L'instinct.

 

Une réflexion qui m’est venue après une séance d’escalade.

J’étais entre deux mouvements, à l’arrêt sur deux prises de mains, les pieds posés sur des réglettes et je devais anticiper le geste suivant, deviner les positions à venir. Il fallait que j’anticipe, que j’inscrive en moi cette série de mouvements pour atteindre le prochain point de protection. Je sentais les muscles de mes avant-bras qui durcissaient, je n’avais pas beaucoup de temps pour me décider, le point de protection était juste dessous moi, je ne risquais rien, je savais parfaitement ce que je devais faire et puis, là, le doute s’est insinué, l’idée que ça ne passerait pas, l’appréhension a pris le pas sur les gestes que j’avais imaginés, les pensées ont commencé à s’emballer, je me suis lancé avant que ça ne soit trop tard mais avec cette impression très nette que cette appréhension s’était matérialisée, comme un fardeau que je tirais derrière moi, un poids mort que je devais hisser. J’ai vite jugé que c’était impossible.

Je ne suis pas passé. Je suis redescendu.

 

Aujourd’hui, je jouais au tennis. Je m’appliquais sur mon revers, j’anticipais la force de la balle, sa trajectoire, le placement…

Et puis j’ai réussi un revers parfait. Enfin, parfait pour moi…:)

Sauf que ma princesse m’a renvoyé une balle encore plus forte et alors que je devais anticiper sur cette balle, sa force, son rebond, la préparation de mon geste, je me suis aperçu au moment où je la frappais que mon esprit était toujours attaché à ce revers « parfait » que je venais de réussir.

J’ai totalement raté mon coup droit.

Et la balle est restée dans le filet.

 

En fin d’après-midi, j’ai eu besoin d’aller en ville en voiture. Il était évident que je devais anticiper ma conduite en fonction des autres automobilistes, il n’était pas question de rester inerte, intellectuellement, et de conduire en état de songe, de rêverie, d’absence. Sauf que je repensais à cette séance d’escalade et à ce passage que je n’avais pas franchi, à ce fardeau de pensées que j’avais fabriqué et qui avait ruiné tout mon travail sur l’anticipation des gestes, la préparation mentale des mouvements. J’ai le niveau pour le faire mais je n’ai pas eu la maîtrise. Je conduisais donc sans y penser, uniquement guidé par l’expérience.

C’est là qu’une voiture m’a coupé la priorité, dans un rond point, au centre ville. J’ai immédiatement réagi et je l’ai évitée, je suis sorti de mes pensées en une fraction de secondes, plus vite que la moindre de mes pensées d’ailleurs. J’ai choisi la bonne solution, sans même y réfléchir.

 

C’est stupéfiant tout ça…

Cette activité cérébrale est hallucinante et nous entraîne d’ailleurs, parfois, dans un état hallucinatoire. Car finalement, pendant cette séance d’escalade, il n’y avait aucune raison que cette appréhension survienne, c’est moi qui l’ai initiée ; au tennis, il était absurde que je reste ancré sur le coup passé alors que celui à jouer arrivait et que je devais le préparer ; en voiture, il était dangereux que je me laisse absorber par mes pensées alors que je devais rester vigilant.

Mais j’ai quand même parfaitement réagi… Et c’est ça qui m’intéresse.

Je sais bien que le capharnaüm des pensées est quasi permanent, que la gestion des émotions est un travail sans fin, que la possession réelle de l’instant présent est une épreuve à mener, que la peur de l’avenir est paralysante, que les souvenirs sont des blocs de ciment qui freinent, je sais bien tout cela, ça fait assez longtemps que j’observe ce chaos…

 

Mais il reste une autre interrogation. D’où vient cette capacité fulgurante qui m’a permis d’éviter cette voiture ? Pourquoi est-ce que je ne parviens pas à l’utiliser dans d’autres circonstances ? Pourquoi cette lucidité, cette maîtrise absolue, cette gestion de l’émotion, ce saisissement de l’instant, ne restent-ils pas constamment accessibles ?

Le risque, le danger, l’éventualité de la mort.

Une évidence.

L’instinct.

Il est pourtant impossible de vivre dans cet état de risque permanent. Ceux qui en sont les victimes survivent dans des pays dévorés par les guerres des hommes. Leur sort n’est pas enviable.

Alors comment s’y prendre ? Comment parvenir à user pleinement de ce potentiel extraordinaire qui sommeille en nous ?

Je ne vois qu’une solution et elle représente un défi immense : l’observation constante de ce qui vibre en nous, de tous les mouvements de pensées, de toutes les émotions, de toutes les peurs, joies, tristesses, bonheurs, de nos errances dans un temps imaginé, de nos angoisses inexpliquées. Et de se défaire de ce fatras lorsqu’il n’a aucune raison d’être.

Bien évidemment, il n’est pas question de supprimer les bonheurs. Les recevoir fait partie de l’existence. Mais il convient de ne pas chercher à les faire durer au-delà de l’instant. Les gens qui restent figés dans un amour perdu, comme un ancien bonheur qu’ils entretiennent, jusqu’à se priver de ceux qui leur tendent les bras et qu’ils ne peuvent voir…

Bien évidemment, il n’est pas question d’espérer éviter les douleurs. Mais il conviendra, là aussi, de ne pas les entretenir, dans une névrose morbide. Les gens qui restent figés dans un amour brisé, comme une explication rabâchée à leur rôle adoré de victime, jusqu’à se priver des bonheurs qui leur tendent les bras et qu’ils ne veulent pas voir.

Bien évidemment que certains souvenirs garderont une place privilégiée.

Bien évidemment que certaines inquiétudes finiront toujours par trouver une brèche.

 

Mais rien ne doit nous empêcher d’observer tout cela afin de se libérer du superflu. Et une fois que la place sera nettoyée, que le vide installé dispensera sa plénitude, peut-être parviendrons-nous à saisir ce que nous sommes et qui est si profondément enfoui sous les gravats de nos ruines mentales.

 

Je réalise d’ailleurs à quel point la marche en montagne, une marche longue, soutenue, dans un espace immense où nos prétentions humaines se noient et s’effacent, cette marche qui liquéfie tous nos ancrages, qui les fond comme neige au soleil, cette marche contient tout ce qui est propice à cet état d’épuration mentale.

Le raid à vélo a cet avantage supplémentaire de la distance et de la durée. Partir rouler pendant huit jours, sur 600 ou 700 kilomètres est indéniablement une « rupture. » Tout comme la voiture qui m’a coupé la priorité a produit une rupture dans le flux des pensées. Je préfère éminemment la rupture intentionnelle, une rupture qui se prolonge, dans laquelle on s’enfonce délicieusement.

C’est là, dans ces profondeurs inexplorées, que se cache l’instinct. Et je suis persuadé que les aventuriers, les alpinistes, les marins, les explorateurs au long cours cherchent avant tout à parcourir ces étendues intérieures et que l’espace offert par la planète n’est qu’un outil et pas une fin. Un merveilleux outil que je vénère chaque jour.

 

 

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