en est ainsi. »

Le vieux Sage se leva et invita les enfants à le suivre. Les autres Sages ne bougèrent pas. Ils suivirent les enfants des yeux et Rémi perçut dans un regard échangé une douceur rassurante, une invitation à se laisser guider.

Ils serpentèrent entre les racines et s’arrêtèrent à l’ouverture de l’antre. Aucune trace d’outils, de coups de haches ou autres ustensiles, le tronc semblait s’être soulevé du sol, soutenu par des piliers de temples.

Des visages inscrits dans la matière semblaient les observer, des regards rieurs, comme des gargouilles ligneuses, singes, lutins, herbivores, oiseaux, serpents, des dizaines d’animaux dont ils ignoraient l’identité.

Des rayons rectilignes transperçaient le rideau de lierre qui obstruait l’entrée. Au-delà de ces tentures végétales, un espace sombre se laissait deviner, une obscurité fossilisée dans le silence. Rien, aucun mouvement, aucun bruit, même pas un insecte fureteur, comme si le lieu interdisait toutes intrusions.

« Suivez-moi » annonça le vieux Sage. Il écarta délicatement les dentelles de feuilles et disparut.

Les cinq enfants se regardèrent, sans un mot, des regards croisés chargés de curiosité et d’incertitude.

Léo bougea le premier, il avança lentement, posa une main sur les cascades immobiles des frondaisons, sembla jeter un œil scrutateur en penchant la tête puis, d’un coup, il franchit le seuil. Rémi lui emboîta le pas, puis les trois compagnons s’élancèrent en même temps.

Leurs yeux s’habituèrent difficilement à l’obscurité. Kiak était invisible. La fraîcheur les surprit, une température plus agréable que la moiteur de la forêt, cette impression étrange d’avoir quitté le monde ou d’être entré dans son ventre, comme si le lieu contenait tous les mystères les plus anciens, la source des révélations les plus bouleversantes, ils sentirent couler en eux des rayonnements inexplicables, des flux électriques qui les firent frissonner.

« Asseyez-vous, les uns à côté des autres et donnez-vous les mains. Il est important que vous soyez reliés physiquement pour réaliser aussi que vous l’êtes par la pensée, par l’énergie, par l’amour, par tout ce que crée la Vie. »

Dans les noirceurs, la voix monocorde de Kiak les figea. L’impression d’un espace immense qui renvoyait les paroles en écho. Léo pensa à cette nef de cathédrale que leurs parents leur avaient montrée. Ils s’obligèrent à bouger, prudemment, pour s’extraire de cette appréhension qui les raidissait.

Les pupilles dilatées parvenaient désormais à se nourrir des flux infimes de lumière qui perçaient. Lou se retourna vivement, comme pour vérifier que personne ne se tenait dans son dos. Cette impression étrange d’être observée…

Tian trouva la main de Marine. Les autres se joignirent. Lou, Rémi puis Léo qui ferma le cercle. Ils se souvinrent alors qu’ils devaient s’asseoir. Ils lâchèrent leurs emprises, s’installèrent puis reformèrent le lien.

Les mouvements de leurs corps s’estompèrent. Ils sentirent à travers leurs habits la fraicheur de la terre. Aucune sensation de froid pourtant mais une douceur agréable, un bien-être de cocon, un placenta protecteur qui les isolait de tout. 

La voix de Kiak les surprit de nouveau. Elle ne venait plus du même endroit et ils étaient pourtant persuadés de ne pas l’avoir entendu se déplacer.

« Maintenant, vous allez fermer les yeux et arrêter de vouloir distinguer quelque chose. C’est dedans qu’il faut regarder et vous n’avez pas assez appris à vous libérer de vos yeux. Ne vous occupez pas du temps qui passe, c’est une idée fausse. C’est vous qui passez dans le temps. Mais ici, vous êtes immobiles, dans votre corps et dans le temps. Il ne vous reste qu’à immobiliser votre esprit et tout sera en paix. »

Il avait dit « immobiles dans le temps. » Marine voulut comprendre puis elle se reprocha cette pensée inopportune. Elle devait trouver la paix de son esprit.

Lou se demandait comment elle pourrait bien s’y prendre pour arrêter de penser. Un état qui lui paraissait totalement inaccessible. Elle ne cessait de penser à l’impensable.

Rémi cherchait à savoir si Kiak se déplaçait de nouveau, il voulait pouvoir le suivre et ne plus être surpris par cette voix qui surgissait n’importe où. Il s’efforça de calmer les battements de son cœur et de tendre les oreilles. Il crut percevoir un infime frottement droit, devant lui, dans le dos de Tian.

« Rien, ne rien vouloir, ne rien attendre, ne rien penser. Entrer au-dedans pour  voir l’Univers. Le silence maintenant.»

Ils eurent un peu l’impression d’entendre un professeur dans une classe mais ils n’en avaient jamais connu de Sage.

Rémi dut constater encore une fois que Kiak se déplaçait à son gré, sans qu’il ne soit possible de deviner sa position. Il était partout et nulle part. Incompréhension.

Plus aucun mouvement. Juste cette conscience retrouvée de la respiration. Il fallait cesser de bouger pour réaliser que ce mouvement-là ne cessait jamais.

 

« Fermez les yeux, dicta la voix grave de Kiak. Ne vous contentez pas de fermer les paupières, arrêtez aussi de regarder en dedans et de fabriquer des images, laissez-vous couler. Tout ce que vous portez appartient à la réalité que vous avez créée. Maintenant, vous allez découvrir le réel. »

 

Marine sentit la main de Tian se crisper légèrement lorsque la chaleur les envahit, une chaleur bienfaisante, comme un câlin maternel qui vous enlace et que le bonheur ruisselle dans les fibres, la plénitude du petit enfant qui s’abandonne et l’amour de la mère qui se diffuse en lui, le contact établi, le lien au-delà des corps, le lien des âmes.

Une blancheur indéfinissable les emplit, une clarté sonore qui murmurait dans les tréfonds de leurs corps immobiles, une marée montante qui les couvrait de sa chaleur, une sève surgissant de la terre, aimantée par le ciel.

Comme un bateau soulevé au-dessus des flots, ils virent en eux l’immensité de l’Océan s’étendre sous leurs regards, une vision sans tête, comme si rien en eux ne possédait de centre, comme s’ils n’existaient plus individuellement, ce regard n’avait aucun point de départ, aucune appartenance, le regard les portait où il voulait et ils n’avaient sur lui aucun pouvoir.

Accélération du processus.

Une pulsation naissante, infime, dérisoire, puis des crépitements d’étincelles qui jaillissent et s’éteignent, se ravivent, se propagent, s’entretiennent, une énergie qui se répand et les pulsations qui s’étendent, se renforcent, les flux électriques nourrissent le cœur de l’étoile, des courants de matière liquide déboulent sous la surface, des flots qui gorgent le lit des veines, les pulsations prennent une ampleur insoupçonnée, les étincelles deviennent des flux constants qui ruissellent, tous reliés dans une aura fabuleuse, une couronne lumineuse qui s’agite, palpite, respire.

Un noyau enveloppé de lumière, des particules animées par une vie interne s’infiltrant amoureusement dans un univers nimbé de phosphorescences.

Ils virent alors leurs propres pensées émerger du flux, s’inscrire dans l’espace et disparaître en poussières, ils virent des troupeaux de bêtes et des enfants lutins s’enlacer dans une ronde, courir dans les cieux comme des anges rieurs, des bonheurs dans leurs yeux, des joies de vivre à partager.

L’espace en eux s’étendit jusqu’aux confins des horizons, plus de limite, plus de structure, aucune frontière et cette impression inexplicable de relier par leurs mains unifiées des particules communes, une cohésion originelle retrouvée.

Ils étaient l’un, ils étaient l’autre, ils étaient tous.

 

C’est là qu’ils sentirent l’évaporation s’enclencher. Un maelstrom flamboyant prit forme et les emporta dans une colonne rectiligne qui plongeait vers le haut. Incompréhensible structure. Des coulées colorées qui tressautaient en laissant derrière elles des arabesques de fleurs.

Ils disparurent.

     

 

Combien de temps ? Combien de vies ? Dans quelle dimension voyagèrent-ils ?

Ils n’auraient rien su expliquer, pas avec les mots connus, pas avec des pensées étroites et des repères humains, tout aurait été limité, insignifiant, insuffisant, comme une marque d’irrespect. On ne raconte pas l’indescriptible. On s’en nourrit. 

 

 

blog

Ajouter un commentaire