La décision de résister

La décision de résister : un exemple contemporain de désobéissance civile non-violente avec Jeff Knaebel

Eva Wissenz1er juin 2011
Resister

On dit souvent que l’indignation est l’étape inaugurale à la réflexion critique et la prise d’action concrète. Face à l’inquiétante situation humaine et environnementale actuelle, plusieurs se demandent comment agir et si cela en vaut réellement la peine. Poussé à l’individualisme et à la compétition dans cet ordre socioéconomique méritocratique et consumériste qui gruge peu à peu les parcelles d’authenticité solidaire de la nature humaine, il est souvent difficile de conjuguer l’action avec la pensée, l’espoir avec la réalité. Face à cette problématique existentielle, il semble plus que jamais nécessaire de puiser dans l’expérience et les réflexions inspirantes d’individus ordinaires qui ont décidé de mettre un terme à l’aliénation intellectuelle et la servitude physique ; ces individus qui ont décidé de faire de leur indignation la force motrice de leur histoire.

Ayant consacré les dernières décennies de sa vie à une quête spirituelle et un activisme sans borne dans l’Inde rurale, Jeff Knaebel est un de ceux-là. Peu connu hors des cercles et réseaux militants qu’il fréquentait, il laisse néanmoins en héritage des centaines d’écrits à forte sensibilité libertaire qui puisent dans les enseignements de non-violence de Mohandas K. Gandhi pour nous aider à comprendre le monde actuel et à le transformer. Cet article se propose de retracer brièvement la vie du militant pacifiste Jeff Knaebel et offre un extrait d’un de ses textes inédits. Jeff Knaebel est l’auteur d’un vaste corpus de poèmes, essais et articles qui recherche actuellement un éditeur en français.

Portrait du militant

Jeff Knaebel, né en 1939 aux États-Unis, est diplômé de l’université de Cornell et de la Colorado School of Mines. Il mène une carrière fructueuse en tant que consultant et ingénieur, travaillant avec les plus grandes compagnies pétrolières du monde. Serviteur de l’État et de l’industrie, il prend peu à peu conscience du caractère amoral des relations existant entre les représentants élus et les élites économique qui exploitent les hommes et les femmes des classes laborieuses. Rapidement, à mesure qu’il parcourt les rouages politico-économiques de l’industrie minière et pétrolière, Jeff Knaebel en vient à comprendre que les constitutions et les lois sont largement édifiées pour lier les intérêts des possédants entre eux et que le droit n’est plus qu’un moyen d’exploitation légal de l’homme par l’homme. Ayant lui-même servi au Viêt-Nam, il réalise toute l’importance des guerres dans le maintien de structures de pouvoir dominantes et dévastatrices. Face à l’État-nation, Jeff Knaebel développe une critique virulente estimant que l’État est au fond une organisation anti-sociale, dans laquelle ses agents et employés tuent et volent ceux qui ne se soumettent pas volontairement à sa domination. Il en vint ainsi à prôner que le principe de citoyenneté nationale se doit d’être complètement volontaire, sans quoi il s’agit d’esclavage forcé. Cette prise de conscience mènera Jeff Knaebel vers une vie de désobéissance civile pacifique : pourquoi, étant en désaccord complet avec les valeurs et actions de son pays, devrait-il continuer à participer à la machine d’exploitation étatique en payant des impôts ?

C’est animé d’une telle indignation, qui rappelle les célèbres réflexions d’H. D. Thoreau, que Jeff Knaebel commence à se rapprocher de ses racines américaines en partant à la rencontre des Premières nations du continent. Il devient pilote bénévole de l’opération Lightawk - the Wings of Conservation, une mission d’information et de préservation de la dernière forêt primaire de la Sierra Madre occidentale du Mexique. Peu après, il se mêle aux tribus Tlingits et Inuits d’Alaska et devient consultant pour neuf des douze Entreprises des natifs d’Alaska formées en 1971. Parallèlement, il vit pendant un an avec une famille Zuñi (tribu indienne) du Nouveau-Mexique et appui les réclamations de terres faites par les autochtones auprès du gouvernement américain. Sentant qu’il doit pousser sa réflexion plus loin tout en étant de plus en plus mal à l’aise avec la culture consumériste américaine, il finit par liquider tous ses biens, quitte famille et amis, et part vivre en Inde où la mémoire rurale et solidaire n’a pas été encore complètement effacée par le libéralisme.

Si son premier séjour en Inde remonte à 1989, Jeff Knaebel s’y établit définitivement en 1995, à l’âge de 56 ans. Dès son arrivée en terre indienne, il étudie attentivement les textes du Bouddha et de Mahatma Gandhi, principalement inspiré par le principe de non-violence par la désobéissance civile, dite Satyagraha. Par la même occasion, il soutient financièrement et moralement des individus et des organismes engagés dans la défense des droits des plus pauvres. Honteux de la politique menée par George W. Bush, tant sur le plan national qu’international, il renonce à toute citoyenneté américaine et détruit son passeport en 2009 sur le mausolée de Gandhi – un acte typique de désobéissance civile pacifique. Contrairement à ses attentes immédiates, il reçoit des échos encourageants de la part d’individus qu’il rencontre sur son chemin et se voit soutenu par de nombreux disciples de Gandhi.

Dès lors, Jeff Knaebel entreprend de sillonner l’Inde à pied pour expliquer aux paysans et cultivateurs les dangereux mirages du développement agroalimentaire « à l’américaine ». Selon lui, derrière l’american dream et le modèle du self made man se trouve un mode de production qui, sous prétexte de rationalisation et de maximisation de la rentabilité des terres arables, tend à l’expropriation de ces dernières et à l’usurpation des bénéfices. D’après Jeff Knaebel, ce qui guette les Indiens s’ils devaient adopter ce système est la rupture des liens sociaux traditionnels et du savoir vernaculaire des communautés locales, ainsi que des impacts environnementaux catastrophiques et durables générés par ces méthodes de production agroalimentaires à hauts rendements dits « modernes ». Toujours d’actualité, la problématique des politiques néolibérales dans le secteur agricole de l’Inde rurale est très alarmant, alors qu’un récent rapport de l’université de droit de New York estime qu’en moyenne tous les 30 minutes un fermier indien s’enlève la vie, enseveli sous un cycle infernal de dettes qui en amène beaucoup à se commettre l’acte ultime par pur désespoir.

Jeff Knaebel s’inscrit dans la tradition des disciples de Gandhi, comme l’a été Vinoba Bhave (1895-1982), un disciple du Mahatma qui poursuivait la libération nationale en se consacrant à la défense de l’autonomie des villages indiens. Jeff Knaebel, comme l’a fait Vinoba, parcourut des centaines de kilomètres à pied à travers l’Inde afin de prôner la non-violence et de demander des restitutions massives de terres. Néanmoins, il semble que tout homme doive impérativement appartenir à une nation puisqu’en 2010 le gouvernement indien oblige Jeff Knaebel à prendre la citoyenneté indienne, ce qu’il s’empresse de refuser, ne voulant appartenir à aucun gouvernement.

Eva Wissenz

Avec la collaboration de Tristan Ouimet Savard

www.naturalwriters.org

Jeff Knaebel est l’auteur de nombreux textes, essais et articles, tous inédits. Un recueil de traductions en français cherche actuellement un éditeur.

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APPELONS LES CHOSES PAR LEURS VRAIS NOMS

(extrait d’un texte de Jeff Knaebel, traduit de l’anglais par Eva Wissenz)

« Je suis triste de constater qu’à cause de tout un conditionnement mental, de mon ignorance et de la puissance trompeuse des médias, je ne me suis pas réveillé à temps dans ma vie pour m’éviter la honte de savoir qu’une bonne partie de mes impôts aura servi à financer l’assassinat de femmes et d’enfants dans des endroits comme le Nicaragua, le Guatemala, le Panama, le Vietnam et le Cambodge, quelques-uns des très nombreux pays détruits par l’empire américain. Ma complaisance morale reposait sur ma volonté de réussir dans mon pays et c’est à cause de cette complaisance que je ne puis échapper à ma honte : j’ai été le complice financier de ces meurtres en acceptant sans aucune résistance de payer les impôts qui les financent.

En dépit d’un exil auto-imposé, je continue à me percevoir comme un esclave de l’État. En effet, comme n’importe quel Américain n’importe où dans le monde, pris dans la toile orwellienne de la surveillance de Big Brother, je ne suis pas vraiment un homme libre. Être étiqueté, regardé, contrôlé, pisté via un passeport, des visas, des numéros d’immatriculation divers, des photos dites d’identité, des fiches biométriques et bientôt des implants cutanés, c’est être esclave. Actuellement, avec le Patriot Act qui bafoue le bel édifice qu’était la Déclaration des Droits américains, on peut même contrôler les livres que vous possédez. Par conséquent, me déplacer, travailler, vivre et m’exprimer reposent bel et bien sur le consentement d’un quelconque Big Brother de Washington.

Il ne s’agit pas seulement d’un esclavage par le travail. Pire encore, c’est un esclavage martial du début à la fin puisque le fruit de mon travail m’est pris de force via les impôts pour être placé entre les mains d’un groupe de politiciens qui ont décrété posséder un droit de vie ou de mort sur chacun de nous. Aucun enfant sur cette planète n’est à l’abri de la destruction nucléaire. Là où les systèmes économiques sont directement impliqués dans le fonctionnement d’un État, la question à savoir si un enfant affamé devrait avoir du blé, du riz, du lait ou rien du tout est déterminée par d’obscurs bureaucrates ou des politiciens qui ne font qu’agir dans leur intérêt propre, pour monter en grade au sein de leur compagnie.

Tout ceci m’amène à la première question. Quelqu’un m’a-t-il expliqué un jour qui et pourquoi tuait-on avec mon argent ? Ne suis-je qu’un esclave ou, pire, suis-je en train de financer des assassins ? »n que j’aimerais poser : à qui appartient mon corps ? Et si la condition humaine est telle que nous devons travailler pour survivre, cette question nous amène naturellement à la suivante : à qui appartiennent mon travail et les fruits de mon travail ? Suis-je un homme libre ou bien l’esclave d’un État-nation ?

Jeff Knaebel- 2005


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L’étonnante vie de Jeff Knaebel (1939-2011) est une tentative de libération autant que de rédemption.En Amérique, il avait, comme on dit, tout pour lui. Famille, fortune et reconnaissance. Pourquoi alors tout quitter et tenter, à sa façon, d’expérimenter la leçon de Gandhi et de tant d’autres sages qui nous appellent à plus de cohérence et de responsabilité dans nos vies ? Pourquoi l’Inde ? Et en quoi semble-t-il important de préserver en chaque peuple les liens qui l’unissent à ses traditions face aux dévastations, aujourd’hui bien connues, du capitalisme ? 

Soutenu par de nombreux disciples de Gandhi, Jeff a sillonné l’Inde du Nord à pied pendant des mois pour expliquer aux paysans les dangereux mirages du développement “à l’américaine” (stérilisation des terres par les intrants, destructions de cultures traditionnelles par les semences hybrides, pollutions de l’eau et des sols, désertification, exode rurale...). Ne supportant plus "la honte d’être Américain", la destruction publique de son passeport a été l’un des actes marquants de son parcours de désobéissant non-violent.

Traduit de l’anglais (US) par Eva Wissenz.

Dans la revue Silence n°417, novembre 2013 : "Depuis 2006, ce natif des Etats-Unis, ingénieur des mines, est parti marcher en Inde pour expliquer aux paysans les dangereux mirages du "développement" à l’américaine : stérilisation des terres, privatisation des semences, pollution de l’eau et des sols, exode rural... proposant de s’inspirer plutôt des démarches de Gandhi." Ailleurs dans la presse. 

Poche — 56 p. — 5,90 €

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