Roman : “Là-Haut”

 

"Il remonte la pente vers le col de Claran.

Il s’est levé avec la ferme intention d’aller jusqu’à la brèche.

Il n’a plus neigé depuis les vacances de Noël. Un froid sibérien s’est posé sur les Alpes et solidifie l’air autant que la neige. Le manteau neigeux est aussi compact que l’estran à marée basse. Les crampons des raquettes s’ancrent solidement et lui permettent de remonter la pente avec énergie. Il trace des diagonales bien régulières pour casser la raideur. Le ciel est pâle comme un drap ancien et le soleil a l’éclat terne des phares marins dans la brume. Il sent dans ses muscles des bouffées de chaleur qui ravissent son esprit. La puissance de ses pas le stimule et réveille des forces puissantes. La joie de l’effort s’entretient elle-même et se nourrit de ses propres désirs. La poussée des bâtons le propulse en avant et magnifie l’euphorie des pas. C’est la joie qui le guide. La pente n’est plus qu’un prétexte, l’objectif est un leurre. Chaque seconde se suffit à elle-même. Une extase mécanique, une répétition hypnotique. Le craquement de la neige, comme une mélodie de papier froissé, enlumine sa marche de sons cristallisés. Le but réel n’est que le prolongement de cette féerie. Il ne lève plus la tête vers la ligne de crête qui indique l’arrivée au col. Aucun désir de conquête. La simplicité de son bonheur ne réclame aucun subterfuge. Il marche. Et rien ne peut remplacer la profondeur de ce voyage intérieur. Car c’est en lui qu’il avance. Le rêve de l’hôpital. Il s’en souvient avec une précision rare. Il marche sur une pente inconnue qu‘il a pourtant toujours côtoyée. Et c’est en lui que tout se passe. Il le sait désormais. Il se hisse sur les contreforts de son âme. La marche en montagne n’est que le miroir de ce périple. Il ne saurait dire s’il s’agit d’une élévation de l’esprit enfantée par l’élévation de son corps où s’il ressent le besoin inconscient de marcher en montagne pour accompagner la progression verticale de son âme. L’absence de réponse ne le tourmente pas longtemps. Il sait qu’il est à sa place et c’est là l’essentiel.

Il tourne de trois quarts et entame une nouvelle diagonale. Il jette un regard sur la large pente et les forêts qui s’étendent à ses pieds. Il retrouve jusqu’à l’orée des bois la trace de ses pas. Régularité du sillage. C’est comme un rythme cardiaque affiché sur l’écran blanc de la neige. C’est ici qu’il est à l’abri et que les pulsations sont belles.

Il sent le moignon concentré sur la prothèse. L’angle avec la pente accentue les efforts sur l’emboîture. L’appui solide des bâtons. Il sait que si un problème mécanique survenait, ces deux soutiens joueraient un rôle essentiel. Il ne déplace jamais les deux bâtons en même temps et ne s’autorise à avancer un pas qu’à partir du moment où l’ancrage d’une pointe est assuré. Il n’a pas besoin d’y penser. Les gestes sont automatiques et parfaitement exécutés. Fluidité des gestes, béatitude intérieure."