LE DÉSERT DES BARBARES (6) : l'être et l'avoir

 

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Théo et Laure avaient rejoint les crêtes par l'Aup du seuil puis ils s'étaient engagés sur le sentier menant au col de Bellefont. Théo connaissait parfaitement l'itinéraire. Il avait parcouru l'intégralité de la traversée Chambéry-Grenoble à cinq reprises. Il comptait cinq heures pour atteindre le sommet de la dent de Crolles en trottinant et Laure se réjouissait de cette belle échappée.

Lorsque la clarté naissante révéla le fonds de la vallée, ils distinguèrent les bancs de brume couvrant l'immensité. Comme une mer blanche à l'étale. Une horizontalité parfaite. La beauté du spectacle cachait la certitude du drame. Le silence d'un cimetière. Pas un souffle de vent, pas un bruit humain.

Laure revoyait le vol du rapace et l'évidence de sa joie. Elle cherchait à en comprendre le message. Il restait de sa dernière nuit une sensation étrange et elle tentait d'en retrouver la source. Une image, un rêve, une pensée ? Elle n'avait aucune certitude, juste un ressenti bienheureux. Elle reliait le vol du rapace à cette impression inexpliquée. Sans se départir de l'idée qu'il y avait autre chose, une raison cachée. Trottiner en montagne avec Théo pourrait suffire mais là encore, elle convenait que la source de son ressenti venait d'ailleurs, un territoire inexploré. C'était l'image la plus juste. Un territoire inexploré. Un antre secret dont elle devait trouver l'entrée.

Depuis plusieurs jours, elle avait l'impression que sa mémoire contenait davantage d'images, l'accident, la voiture, la lumière. Il s'était passé autre chose, un événement qu'elle devait retrouver, un souvenir essentiel et elle cherchait le moyen de rétablir le film, de dérouler à l'envers les images perdues. Un mélange de frustration et de désir, l'alternance entre le dépit d'avoir égaré un morceau de l'histoire et la joie d'imaginer que c'était là, en elle, qu'elle le retrouverait nécessairement, une lumière, un voyage inachevé, un horizon aperçu, une rencontre. Il ne s'agissait pas de Figueras. De lui, elle s'en souvenait parfaitement. Peut-être qu'il n'y avait personne, peut-être qu'elle s'égarait à vouloir identifier ce qui lui manquait et que son imagination l'égarait.

De l'autre côté de la vallée, derrière la chaîne de montagnes de Belledonne, elle vit la clarté étendre son voile, elle adorait ces levers de soleil par-dessus les sommets, cet envahissement des cieux, la lumière coulant sur les pentes argentées et révélant les reliefs, les piliers, les faces, les pierriers, les derniers résineux à la frontière avec l'étage nival, les plus téméraires, les plus résistants, elle aimait la puissance de ces paysages, elle y avait toujours trouvé la raison de son existence, les fondations, les élans vitaux, l'effacement des troubles les plus intenses.

Théo était apparu et l'amour avait empli l'unique zone délaissée de son cœur.

Au milieu d'un monde dévasté.

Devait-elle pour autant s'interdire d'être heureuse par empathie pour ses prochains, pour tous les humains, pour tous ceux qui pleuraient leurs morts, pour tous ceux qui tentaient de survivre ? Cette absorption du malheur universel atténuerait-elle les effets du désastre ? Évidemment pas. Elle le savait intimement et n'avait pas encore osé l'admettre, comme ceinturée par la honte de se réjouir de son propre bonheur, une culpabilité tenace. Le syndrome du survivant, elle en avait lu quelque chose sans pouvoir en établir une connaissance présente.

C'est là qu'elle se souvint des paroles de Figueras, de l'importance de la paix intérieure et de la capacité à se réjouir de la vie en soi et autour de soi, quelles que soient les épreuves. Les Kogis ne priaient pas pour demander à être protégés, épargnés, soulagés, pardonnés, absous, ils ne réclamaient rien, ils ne se plaignaient pas. Ils honoraient la création et la remerciaient du bonheur de vivre en son sein. Ils priaient comme un enfant vient se blottir contre sa mère, juste pour le bonheur intense de la paix.

Le liseré flamboyant de l'astre se dessina enfin, un arrondi ardent qui enflamma les pentes. La boule incandescente s'éleva lentement et les rayons embrasèrent la ligne de crêtes où ils progressaient.

Théo, concentré jusque-là sur l'itinéraire et l'horaire à tenir, s'arrêta quelques secondes. Il se retourna vers Laure. Elle souriait, le visage baigné par les rayons. Il revint vers elle.

« Merci de m'avoir permis de vivre ça, dit-elle, merci de m'avoir accueillie. J'ai conscience de la chance immense que j'ai eue de croiser ta route. Et je remercie la vie de ce cadeau inestimable d'être ici et de pouvoir contempler ce spectacle. Là, en cet instant, rien d'autre ne compte. »

Il ne trouva pas les mots et il s'interdit de l'enlacer. Convaincu qu'elle n'attendait rien de lui. « Avant de parler, assure-toi que ce que tu veux dire est plus important que le silence que tu vas briser. » Une citation lue ou entendue, il ne se souvenait plus mais il savait combien Laure aimait le silence. Elle avait exprimé son amour pour lui. Il lui restait à se taire.

Il l'observa, les regards balayant les horizons découverts. Il aimait infiniment la douceur de son visage et simultanément l'énergie qui en émanait. Il la quitta des yeux et contempla les montagnes. Que voyait-elle qu'il ne distinguait pas ? Il en était certain, elle regardait bien au-delà.

Il ne la vit pas s'approcher. Elle l'enlaça.

« L'énergie créatrice. C'est bien autre chose que ce que les yeux regardent. »

Lisait-elle dans ses pensées ?

« Qu'est-ce que ça signifie ?

- Si tu regardes les montagnes comme des entités nommées, cartographiées, avec une altitude connue, que tu y reconnais les itinéraires, que tu te souviens de tes ascensions, tu ne regardes pas les montagnes, tu te regardes à travers elles. C'est ton existence que tu contemples. Et finalement, c'est encore une exploitation de la nature. Une exploitation existentielle. J'en arrive à penser que plus les humains disparaîtront, plus la nature retrouvera sa virginité. Je sais que c'est effroyable si on pense aux victimes mais si on se place du côté de la nature, c'est une libération. Et peut-être même que les survivants finiront par changer leur regard puisque le passé aura été balayé, effacé, pulvérisé. L'occasion unique de saisir pleinement la réalité de ce monde. Et surtout que l'humanité ne soit plus une entité à part. Le colonialisme n'est pas qu'une agression envers certains peuples. Les humains ont colonisé la planète, avec tous les outrages que ça comporte. Cette époque est une décolonisation forcée, accélérée et impitoyable. »

Elle le regarda en souriant.

« C'est le bonheur de la vie qui doit nourrir le renouveau de la planète. Aussi terrifiant que soit la situation. Ma mère, dans son apathie dépressive, va à l'encontre de cette révélation.

- Et moi, dans l'inquiétude chronique que je porte, j'en fais tout autant.

- Non, Théo, je ne suis pas d'accord. Ma mère se morfond mais toi, tu agis. Et encore une fois, je suis heureuse et soulagée de vivre à tes côtés. Sans toi, e serais sans doute morte. »

Il posa une main sur sa joue.

« On y va !»  lança-t-elle.

Le sentier sur le fil des crêtes, un chamois bondissant qui s'enfuit, les immensités ouvertes jusqu'à l'horizon, un ciel épuré, aucune trace d'avion, toutes ces déchirures blanches disparues, effacées, balayées par l'effondrement des hommes, des hommes dénudés. Tout ce qui avait volé en éclats, toute cette technologie flamboyante, cette certitude que rien de grave ne pouvait survenir, que l'hégémonie perdurerait indéfiniment, que les alertes catastrophistes relevaient de la paranoïa.

Des pensées qui défilent comme l'alternance de ses pieds devant ses yeux.

Que reste-t-il du monde humain ? Cette question qui tournait en boucle dans la tête de Laure, depuis le premier jour, et qui disparaissait, peu à peu. Comment la nature vit-elle cette période ? L'autre interrogation, prioritaire désormais. Cette nature outragée depuis si longtemps par une masse inconsciente, indifférente, prétentieuse, cupide, avide, juste bonne à dilapider les biens de tous, juste bonne à dévaster la création, que ressentait-elle cette Terre libérée ? Les phénomènes naturels, même s'ils témoignaient d'un dérèglement probable, restaient malgré tout des phénomènes naturels. La nature ne se détruisait pas elle-même. Elle vivait ainsi depuis la création. L'homme avait exploité la planète mais il était toujours resté le même.Il n'y avait eu aucune évolution spirituelle d'ampleur. Quelques individus œuvraient à une existence juste et respectueuse du vivant. Trop peu, beaucoup trop peu. La masse avait grandi inexorablement et la quête des biens avaient servi de fil conducteur. Comme si l'être dépendait essentiellement de l'avoir. Oui, le confort offrait la sérénité nécessaire à l'émergence du bien-être, elle ne pouvait le nier mais la limite avait été dépassée, l'équilibre rompu et cette course avait pris l'allure d'une perdition.

Et maintenant, le ciel était vide et aucun bruit ne remontait de la vallée.

Existait-il au cœur de la nature une réjouissance ?

Le bonheur de courir, avec Théo. Elle en aimait chaque instant, chaque foulée, chaque souffle, chaque appui sur les pierres blanches, ce jeu précis de l'équilibre et de la puissance. La détresse n'apportait aucune solution, elle nourrissait l'effondrement quand le bonheur de vivre soutenait la résilience. Ce lever de soleil dévoilait l'étendue d'un désastre consommé et il révélait simultanément une abondance de merveilles. L'état des lieux ne pouvait se limiter à l'impact des catastrophes sur les humains. Cette auscultation ciblée reproduisait le fonctionnement spirituel mensonger de la masse. Il ne s'agissait pas de la fin du monde, cette expression mensongère, cet accaparement révélateur du positionnement de l'humain. Comme si le monde avait besoin de l'humanité. Il n'y aurait plus aucun humain que le monde serait toujours là. Bien sûr qu'il était juste d'honorer la mémoire des morts mais il était plus important encore de bénir la création au risque de n'être qu'un humain limité à sa courte existence, à son petit moi agité, à son ego formaté, à une appartenance limitée.

« Attention à la branche », prévint Théo.

Elle se baissa pour passer sous l'obstacle et réalisa à quel point ses pensées ouvraient de perspectives. L'effondrement ne concernait qu'une frange de la création, une part infime au regard du vivant. D'où venait cette injonction à hurler de douleur ou à verser des océans de larmes parce que des millions d'humains périssaient ? Un instinct grégaire, une reconnaissance cellulaire ? Non, non, non. Cet amour inconditionnel envers ses semblables, elle n'en avait jamais éprouvé la réalité profonde. Des données familiales, sociétales, éducatives. « Tu aimeras ton prochain... » Et la Terre alors, la création, la nature, l'intégralité du monde vivant ? Combien pleurait le mal qu'elle subissait depuis des siècles ? La Terre ne comptait-elle pas parmi nos proches ? Pour les peuples premiers, elle était notre Mère à tous. Cet attachement à la douleur humaine nourrissait depuis des siècles l'indifférence envers la planète.

« Tu m'as parlé ? interrogea Théo.

- Non, non, je parle toute seule, répondit Laure en réalisant que les pensées étaient si puissantes qu'elles s'extirpaient elles-mêmes de son crâne. Vas-y, cours, je te suis ! 

- On va bifurquer dans cinq minutes, faut qu'on descende, ça ne passe pas tout droit, on franchit la cheminée du paradis et on monte au sommet de la dent de Crolles. »

Elle ne répondit rien. L'esprit envahi par un déluge de pensées. Un déluge délicieux, comme des pluies nourricières, des moussons salvatrices, une eau qui nettoie, qui épure, qui ravine et emporte les choses mortes, des vents qui dispersent les pollens, des lumières qui attisent les croissances, des chaleurs qui exaltent, des fraîcheurs qui apaisent.

Elle continua à épouser les foulées de Théo, parfaitement calée sur son rythme, le corps libre, sans qu'aucun objectif rapporté ne vienne entraver cette liberté intérieure.

Ils quittèrent les crêtes et basculèrent dans la pente, dans l'ombre de la face est. Ils franchirent un ressaut rocheux et reprirent les foulées, ils atteignirent le pied de la dent de Crolles et entamèrent la montée finale.

Le soleil avait réchauffé l'atmosphère quand ils aperçurent la croix du sommet, le plateau sommital en pente douce, des nuées évanescentes dérivaient en altitude, une brise légère jouait à animer les dentelles, les sommets de Belledonne flamboyaient, les neiges automnales comme des parures scintillantes.

Dans les derniers mètres avant d'atteindre le bord de la falaise et de découvrir la vallée entière, Théo s'arrêta. Laure dans ses pas.

« Sur cet itinéraire, avant que le monde ne parte en vrille, je rencontrais toujours des randonneurs. Pas des dizaines mais quelques-uns. Aujourd'hui, j'ai l'impression de vivre dans un monde parallèle, une autre dimension, le monde d'en bas et le monde d'en haut.

- Oui, Théo, mais ce ressenti est influencé par notre statut d'être humain.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Les phénomènes naturels nous impressionnent par rapport aux dégâts qu'ils provoquent sur l'humanité mais est-ce que nous réagissions réellement lorsque la beauté de la création ne nous portait pas préjudice, lorsque la quiétude nous entourait ? On se pâmait devant un beau paysage, un beau coucher de soleil, un champ de fleurs mais sans en être bouleversés, sans que ces spectacles ne déclenchent … je ne sais pas comment l'exprimer ... On vivait à côté de la nature et maintenant qu'elle nous secoue, on ne voit d'elle que sa puissance destructrice. Parce que c'est notre monde parallèle qu'elle bouleverse … Je ne sais pas comment l'expliquer.

- Si, je comprends. Nous n'avons pas témoigné de notre reconnaissance, pas à la hauteur du cadeau inestimable de la création et maintenant, nous ne voyons que les bouleversements qu'elle nous impose.

- C'est le monde humain qui est parti en vrille, pas la nature. Ou alors, il faudrait accepter l'idée que la nature accompagne le mouvement, qu'elle nous imite, peut-être même qu'elle pense nous aider, qu'elle participe délibérément au nettoyage.

- Oui, on l'a déjà évoqué et l'enchaînement des phénomènes plaide pour cette hypothèse.

- Alors, Théo, si c'est bien le cas, nous devons changer de regard. Nous devons changer, intérieurement.Le problème, ça n'est pas la nature, c'est nous. »

Il lui tendit la main, la paume vers le ciel.

"L'homme est capable du meilleur comme du pire, mais c'est vraiment dans le pire qu'il est le meilleur.  C'est Grégoire Lacroix qui a écrit ça, il y a longtemps. Il nous reste donc à inverser la tendance. »

Elle serra la main de Théo et ils avancèrent jusqu'au bord de la falaise."

 

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