L'habituation (Nature)

Et si les organismes les plus primitifs étaient capables d'apprendre...

Des chercheurs français affirment que l'amibe Physarum polycephalum est capable d'une forme simple d'apprentissage. Une première. Explications.

 

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Publié le  | Le Point.fr

Ce cliché montre la surface de Physarum polycephalum, qui bien qu'étant une seule et même cellule, présente des structures assimilables à des veines.

Ce cliché montre la surface de Physarum polycephalum, qui bien qu'étant une seule et même cellule, présente des structures assimilables à des veines. © Romain Boisseau

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Peut-on apprendre sans avoir de cerveau, ni même de système nerveux ? La question vous semble inepte ? Des chercheurs français de l'université Paul Sabatier de Toulouse (CNRS) se la sont pourtant posée. Et leur réponse est pour le moins surprenante. Selon eux, un organisme, non seulement sans l'ombre d'un système nerveux, mais tout bonnement unicellulaire, une amibe baptisée Physarum polycephalum, vivant dans les sous-bois, est bien capable d'une forme d'apprentissage basique, appelée habituation.

Quèsaco ? « L'habituation consiste en l'atténuation d'une réponse comportementale face à la répétition du stimulus l'ayant déclenchée. Une faculté que l'on observe chez des organismes simples comme chez certaines catégories de plantes, les carnivores et les sensitives. Touchez délicatement un mimosa de manière répétitive et vous verrez que ses feuilles, qui, au départ, se recroquevillent aussitôt, réagissent de moins en moins », explique Romain Boisseau, l'un des auteurs de l'étude qui paraît cette semaine dans la revue scientifique britannique Proceedings of the Royal Society.

Une mince extension de la cellule en éclaireur

Pour les Physarum polycephalum de l'expérience toulousaine, des cellules géantes visibles à l'œil nu, le « jeu » consiste non pas à s'habituer aux touchers d'êtres humains curieux, mais à traverser un pont enduit d'une substance amère pour atteindre leur nourriture. Un groupe d'amibes est confronté à un pont imprégné de quinine et un deuxième à un pont enduit de caféine, deux substances perçues comme potentiellement toxiques par ces organismes, mais, en réalité, totalement inoffensives. Le tout alors qu'un groupe de référence est mis face à un pont vierge de tout répulsif. Que se passe-t-il donc ?

Les premiers temps, tandis que les amibes du groupe témoin étendent tranquillement leur « corps » extensible sur leur pont pour se sustenter, celles des deux autres groupes déploient timidement une sorte de « doigt » appelé pseudopode, une extension de leur « corps » la plus fine possible, de manière à limiter au maximum les contacts avec la substance amère. Un peu comme une armée enverrait un soldat en éclaireur. Toutefois, au cours de l'expérience, le comportement de ces dernières évolue rapidement. Jour après jour, le pseudopode déployé sur la substance amère est de plus en plus large. L'organisme unicellulaire explore le pont imprégné avec une confiance croissante. Tant et si bien qu'au bout de six jours, le comportement des trois groupes se révèle parfaitement identique.

Qui dit apprentissage dit mémoire

L'illustration de droite montre comment l’organisme unicellulaire Physarum polycephalum apprend par habituation à ignorer la présence de quinine (substance amère) lors de son trajet vers la nourriture. Cette habituation se traduit par une augmentation de la largeur du pseudopode (une des excroissances de la cellule visibles sur l'image de gauche ) utilisé pour rejoindre cette nourriture. © Audrey Dussutour

Les Physarum des deux premiers groupes « ont appris respectivement que la quinine ou la caféine dont leur pont est enduit ne constitue pas un danger et ne s'en méfient plus », explique l'étudiant, enthousiaste. « Pour nous, ce résultat a été une surprise. D'autant que, lors des expériences préliminaires, nous n'avions rien vu, se souvient-il. Parce que nous ne regardions pas au bon endroit. Nous étions focalisés sur la vitesse des amibes pour arriver à la nourriture alors que ce qu'il fallait regarder, c'était la forme de l'extension déployée par la cellule pour aller chercher cette nourriture », ajoute-t-il.

Que se passe-t-il si l'on soumet les amibes du groupe quinine à de la caféine, ou bien inversement ? « Les Physarum qui ont appris à ne plus se méfier de la quinine demeurent tout aussi méfiants vis-à-vis de la caféine et inversement », répond Romain Boisseau. « Par ailleurs, si on cesse de mettre ces amibes en contact avec la substance amère à laquelle elles ont été « habituées », elles retrouvent leur méfiance au bout de seulement deux jours ». En résumé, s'il y a apprentissage, c'est que l'organisme en conserve la mémoire, même si, dans le cas de Physarum, celle-ci est à relativement court terme.

Mais alors, sans cerveau ni système nerveux, où cette mémoire peut-elle bien siéger ?

Un mécanisme mystérieux

« À ce stade, nous ne savons même pas vraiment comment Physarum perçoit les signaux chimiques de la présence de quinine ou de caféine. Toutefois, on peut raisonnablement supposer qu'il y a, sur la membrane de la cellule, des récepteurs capables de les recevoir et, à partir de là, spéculer sur différents mécanismes », explique Romain Boisseau. « Par exemple, on peut imaginer qu'à chaque exposition à la substance amère, les récepteurs soient un peu altérés et, ainsi, deviennent, au fil du temps, de moins en moins sensibles à celle-ci. Après quoi, si on attend quelques jours sans réexposition à la substance, ces récepteurs, ayant été régénérés ou remplacés, réagissent de nouveau comme au premier contact. Une autre piste, plus complexe, fait intervenir un mécanisme épigénétique, c'est-à-dire qui touche à l'expression des gènes sans intervenir sur la séquence ADN elle-même. En clair, la réception des signaux chimiques, au niveau des récepteurs, entraînerait une cascade de réactions moléculaires de nature à provoquer une modification transitoire dans l'expression de certains gènes. »

Deux pistes principales parmi d'autres que les chercheurs ont l'intention d'explorer, tout en tentant en parallèle d'autres expériences sur des organismes plus simples que Physarum. Car s'il s'agit bien là d'un organisme unicellulaire, il est d'un genre un peu particulier. En effet, s'il possède bien une membrane cellulaire unique, il est en revanche doté de millions de noyaux. « Ce qui en fait une sorte d'organisme intermédiaire », concède Romain Boisseau.

Cet apprentissage simple qu'est l'habituation est-il vraiment quelque chose de répandu chez les organismes vivants ? Voilà la question principale à laquelle les scientifiques vont devoir tenter de répondre. Tout simplement parce que, si c'est le cas, alors les mécanismes qu'elle implique sont potentiellement apparus très tôt dans l'évolution, bien avant la première ébauche de système nerveux. La découverte des chercheurs de Toulouse pourrait alors éclairer les origines de l'intelligence.

 

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