Que faire de Jarwal le lutin ?

L’image contient peut-être : plein air

Je suis tombé sur ce magnifique dessin. Toute l'ambiance que j'aime. J'ai réalisé alors qu'il n'y a pas assez d'animaux dans les quatre tomes déjà écrits. Je sais qu'un jour, je reprendrai tout ça. Pour en faire quoi ? Je n'en sais rien. Les éditeurs trouvent cela trop ardu et pas assez "ciblé". Quel âge ? Dix ans, douze, quinze ? Je n'en sais rien.

D'ailleurs, je lisais Jack London et Saint Exupéry en 5 ème, puis Camus en 4 eme, puis Sartre puis beaucoup d'autres. Mais en même temps, je lisais Lucky Luke, Astérix, Gaston Lagaffe et toutes les BD que je trouvais à l'époque. Et je lis toujours des BD et j'adore ça. J'ai eu un élève de CE2 (huit ans) qui lisait "La peste" à la récréation et qui me disait que Camus parlait de la guerre en fait et que la peste, c'était une image. Je ne l'ai jamais oublié ce garçon-là. Est-ce donc qu'il faut écrire pour un public ou laisser le public aller vers les auteurs ? 

Je vais continuer à écrire Jarwal comme il vit en moi. Le reste, finalement, n'a pas d'importance puisque ça ne dépend pas de moi. 

JARWAL LE LUTIN : tome 4

"Rentrons au camp, mes amis et nous parlerons jusqu’à votre départ, » proposa Jarwal.

Gwendoline prit la main de Lou.

« Ne t’inquiète pas jeune fille, tu auras toutes tes réponses. »

Un sourire espiègle dans les yeux sans âge. Lou essaya de comprendre l’allusion, l’intonation était curieuse, comme un secret préservé dont elle connaissait la teneur. Gwendoline savait-elle quelque chose ? Connaissait-elle l’impensable ?

Ils rejoignirent le camp. Ils l’observèrent plus précisément et virent plusieurs grands herbivores paître tranquillement à la lisière de la forêt, des espèces différentes qui se côtoyaient. Des volatiles aux couleurs chatoyantes picoraient des graines disséminés par des enfants rieurs. De grands potagers encadrés par des murets rectilignes regroupaient de nombreux travailleurs, beaucoup chantaient en maniant les outils, des rangées de tuteurs portaient de longues plantes alourdies par des légumes inconnus. De jeunes enfants saisirent leurs mains en leur souriant.

« Tu as vu la Vie dans l’Arbre ? demanda une fillette à Lou.

-Je ne sais pas ce que j’ai vu mais je m’en souviendrai toute ma vie.

-Tu ne sais pas ce que tu vois ? C’est étrange ça ?

-Si, je comprends d’habitude mais là, c’était tellement… Je ne sais pas comment le dire.

-Tu ne sais pas dire ce qui est en toi ? Mais comment sais-tu que c’est en toi si tu ne sais pas le dire ? Peut-être que ça n’est pas vraiment en toi et que ça tourne encore autour de ton âme. Tu n’es pas assez ouverte à la Vie, c’est pour ça, j’étais pareille quand j’étais toute petite, mais tu verras, ça viendra. »

Elle devait avoir cinq ou six ans. Mais Lou se souvenait que Jarwal avait des centaines d’années. Peut-être que cet enfant était bien plus âgée qu’elle-même. Elle rendit son sourire à la fillette qui courut vers Marine.

La troupe entra enfin dans la grande hutte. Les Sages distribuèrent des corbeilles remplies de fruits et des gobelets en bois avec une eau bien fraîche.

Tous assis en cercles.

« Vous ne comprenez pas ce que vous avez vécu, annonça Kiak. Nous le savons. Nous allons vous éclairer. Maintenant que vous avez ressenti avec votre corps, vous pouvez comprendre avec votre âme. C’est ainsi que nous enseignons à nos jeunes. Vivre d’abord et comprendre ensuite, sinon, il n’y a rien à comprendre, ce ne seraient que des concepts, des pensées mortes.

-Je n’ai pas l’impression d’avoir vécu quelque chose avec mon corps, intervint Léo qui s’en voulut aussitôt d’avoir coupé la parole au vieux Sage.

-C’est parce que vous avez été habitués à user de votre corps en vous agitant et là, vous êtes restés immobiles. Mais je peux t’assurer Léo que ton corps se souvient de tout. Chaque particule a gardé en mémoire votre voyage.

-Les particules ont une mémoire ? demanda Léo qui s’enhardissait.

-Ah, oui, c’est vrai que dans votre monde, vous croyez que la mémoire est dans votre cerveau. Eh bien, les enfants, sachez que même votre cœur a un cerveau et vos intestins aussi et ils ont une mémoire illimitée. Chaque particule de votre corps est un condensé de la Vie. Chaque millimètre a une vie propre tout en étant relié à la vie de l’ensemble. C’est cette cohésion qui aurait pu montrer aux humains que tout est relié. Du plus petit à l’immensité. Nous sommes des particules d’Univers et nous sommes donc aussi l’Univers.

-Kiak, j’ai une question à te poser.

-Oui Rémi, c’est préférable d’ailleurs que je réponde à vos interrogations avant d’aller plus loin.

-Je me souviens d’une voix qui parlait en moi, je me souviens d’images, j’ai même des sensations, comme des courants électriques, des fourmillements, mais je ne comprends rien à tout ça, tout est allé trop vite. Où est-ce qu’on est allé ?

-Vous n’êtes allés nulle part Rémi. Vous êtes restés là où vous êtes à chaque instant mais vous avez vécu pleinement chaque instant, comme si un rideau s’était ouvert et que vous aviez pu regarder de l’autre côté. »

Les cinq enfants n’intervinrent plus. Ils écoutèrent intensément chaque parole. Kiak expliqua chaque particularité de cet Autre Monde. Il n’y avait pas de reproduction sexuée, l’Arbre de Vie entretenait le flux, il gérait l’équilibre, les nouveaux arrivants étaient accueillis par le clan tout entier, les besoins étaient couverts par la communauté, il n’y avait pas d’attachement à une famille, l’absence de parents attitrés supprimait la peur de la mort, une osmose totale et inconditionnelle avec le flux vital, aucune scission avec l’unité originelle.

« Dans votre monde, lorsque vous naissez, vos parents ont peur pour vous et vous transmettent inconsciemment cette émotion profonde. C’est la peur de la mort et elle prend le pas sur l’amour de la vie. Vous allez apprendre avec cette peur et elle vous poussera inconsciemment à vous détacher de la Vie jusqu’à croire que vous êtes différents, meilleurs, insignifiants, bêtes, intelligents, paresseux, courageux, forte tête, soumis, rebelle, rêveur, que vous êtes votre nom, votre image, votre réputation. Tout cela peut exister effectivement mais tout cela vous éloigne de la source, tout le drame est là. La peur de la mort est causée par votre attachement à vous-même. Il vous suffirait d'honorer réellement la vie pour que cette peur disparaisse. Vos conditions de vie ne sont pas la Vie et dès que vous êtes coupés de cette Vie, vous vous contentez d’exister. Et c’est un effroyable gâchis. C’est comme si vous vous intéressiez à l’Océan en vous préoccupant uniquement d’une des gouttes d’eau qui le composent. Vous ne connaîtrez jamais l’Océan et vous n’aurez qu’une vue parcellaire de la Vie. Ce qui manque à votre Monde, c’est la capacité à vous élever.»

Ils écoutèrent encore, longtemps, très longtemps. Sans un mot, sans une question.

Il n’y avait pas de prédateurs. La peur de la mort n’existait pour personne. L’Arbre de Vie était le garant de l’équilibre de chaque espèce. Ces arbres existaient à plusieurs endroits du monde et dispensaient leur pouvoir avec la même intention : l’équilibre. L’existence pour tous démarrait à un âge suffisant pour ne pas être dépendant, chaque individu vieillissait suffisamment longtemps pour acquérir la sagesse de la plénitude jusqu’à ce qu’il ne soit plus capable d’être autonome. Alors, la Vie se chargeait de le réinsérer dans le flux. Un départ sans violence, sans souffrance, pendant une nuit, un sommeil profond et la fragmentation des particules, le retour dans le flux pour une réinitialisation du processus. Personne ne pleurait celui qui avait rejoint le flux originel, tout le monde savait que ça n’était qu’une étape. L’hommage envers la Vie restait identique.

« Le processus est le même dans votre monde. Rien ne se perd, tout se transforme. Vous êtes, vous cinq, de vieilles âmes et votre parcours ne cessera que lorsque vous deviendrez des Éveillés, c'est-à-dire des âmes qui n’auront plus besoin de réincarnation parce qu’elles auront atteint la plénitude absolue. Elles seront dans l’Esprit. »

Rien ne se perd, tout se transforme. Marine se souvenait d’un cours de sciences, le professeur avait utilisé cette formule, un certain Lavoisier. Le scientifique ne pensait sûrement pas qu’il en était de même avec les âmes. Le voyage de l’eau. Toutes ces âmes en attente. Un choix à faire pour continuer à progresser. Mais alors pourquoi certains individus œuvraient à l’extension du Mal ? Elle ne comprenait pas.

« La peur, Marine, juste la peur. Les individus qui font du Mal sont terrorisés par la peur de la mort mais ils l’ignorent ou s’obstinent à l’ignorer par des agitations issues de leur immaturité. De faire le Mal leur donne un sentiment de puissance qui les libère quelques temps. »

La voix de Léontine. La petite mouche bleue devait se trouver quelque part dans la hutte.

Marine la remercia intérieurement.

« La vie dans les océans est la même que sur les terres, continuait Kiak. Il n’y a pas d’arbres de vie mais des failles dans le fond océanique et c’est de là que la vie apparaît. Les poissons se nourrissent d’algues, il n’y a aucun prédateur, la peur de la mort sur ce Monde n’existe pas. Mais vous pourriez connaître la même plénitude dans votre monde.

-La mort des humains est parfois très dure à vivre.

-Tu as bien dit « à vivre », Rémi et c’est cela qu’il faut garder à l’esprit. Vous êtes en vie. Pour mourir, il faut donc au préalable avoir reçu ce don de la vie. Il est peut-être là le plus grand défi de votre Monde, que vous appreniez à mourir en continuant de bénir la Vie. »

Un silence prolongé, une révélation qui bouleversa Lou jusqu’aux larmes. Elle tenta de les essuyer discrètement mais Rémi remarqua son geste.

« Elle pense à sa sœur, je suis sûr que c’est ça. »

Il imagina la mort de sa sœur ou de son petit frère et se raidit de douleur, une respiration suspendue comme si son cœur lui-même s’arrêtait. Et pour une sœur jumelle ? Était-ce la disparition d’une partie de soi ? Comme l’effacement intérieur de sa propre image. Il réalisa que d’avoir conscience de la différence de l’autre renvoyait à l’image de soi, une comparaison qui dessinait sa propre cartographie. Mais si l’autre est comme moi, qui suis-je ? Et si l’autre disparaît, que reste-t-il de moi ? Il ne pouvait que tenter d’imaginer l’impensable et il devinait l’insuffisance.

« Pourquoi est-ce que la Vie propose-t-elle deux voies différentes ? Pourquoi n’établit-elle pas immédiatement la voie la plus juste ?

-Pour permettre à chacun de progresser, Tian. Il n’y a aucune fatalité mais un chemin à tracer. Dans notre Monde aussi, il nous a fallu lutter contre des dérives possibles. L’équilibre n’est jamais éternel, nous évoluons tous au bord du gouffre de nos errances. »

Jarwal, lui-même, s’était égaré, pensa Marine et l’idée l’effraya considérablement au regard de la sagesse du lutin.

Comment les humains pourraient-ils s’épargner les souffrances provoquées étant donné leur futilité chronique ? La tâche à mener lui paraissait inhumaine. Elle se souvint alors de Nasta, le Mamu des Kogis. Il avait dit que nous n’étions que des hommes et pas encore des êtres humains. Le mélange des termes était déconcertant mais elle devinait l’essentiel. Il fallait s’élever. Étions-nous capables d’y parvenir ? Et si cela s’avérait irréalisable, quelles conclusions la Vie en tirerait-elle ? Laisserait-elle la situation se dégrader ou reverrait-elle sa position ?

« La Vie a des ressources que tu ne soupçonnes pas, intervint Léontine. L’évolution des hommes n’a pas plus d’importance pour elle que celle des brins d’herbes. Et si l’évolution des hommes finit par porter atteinte à l’ensemble, la Vie s’en remettra. Sans les hommes s’ils commettent l’irréparable. »

Sans les hommes… Marine ne parvenait pas à imaginer que ça soit possible puis elle considéra qu’effectivement, au regard de la Vie, ça n’avait aucune importance. Les hommes auraient laissé passer leur chance. Et alors ? Il n’y a qu’eux qui pourraient s’en plaindre. Tentative avortée, réinitialisation du processus. La Vie continuerait sans eux.

Une terre sans hommes. Ce gâchis effroyable. Elle sentait le gouffre en elle. Elle aussi s’était perdue dans ce statut de chef qu’elle s’était attribuée, jusqu’à retarder l’intégration de nouveaux compagnons, jusqu’à ignorer le potentiel immense de ses deux frères.

Elle garda en elle l’émotion intraduisible de ce vide sans fond, une peur sourde, sans nom, un inconnu indescriptible.

Kiak proposa de sortir de la hutte et Marine s’en aperçut lorsqu’elle vit l’assemblée se lever. Elle aurait été incapable de répéter les dernières paroles de Kiak, comme si les révélations l’avaient isolée de tout. L’enchaînement des idées prenait une vitesse folle et elle songea que le Mal entretenu condamnait les hommes à la solitude, que le bonheur seul pouvait les unifier, que la lucidité nourrissait ce bonheur, que la vérité en était le socle.

« Ça va grande sœur ? demanda Léo, tu as l’air un peu paumée. C’est clair que c’est du lourd tout ça et je me demande parfois si je ne suis pas en train de rêver.

-Et moi, d’imaginer un cauchemar, répondit Marine.

-Un cauchemar ? Pourquoi ça ?

-Parce que je ne sais pas si le groupe humain a les capacités à trouver l’équilibre au bord du gouffre. »

Léo retourna la phrase intérieurement, la décortiqua et ressentit soudainement la projection qu’elle contenait.

« Jusqu’à courir le risque de disparaître ?

-Oui, exactement petit frère. »

Ils emboîtèrent le pas des compagnons. Visite des lieux. Kiak expliqua que l’exploitation des ressources naturelles se décidait communément, qu’aucune initiative personnelle contraire au clan ou à la nature n’était envisageable. Les travaux regroupaient l’ensemble de la population et rien n’appartenait à personne.

Les enfants songèrent à cet équilibre similaire des Kogis, les Peuples Premiers contre les Peuples primaires.

Ils traversèrent des zones potagères. Des claies de bois accueillaient des plantes grimpantes, des canaux dallés de pierres plates conduisaient l’eau de source vers les racines, des espaces découverts concentraient la taille des troncs pour les cadres et les charpentes des maisons, des enfants écorçaient des branches rectilignes pour les travaux des jardiniers, une cohésion rayonnante d’où émanait le bonheur du partage. Sans que la moindre intention individuelle ne prenne le pas sur l’unité du groupe. Un lutin offrit des fruits aux enfants, quelque chose qui ressemblait vaguement à des tomates. Elles étaient striées de jaune et d’orange et toutes bosselées mais leur goût était au-delà de tout ce qu’ils avaient mangé. L’impression de découvrir enfin la véritable saveur des aliments, comme si jusqu’ici, ils n’avaient eu à se nourrir que d’aliments factices.

« Il est temps de préparer votre retour, » les enfants, annonça intérieurement la voix de Léontine.

Une tristesse soudaine à l’idée de retourner là où régnait les dissensions, les jalousies, les rancœurs, la violence et la haine, les egos comme des armées solitaires, prêtes à s’unir contre d’autres groupes tout aussi égarés, sans que jamais ne transparaisse la moindre faille dans le processus d’autodestruction.

« Non, les enfants, continua Léontine, tout n’est pas aussi sombre. Pas encore. Et il ne vous sera d’aucune utilité de couvrir l’amour qui vibre en vous par des tristesses invalidantes. Vous devez rester libres d’être heureux. Vous devez trouver en vous le cheminement qui élève et ne pas créer de peurs qui figent. Si vous laissez la peur vous envahir et prendre forme, vous servez la peur et vous vous condamnez. »

Tellement de leçons à saisir, tellement de réflexions à prolonger, ils marchèrent en silence.

 

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