La décroissance comme solution

Je trouve souvent intéressant de rechercher d'anciens articles sur des sujets cruciaux. Celui-ci en fait partie.
Date de sortie : 2010.

 

https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2010-2-page-51.htm

2010/2

La décroissance est-elle la solution de la crise ?

Serge Latouche

Dans Écologie & politique 2010/2 (N°40), pages 51 à 61

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« À terme, la décroissance est inéluctable et la sagesse serait de maîtriser la décroissance des pays industriels plutôt que de tenter la “relance” du moteur de la croissance par des moyens qui conduisent au chômage, à l’aggravation du fossé entre les riches et les pauvres de la planète, aux risques incalculables de l’utilisation de l’énergie nucléaire, en somme à une sorte de normalisation de la crise confinant, en raison même de la réussite du progrès technologique, au désastre irrémédiable. »

Ivo Rens et Jacques Grinevald [1][1]I. Rens et J. Grinevald, « Préface à la première édition…

1La crise est enfin arrivée ! Quelle crise ? Pas la crise sociale, ni la crise culturelle, ni la crise éthique, ni la crise écologique ; celles-là, nous les subissons depuis belle lurette. Il y avait une crise culturelle depuis Mai 68, une crise écologique depuis 1972 et le premier rapport au Club de Rome, une crise sociale depuis 1986 et la politique ultralibérale des Reagan et Thatcher. La crise nouvelle est née de l’éclatement de la bulle financière américaine des subprime durant l’été 2007. Elle déchaîne une crise mondiale, en dépit des affirmations des responsables de l’oligarchie politico-économique à partir d’octobre 2008 avec la chute de Lehman Brothers, l’une des plus grosses banques états-uniennes. En fait, il s’agit du prolongement de la crise du mode de régulation keynéso-fordiste commencée en 1974 et dont les effets ont été retardés de trente ans grâce, entre autre, à l’habileté diabolique du responsable de la Banque fédérale américaine, Alan Greenspan. À partir des années 1970, en effet, les gains de productivité industrielle qui ont permis les « Trente Glorieuses » s’épuisent. L’endettement pharamineux des ménages et des États permet de prolonger la croissance boursière en favorisant le développement de bulles spéculatives, maintenant ainsi l’illusion de l’opulence. Pourtant, pour l’immense majorité, les coûts de la croissance deviennent déjà supérieurs à ses bénéfices. Aujourd’hui, toutes ces crises se bousculent et se cumulent, créant une situation inédite. Cette crise du « turbo capitalisme » est une crise de civilisation. Elle pourrait peut-être nous offrir l’opportunité de résoudre toutes les autres.

2En proclamant que le krach financier déclenché par l’abus des subprime n’est pas nécessairement une mauvaise chose, alors même qu’il est initiateur d’une crise bancaire et économique qui risque d’être longue, profonde et peut-être mortelle pour le système, nous pouvons être taxés de provocation. Et pourtant, pour les objecteurs de croissance, cette crise constitue le signe annonciateur de la fin d’un cauchemar.

3Il ne s’agit pas, certes, de nier que cette crise va frapper de chômage des millions de gens et va engendrer des souffrances pour les déshérités du Nord et du Sud. Alors que le G20 de Londres du printemps 2009 a mis en scène la farce d’un semblant de lutte contre les paradis fiscaux et qu’on y a fait étrangement silence sur les scandales des agences de notation et du privilège abusif du dollar, on n’arrête pas de nous seriner dans les médias que les peuples du Sud vont souffrir encore plus que nous et que les précaires seront les premières victimes des traders fous. Cependant, le fait que les banquiers et les autorités financières et politiques, le bon monsieur Camdessus en tête, responsables de la situation, soient les premiers à mettre l’accent sur la menace de ces souffrances devrait nous amener à nous poser des questions. Il y a assurément, dans cette sollicitude des grands prédateurs égoïstes et de leurs porte-parole gouvernementaux une part de propagande destinée à nous convaincre de la nécessité de mettre la main à la poche pour renflouer les banques et les institutions financières dont les responsables se sont goinfré à nos dépens de stock-options et de parachutes dorés. Il est clair qu’en dépit des grandes déclarations sur la refondation du capitalisme et sur sa moralisation, il s’agit, pour les grands de ce monde, de faire repartir le système exactement comme avant. Leur subite compassion est plus que suspecte. La réaction d’Abdoulaye Wade, président du Sénégal, nous paraît beaucoup plus saine. Interrogé par les médias sur la crise vue d’Afrique, il est parti d’un grand éclat de rire. Il n’a pas à se tracasser pour trouver des milliards pour sauver les banques africaines pour la bonne raison qu’il n’y a pas de banques africaines…

4« Que pourrait-il arriver de mieux aux habitants des pays pauvres, note judicieusement Hervé-René Martin, que de voir leur PIB baisser ? […] La hausse de leur PIB ne mesure rien d’autre que l’accroissement de l’hémorragie. Plus celui-ci augmente, plus la nature est détruite, les hommes aliénés, les systèmes de solidarité démantelés, les techniques simples mais efficaces et les savoir-faire ancestraux jetés aux oubliettes. Décroître pour les habitants des pays pauvres signifierait donc préserver leur patrimoine naturel, quitter les usines à sueur pour renouer avec l’agriculture vivrière, l’artisanat et le petit commerce, reprendre en main leur destinée commune [2][2]H.-R. Martin, Éloge de la simplicité volontaire, Flammarion,…. » Effectivement, déjà habitués à vivre dans la débrouille, les Africains de l’informel ne s’en porteront pas plus mal. Largement déconnectés du marché mondial, ils ont appris par nécessité à être relativement autonomes et à mettre leur survie à l’abri des fluctuations des cours de la Bourse. Les représentants des paysans du Sud, au congrès mondial de Via Campesina à Maputo, en octobre 2008, le confirment aussi pour les agriculteurs, à la grande surprise de leurs camarades du Nord. La crise pourrait même constituer pour eux une opportunité pour se libérer des chaînes de la dépendance économique s’ils réussissent à rompre celles de l’imaginaire. C’était aussi le diagnostic de François Partant, banquier repenti et l’un des précurseurs de la décroissance. « Que disparaissent, écrivait-il, du jour au lendemain tous les apports de “la civilisation”, il en résultera une complète désorganisation d’une économie qui se sous-développe du fait même de son organisation actuelle, ainsi qu’une désorganisation du pouvoir qui prospère sur le sous-développement, mais aucun effet fâcheux pour l’immense majorité de la population, au moins dans les pays où celle-ci est essentiellement composée de paysans et de chômeurs [3][3]F. Partant, Que la crise s’aggrave !, Parangon, Lyon, 2002…. » Une chose est sûre, les Africains n’auront pas à mettre la main à la poche pour sauver leur industrie automobile, puisque celle-ci n’existe pas plus que les banques !
Il importe donc de comprendre pourquoi la crise économique et financière peut être une opportunité pour nous aussi au Nord, et comment faire pour qu’il en soit ainsi, transformant la stagnation, voire la régression matérielle, en amélioration de la qualité de la vie.

L’opportunité de la crise

5Sous le titre provocateur, Que la crise s’aggrave !, François Partant avait publié en 1978 un ouvrage dont le message redevient plus que jamais d’actualité. Il voyait dans une crise profonde le seul moyen pour éviter l’autodestruction de l’humanité. « Il faudrait, concluait-il, que partout les sociétés ex-nationales autogèrent leur crise, en vivant progressivement les rapports qu’elles veulent instaurer en leur sein et entre elles [4][4]Ibid., p. 193.. »

6Dans les années 1990, celles de l’euphorie spéculative et financière, les journaux titraient souvent : « L’économie (au choix : japonaise, anglaise, canadienne, américaine…) va bien, mais les gens vont mal ». C’était la conséquence des délocalisations, de la destruction des protections et minima sociaux, de la montée de la précarité et du chômage. On peut penser qu’à l’inverse si l’économie va mal les gens se porteront mieux…

7En apparence, il n’en est rien. Face à la crise, les objecteurs de croissance sont dans une situation doublement paradoxale. D’une part, après deux trimestres de croissance quasi nulle dans la plupart des pays de l’OCDE en 2008, il n’était pas rare d’entendre ou de lire sous la plume des journalistes que « La décroissance, nous y sommes déjà [5][5]Par exemple, Pierre-Antoine Delhommais dans sa chronique du… ». C’était aller un peu vite en besogne. Tout d’abord, nous n’en étions pas encore à une croissance négative générale. Notre croissance était faible, certes, mais n’oublions pas qu’avec un PIB de 1 000 milliards d’euros, 1 % de croissance fait tout de même 10 milliards, soit 10 % de la croissance d’un pays dont le PIB n’est que de 100 milliards d’euros (ordre de grandeur de celui des pays du Sud). Dix milliards de prélèvement des ressources naturelles, de déchets et de pollution supplémentaires ; dix milliards de plus de dérèglement climatique et d’extinction des espèces. C’est encore trop pour la régénération de la biosphère.

8Mais surtout, la décroissance choisie n’est pas la décroissance subie. Le projet d’une société de décroissance est radicalement différent de la croissance négative, celle que nous connaissons désormais. Le premier est comparable à une cure d’austérité entreprise volontairement pour améliorer son bien-être lorsque l’hyperconsommation en vient à nous menacer d’obésité. La seconde est la diète forcée pouvant mener à la mort par famine. Nous l’avons assez dit et répété. Il n’y a rien de pire qu’une société de croissance sans croissance. On sait que le simple ralentissement de la croissance plonge nos sociétés dans le désarroi, en raison du chômage, de l’accroissement de l’écart qui sépare riches et pauvres, des atteintes au pouvoir d’achat des plus démunis et de l’abandon des programmes sociaux, sanitaires, éducatifs, culturels et environnementaux qui assurent un minimum de qualité de vie. On peut imaginer quelle catastrophe peut entraîner un taux de croissance négatif ! Cette régression sociale et civilisationnelle est précisément ce qui nous guette si nous ne changeons pas de trajectoire. Certes, comme le disait déjà André Gorz en 1974 : « Ce recul de la croissance et de la production qui, dans un autre système, aurait pu être un bien (moins de voitures, moins de bruit, plus d’air, des journées de travail plus courtes, etc.) aura des effets entièrement négatifs : les productions polluantes deviendront des biens de luxe, inaccessibles à la masse, sans cesser d’être à la portée des privilégiés ; les inégalités se creuseront ; les pauvres deviendront relativement plus pauvres et les riches plus riches [6][6]A. Gorz, « Leur écologie et la nôtre », Le Monde Diplomatique,…. » « Les partisans de la croissance, ajoutait-il, ont raison sur un point au moins : dans le cadre de l’actuelle société et de l’actuel modèle de consommation, fondé sur l’inégalité, le privilège et la recherche du profit, la non-croissance ou la croissance négative peuvent seulement signifier stagnation, chômage, accroissement de l’écart qui sépare riches et pauvres ». C’est bien pourquoi il importe de changer de système.

9Si néanmoins la crise est une bonne nouvelle, c’est qu’elle est susceptible de nous sortir de notre schizophrénie tout en offrant l’opportunité de rompre avec la religion de la croissance. Cette schizophrénie est celle des chefs d’État qui s’empressent d’oublier leurs engagements sur la limitation des émissions de CO2 pour relancer les secteurs responsables des plus graves pollutions : l’industrie automobile et l’immobilier. Celle aussi de la gauche social-démocrate, communiste, trotskiste et autre, qui s’est engouffrée dans la trappe du compromis keynéso-fordiste. Elle s’est laissée séduire par le mythe de la tarte qui grossit indéfiniment. Ayant indexé la solidarité sur la croissance, elle a choisi de collaborer à sa réalisation, donc à l’accumulation capitaliste. Cette solution de facilité permet d’améliorer les parts de tous à moindres frais, plutôt que se battre avec acharnement pour partager un gâteau de taille quasi immuable. Sans économie de croissance, sans société de consommation, il n’y aurait tout simplement pas de social-démocratie. Le mouvement socialiste aurait été condamné à faire la révolution pour sortir le prolétariat de la misère et en tout cas à imposer une autre répartition de la richesse. La croissance est ce qui a permis aux pays occidentaux de faire l’économie de la révolution sans affronter le problème de fond du partage et de la justice. Même le projet partageux du communisme originel s’est ainsi dissous dans le consumérisme. Le volume de la tarte a certes augmenté considérablement, mais cette croissance, toujours plus toxique, s’est faite au détriment de la planète, des générations futures et des peuples du tiers monde. Les meilleures choses ayant une fin, ce « socialisme réduit aux acquêts », comme on a pu qualifier ce schéma des Trente Glorieuses, ne fonctionne plus très bien depuis les années 1970, dès lors que la tarte renâcle à augmenter et que les bénéfices marginaux de la croissance sont inférieurs à ses coûts. Les hauts fonctionnaires du Capital l’ont plus ou moins compris et se sont empressés d’accroître substantiellement (5 à 10 % du PIB en plus), grâce au jeu du casino mondial, leur part du gâteau avant que le blocage ne devienne total. Avec le capitalisme actionnarial et financier des années 1980, on a assisté à l’explosion des rémunérations directes et indirectes (salaires, jetons de présence, dividendes, bonus, stock-options) des stockholders (les propriétaires du capital) au détriment de celles des stakeholders (les acteurs de l’entreprise) [7][7]Voir sur ce point F. Lordon, La crise de trop, Fayard, Paris,….

10Intoxiquée par ses démissions passées successives, la gauche « responsable » ne peut que se réfugier dans un libéral-socialisme misérabiliste. On a beaucoup usé du fameux « trickle down effect » (« effet de percolation ») illustré par la métaphore de la marée montante. Quand la mer monte elle soulève tous les bateaux, les petits comme les gros (« A rising tide will lift all boats »). La croissance de la production profite à tous, aux patrons bien sûr, mais aussi aux salariés. Toutefois, par gros temps, si les vagues soulèvent les gros, elle fait couler les petits… L’effet de percolation se dégrade alors en « effet sablier ». Les retombées passent par un goulot d’étranglement de plus en plus étroit. Puisqu’il y a davantage de riches de plus en plus riches, il faut aussi davantage de laveurs de voitures, de serveurs de restaurants, de livreurs de courses à domicile, de nettoyeurs et de gardes privés pour se protéger des pauvres toujours plus nombreux. C’est le socialisme réduit aux miettes… La croissance des Trente Glorieuses avait été tirée par les exportations, celle des Trente « Piteuses » qui ont suivi a pu se maintenir tant bien que mal grâce au génie diabolique d’Alan Greenspan, à la prolifération financière (titrisation, produits dérivés, marchés à terme) et à l’endettement phénoménal des ménages et des États.
Aujourd’hui, la fête est finie ; il n’y a même plus ces marges de manœuvre. La tarte ne peut plus croître. Plus encore (et nous le savons bien depuis longtemps, même si nous nous refusons à l’admettre), elle ne doit pas croître. La seule possibilité, pour échapper à la paupérisation au Nord comme au Sud, est d’en revenir aux fondamentaux du socialisme mais sans oublier, cette fois, la nature : partager le gâteau de manière équitable. Il était trente à cinquante fois moins gros en 1848, et pourtant Marx, mais aussi John Stuart Mill, pensaient déjà que le problème, en tout cas pour les pays européens et en particulier l’Angleterre, n’était pas le volume de la tarte mais son injuste répartition ! Comme en s’accroissant la tarte est devenue de plus en plus toxique – le taux de croissance de la frustration, suivant la formule d’Ivan Illich, excédant largement celui de la production –, il faudra nécessairement en modifier la recette. La tarte devient toxique pour deux raisons : d’une part elle grossit en polluant et en détruisant notre écosystème, d’autre part elle le fait au détriment des millions de petites tartes que les gens produisaient pour eux-mêmes localement avec leurs moyens. C’était l’économie vernaculaire ou de subsistance. « Et ces personnes, souligne Majid Rahnema, à cause de la production de la grosse tarte, sont privées de leurs moyens pour cuisiner leurs petites tartes 
[8][8]M. Rahnema et J. Robert, La puissance des pauvres, Actes Sud,…. » Inventons donc de belles tartes avec des produits bio, d’une dimension raisonnable pour que nos enfants et nos petits-enfants puissent continuer à les refaire, et partageons-les-nous équitablement. Les parts ne seront peut-être pas assez grosses pour nous rendre obèses, mais chacun aura sa suffisance et, en prime, la joie sera peut-être au rendez-vous. Autrement dit, la crise nous offre l’opportunité de construire une société écosocialiste plus juste et plus démocratique. Tel est le programme de la décroissance, seule recette pour sortir positivement et durablement de la crise de civilisation que nous vivons.

Changer de logiciel : une piste pour l’avenir

11Malheureusement, ni la crise économique et financière ni la fin du pétrole ne sont nécessairement la fin du capitalisme, ni même de la société de croissance. La décroissance n’est envisageable que dans une « société de décroissance », c’est-à-dire dans le cadre d’un système reposant sur une autre logique. L’alternative est donc bien : décroissance ou barbarie ! Une économie capitaliste pourrait encore fonctionner avec une grande rareté des ressources naturelles, dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité, etc. C’est la part de vérité des défenseurs du développement durable, de la croissance verte et du capitalisme de l’immatériel. Les entreprises (au moins certaines) peuvent continuer à croître, à voir leur chiffre d’affaires augmenter ainsi que leurs profits, tandis que les famines, les pandémies, les guerres extermineraient les neuf dixièmes de l’humanité. Les ressources, toujours plus rares, verraient leur valeur augmenter plus que proportionnellement à leur diminution quantitative en raison de la rigidité de leur demande. La rareté du pétrole ne nuit pas, bien au contraire, à la santé des firmes pétrolières. S’il n’en va pas de même pour la pêche, cela tient à l’existence de substituts pour le poisson dont le prix ne peut croître à proportion de sa rareté dans un marché concurrentiel. Dans une économie de pénurie, la consommation diminuera en substance tandis que sa valeur continuera d’augmenter. Le capitalisme retrouverait la logique de ses origines, croître aux dépens de la société.

12Depuis 1750, au moins, avec la naissance du capitalisme et de l’économie politique, l’Occident rêve la croissance infinie. Pendant un siècle, ce rêve ne s’est réalisé que pour les seules entreprises industrielles anglaises. Il faut revisiter l’histoire occidentale et, en particulier, dégonfler la baudruche du grand récit de la croissance. Pour l’essentiel, la croissance tant magnifiée du capitalisme à ses débuts est un mythe. Certes, il y a enrichissement colossal de la bourgeoisie mais celui-ci s’est produit au détriment de la société, c’est-à-dire que la croissance s’est nourrie de la destruction de l’artisanat et de la paysannerie anglais et plus encore indiens. Globalement, la masse de valeur d’usage, voire même la production matérielle n’a pas dû croître considérablement pendant cette période, en dépit de bouleversements inouïs. Les statistiques nous trompent en n’enregistrant que la croissance marchande, sans tenir compte des destructions énormes de la sphère vernaculaire. Certains historiens, comme Éric Hobsbawm, le reconnaissent, mais cette reconnaissance de détail ne remet pas en cause le schéma d’ensemble d’un mythique enrichissement de la « société ». Vers 1850, en emboîtant la voie « thermo-industrielle », selon l’expression de Jacques Grinevald [9][9]J. Grinevald, « L’effet de serre de la Biosphère. De la…, l’Occident a pu enfin donner consistance à son désir d’épouser la raison géométrique. Cette fois, la masse globale produite s’est accrue considérablement au détriment du patrimoine naturel. La croissance chinoise actuelle nous en donne une nouvelle illustration. Selon le vice-ministre chinois de l’Environnement, on peut évaluer à 10 ou 12 % du PIB le coût de destruction annuelle des écosystèmes, soit exactement l’équivalent du taux de croissance ! Toutefois, jusqu’à l’invention géniale de la société de consommation, cette économie de croissance de la production se heurtait aux limites de la consommation et connaissait des crises périodiques.

13Pour transformer la récession actuelle en société de décroissance conviviale, il faut renoncer à la religion de la croissance et déjouer les pièges du « mythe de la tarte ».

14Nous avons vu que la crise constitue plutôt une « bonne nouvelle » pour l’Afrique. Notre situation serait-elle différente si nous étions capables de nous libérer de la toxico-dépendance de la consommation et du travail pour récupérer notre autonomie ? Que la surcroissance dans la société moderne n’apporte pas le bonheur, il est facile de le démontrer et de le comprendre. Une société fondée sur l’avidité et la compétition produit nécessairement une masse énorme de « perdants » absolus (les laissés-pour-compte) et relatifs (les résignés), donc de frustrés à côté d’un petit groupe de prédateurs toujours plus anxieux de consolider leur position ou de la renforce r. Quand l’économie est en crise, la société ne peut-elle se porter d’autant mieux que diminue la consommation d’antidépresseurs, tandis que les prédateurs perdent de leur superbe ?

15Même sans entrer explicitement dans une décroissance voulue, on a avec les guerres mondiales et les déconnexions forcées des sociétés du Sud du marché mondial des exemples d’expériences vécues de « prospérité décroissante ». Cela est le cas, en particulier, pour l’Amérique latine et l’Afrique. Le Brésil, l’Argentine et quelques autres pays de la région ont connu une période de relatif bien-être dans les années 1930-1950 qui a été théorisée après sous le nom de substitution aux importations. La rupture des circuits commerciaux les condamnait à une autonomie finalement bénéfique pour la population. Bien que le phénomène n’ait pas été autant étudié, il en a été de même pour l’Afrique, pendant la Seconde Guerre mondiale. Le projet de self-reliance (compter sur ses propres forces) de Nyerere après l’indépendance en Tanzanie visait à renouer volontairement avec cette autarcie forcée.
Une société de sobriété choisie, celle proposée par le mouvement des objecteurs de croissance, supposera de travailler moins pour vivre mieux, de consommer moins mais mieux, de produire moins de déchets, de recycler plus. Bref, d’inventer sa félicité dans la convivialité plutôt que dans l’accumulation frénétique. Tout cela implique une sérieuse décolonisation de nos imaginaires, car nous sommes devenus toxico-dépendants de la drogue consumériste. « Lorsque la démesure est ainsi déchaînée, légitimée, individualisée massivement, se demande Marc Guillaume, peut-on encore la maîtriser ? » Et en écho, Peter Sloterdijk répond qu’avec cette « psychose de cupidité », tout le monde veut avoir sa part « des agréables injustices du monde fortuné ». Toutefois, les circonstances peuvent justement nous aider à rompre avec la drogue toxique 
[10][10]P. Dockès, F. Fukuyama, M. Guillaume et P. Sloterdijk, Jours de….

16Ce peut être l’occasion de voir s’épanouir toutes sortes d’initiatives décroissantes et solidaires : AMAP, SEL (système d’échange local), jardins partagés, autoréhabilitation des logements, autoproduction assistée ou accompagnée : jardins, cuisine, selon l’expérience du PADES (Programme autoproduction et développement social) [11][11]Voir D. Cérézuelle et G. Roustang, L’autoproduction…. Le mouvement des villes en transition né en Irlande (Kinsale près de Cork) et qui s’épanouit en Angleterre est peut-être la forme de construction par le bas de ce qui se rapproche le plus d’une société de décroissance. Ces villes, selon la charte du réseau, visent d’abord à l’autosuffisance énergétique en prévision de la fin des énergies fossiles et plus généralement à la résilience [12][12]R. Hopkins, The transition handbook. From oil dependancy to…. Tel est le sens du projet politique de l’utopie concrète de la décroissance et des dix points du programme électoral présentés dans le Petit traité de la décroissance sereine [13][13]S. Latouche, Petit traité de la décroissance sereine, Mille et…. Pour les fondamentaux de toute société libérée de l’obsession de croissance, nous avons proposé de formaliser la rupture par un « cercle vertueux » de sobriété choisie en huit « R » : Réévaluer, Reconceptualiser, Restructurer, Relocaliser, Redistribuer, Réduire, Réutiliser, Recycler. Ces huit objectifs interdépendants ont été retenus parce qu’ils nous paraissent susceptibles d’enclencler une dynamique de décroissance sereine, conviviale et soutenable. Ils dessinent une utopie dans le meilleur sens du terme, c’est-à-dire la construction intellectuelle d’un fonctionnement idéal. Mais cette utopie est aussi concrète, en ce sens qu’elle part des données existantes et des évolutions souhaitables pour tenter de construire un autre monde, rien moins qu’une nouvelle civilisation. À ce niveau, le côté utopique l’emporte tout de même sur l’aspect concret. Il est clair que dans le détail, on ne peut et on ne doit pas penser une société de la décroissance de la même façon au Texas et aux Chiapas, au Sénégal et au Portugal. Le deuxième niveau, celui de la mise en œuvre, suppose une insertion beaucoup plus grande dans le contexte. Le programme « électoral » suivant en dix points proposé pour la France en 2007 vise cet objectif :

17

Retrouver une empreinte écologique soutenable ;

Réduire les transports en internalisant les coûts par des écotaxes appropriées ;

Relocaliser les activités ;

Restaurer l’agriculture paysanne ;

Réaffecter les gains de productivité en réduction du temps de travail et en création d’emploi ;

Relancer la « production » de biens relationnels ;

Réduire le gaspillage d’énergie d’un facteur 4 ;

Restreindre fortement l’espace publicitaire ;

Réorienter la recherche technoscientifique ;

Se Réapproprier l’argent.

Nous ne détaillerons pas ici les deux ensembles. Notons seulement que pour les objecteurs de croissance, la relance par la consommation et donc par la croissance étant (en principe) exclue, un plan massif de reconversions s’impose. Une réduction substantielle du temps de travail imposé est, par ailleurs, une condition nécessaire pour sortir d’une société travailliste de croissance, mais constitue aussi un complément aux restructurations pour assurer à tous un emploi satisfaisant dans l’horizon (pour la France) d’une réduction nécessaire des deux tiers de notre prélèvement des ressources naturelles.
Avec les événements (crise financière et économique), se réapproprier l’argent, qui apparaissait de façon diffuse dans le projet initial, devient une priorité explicite du programme. Il faut se réapproprier progressivement la monnaie et ne plus la laisser exclusivement entre les mains des banques. Elle doit servir et ne pas asservir. Il faut songer à inventer une véritable politique monétaire locale. Pour maintenir le pouvoir d’achat des habitants, les flux monétaires devraient rester le plus possible dans la région, tandis que les décisions économiques devraient être prises au même niveau, là aussi le plus possible. Parole d’expert (en l’espèce l’un des inventeurs de l’euro) : « Encourager le développement local ou régional tout en conservant le monopole de la monnaie nationale c’est comme essayer de désintoxiquer un alcoolique avec du gin 
[14][14]B. Lietaer, « Des monnaies pour les communautés et les régions…. » Le rôle des monnaies locales, sociales ou complémentaires, est de mettre en relation des besoins insatisfaits avec des ressources qui autrement resteraient en jachère. Une monnaie complémentaire permet de mobiliser des biens disponibles qui sans cela seraient inutilisés pour satisfaire une demande non solvable. C’est le cas, par exemple, dans l’hôtellerie, la restauration, les transports collectifs pour les places vacantes. Si une municipalité distribue à des chômeurs des rémunérations en monnaie locale (convertibles par exemple en ticket-restaurant, bons de transport, nuitées d’hôtel) en échange de travaux d’intérêt collectif, elle injecte du pouvoir d’achat qui peut à son tour être utilisé pour acheter des produits locaux de l’agriculture et de l’artisanat ou des services (par exemple à la personne).
Dans l’immédiat, il s’agit de juguler la crise et de remédier à la prolifération financière 
[15][15]Avec 100 dollars, par exemple, on peut auprès d’une banque…. Pour ce faire, il convient d’encadrer l’activité des banques et de la finance. Il faut recloisonner le marché financier mondial. Refragmenter les espaces monétaires implique, comme on l’a vu, d’inverser sans complexe la mondialisation financière, par exemple en annulant la titrisation des crédits ou l’excès des effets de leviers (accroître les taux de couverture). Très probablement, il faudrait supprimer les marchés à terme et en revenir à des systèmes plus classiques d’assurance pour les importateurs et les exportateurs (dont les opérations devraient, par ailleurs, être ramenées à des niveaux plus raisonnables, par la nécessaire remise en cause des excès du libre-échange et la relocalisation). Développer des monnaies alternatives, locales, bio-régionales, spécifiques (comme les bons-repas), complémentaires (avec des formules diverses à expérimenter et à adapter : crédit mutuel rotatif, taux d’intérêt négatif, etc.) participe de cet objectif, mais aussi constitue un puissant levier pour relocaliser, c’est-à-dire se réapproprier son territoire de vie et réhabiter le monde [16][16]Voir B. Lietaer et M. Kennedy, Monnaies régionales. De…, en réaction contre le hors-sol, les non-lieux et le hors-temps du productivisme globalisé.
La principale difficulté pour réaliser ce programme tient au fait que, en nous enrichissant matériellement, la croissance économique nous a beaucoup appauvris humainement. Nous avons perdu cette capacité de nous tirer d’affaire par nous-mêmes qui faisait la puissance des pauvres et plus encore les solidarités sur lesquelles pouvaient compter les membres des sociétés traditionnelles 
[17][17]M. Rahnema et J. Robert, op. cit.. Il nous faut réapprendre à être autonomes et tout faire pour que la récession ne soit pas l’antichambre du chaos ou d’un écofascisme odieux mais, au contraire, une étape vers la décroissance sereine et conviviale. Pour cela, il nous faut inventer un autre mode de rapport au monde, à la nature, aux choses et aux êtres.

Notes

[1]

I. Rens et J. Grinevald, « Préface à la première édition (1979) », in N. Georgescu-Roegen, La décroissance. Entropie, écologie, économie, Sang de la terre, Paris, 1995, p. 46.

[2]

H.-R. Martin, Éloge de la simplicité volontaire, Flammarion, Paris, 2007, p. 190.

[3]

F. Partant, Que la crise s’aggrave !, Parangon, Lyon, 2002 [1978], p. 178.

[4]

Ibid., p. 193.

[5]

Par exemple, Pierre-Antoine Delhommais dans sa chronique du journal Le Monde du dimanche 23-lundi 24 novembre 2008.

[6]

A. Gorz, « Leur écologie et la nôtre », Le Monde Diplomatique, avril, 2010, p. 28.

[7]

Voir sur ce point F. Lordon, La crise de trop, Fayard, Paris, 2009, en particulier ch. 4 : « Le paradoxe de la part salariale ».

[8]

M. Rahnema et J. Robert, La puissance des pauvres, Actes Sud, Arles, 2008, p. 12.

[9]

J. Grinevald, « L’effet de serre de la Biosphère. De la révolution thermo-industrielle à l’écologie globale », Stratégies Énergétiques, Biosphère et Société, n° 1, mai, 1990, p. 9-34. Voir également son livre La Biosphère de l’Anthropocène. Climat et pétrole, la double menace. Repères transdisciplinaires (1824-2007), Georg Éditeur, Genève, 2007.

[10]

P. Dockès, F. Fukuyama, M. Guillaume et P. Sloterdijk, Jours de colère. L’esprit du capitalisme, Descartes et Cie, Paris, 2009, p. 26 et 44.

[11]

Voir D. Cérézuelle et G. Roustang, L’autoproduction accompagnée. Un levier de changement, Érès, Toulouse, 2010. En ligne

[12]

R. Hopkins, The transition handbook. From oil dependancy to local resilience, Green Books, Darlington, 2008.

[13]

S. Latouche, Petit traité de la décroissance sereine, Mille et une nuits, Paris, 2007.

[14]

B. Lietaer, « Des monnaies pour les communautés et les régions biogéographiques : un outil décisif pour la redynamisation régionale au XXIe siècle », in J. Blanc (dir.), Exclusion et liens financiers. Monnaies sociales. Rapport 2005-2006, Economica, Paris, p. 76.

[15]

Avec 100 dollars, par exemple, on peut auprès d’une banque d’investissement obtenir 1 000 dollars qui permettent de prendre position sur le marché des dérivés (futures) pour 375 000 dollars.

[16]

Voir B. Lietaer et M. Kennedy, Monnaies régionales. De nouvelles voies vers une prospérité durable, Éditions Charles Léopold Mayer, Paris, 2008. On pourra également visionner le film La double face de la monnaie de Vincent Gaillard et Jérôme Polidor.

[17]

M. Rahnema et J. Robert, op. cit.

 

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