LA-HAUT : Il marche...

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Il marche.

La lumière du jour semble éveiller dans les cristaux assemblés des mémoires de clarté. Le tapis neigeux, accompagnant le ciel qui s’éveille, diffuse des haleines phosphorescentes. Ses pas soulèvent des myriades de flocons givrés, comme des scintillements d’étoiles. A l’horizon, l’astre montant, encore caché par les courbures de la Terre, a repoussé de chaque côté de la scène deux vagues noires de nuages boursouflés. Une couverture sombre, menace immobile, domine le lit du jour. Lentement, ces tentures mouvantes, plissées comme des chairs molles, se parent de rose. Rien de vif, juste des coulures discrètes mais qui s’imposent peu à peu. C’est un hublot qui s’est ouvert dans la masse compacte, un puits lumineux qui grandit lentement. Régulièrement, tout en préservant le rythme obstiné de ses pas, il tourne les yeux vers la naissance à venir. Les draperies de nuages se tendent, les tissus célestes se contractent, le rouge gagne la place. Enfin, le haut de la tête apparaît. Flamboyant. La boule lisse s’extirpe, se hisse, se faufile entre les parois nuageuses qui se déchirent sous les tensions.

Des traînées carmin se répandent de tous côtés mais rapidement la masse spongieuse des nuages accumulés engloutit dans le noir imposant les promesses de chaleur. Le disque rayonnant, malgré toute l’énergie concentrée, ne peut lancer ses cris de lumière. Le rond impuissant s’affaiblit, disparaît et s’éteint dans l’océan sombre des eaux suspendues.

Il s’est arrêté.

Impossible d’avancer quand le monde joue les scènes épiques.

Et c’est la nature, encore une fois, qui lui donne à voir son parcours, qui met à nu l’état de son être, qui dessine par delà les esquisses incertaines la profondeur réelle de sa vie. La vie, intense, bouillonnante, retranchée dans les tréfonds du corps, réfugiée dans les méandres de l’âme, la vie, insaisissable, indestructible, inexpugnable, résiste et s’élève. Là-bas, derrière les épaisses tentures mouvantes, gonflées de futures averses, nourrissant les prochaines tempêtes, il devine la montée inexorable de la lumière. Rien ne freine son cours. C’est à lui, avec la même obstination, d’ignorer les ténèbres qui l’entourent et de préserver l’irremplaçable élévation.

Il marche.

Les larmes coulent sur ses joues. Des larmes de bonheur. Le monde est son soutien. Il le sait pleinement désormais, le monde est son salut. Le monde est son Dieu. Il n’a pas besoin des hommes, ni de leurs religions, ni de tous leurs mensonges. Rien n’est plus simple que cet amour absolu pour la Terre car elle ne réclame rien, aucune prière, aucune idole, aucune guerre, aucune pratique doctrinaire. Juste de l’amour. Et de la contemplation.

Il dépasse le cinquième virage. Les bâtons de randonnée sont des aides indéniables. Le tapis de neige est si épais qu’il a du mal parfois à distinguer l’empreinte de la route. Le chasse-neige de la commune ne viendra pas jusque-là. Aucune maison à dégager, aucun accès indispensable. Il est seul et le restera. Mais sitôt pensé cela, il sent combien sa solitude n’est qu’une fausse image. Les arbres muets le regardent passer, les oiseaux camouflés écoutent le chuintement de ses pas, le ciel est un observateur curieux. Rien n’est inerte. C’est la petitesse de nos regards qui limitent les contacts à nos semblables. Il le sait, sans rien pouvoir exprimer. Il n’est pas seul, il est même impossible de l’être. La vie ne peut pas être seule. Elle est partout, sous différentes images. Que ces images ne puissent communiquer entre elles par des mots humains n’effacent pas leurs présences. Il voudrait parler aux arbres, aux nuages et aux oiseaux, aux brins d’herbe, au vent et à la pluie qui tombe. D’être muré dans le silence humain, de ne pas prononcer parfois le moindre mot en une journée, lui ouvre d’autres langages. L’air qui tourne autour de lui le respire, les parfums de son corps sont des messages lancés alentour, les regards attendris vers les horizons blafards sont des mots d’amour. Rien n’est inerte et tout lui parle. Derrière le foisonnement merveilleux d’images, il devine une présence flamboyante. Une étrange mélancolie, l’impression d’avoir perdu un temps précieux, d’être resté sourd à des paroles essentielles, d’avoir ignoré la vie dans son extraordinaire diversité, de n’avoir été qu’un homme. Et c’est profondément décevant et douloureux.

Il marche.

Il cherche à comprendre ce qu’il est devenu. Est-il d’ailleurs si différent ou n’est-ce qu’une perception nouvelle ? Tout était-il déjà là ? Il lui semble que l’homme caché, l’homme réel, est parvenu à briser la carapace de l’homme sculpté. Sculpté par les rencontres, formé par les contraintes, modelé par les répétitions quotidiennes et la faiblesse de l’homme qui s’abandonne, repu de suffisance, en s’imaginant tenir entre ses mains les fils de son destin. Il sait désormais qu’il n’a été rien d’autre qu’une esquisse, une silhouette sans matière. Qu’une partie de la figurine ait été arrachée semble avoir permis à cette matière interne d’enfin se révéler au grand jour… Comme si du trou béant de sa jambe avait jailli en quelques instants une lueur inconnue.

La lumière s’impose. Les nuages, pourtant toujours aussi compacts, ne parviennent plus à étouffer la brillance de l’astre. La volonté du jour est la plus forte. Il s’étonne de cette clarté répandue alors que la source elle-même reste invisible. Il espère atteindre lui aussi cette capacité à rayonner quand tout autour n’est que ténèbres.

Il marche.

La chaleur de son corps animé exhale des parfums de sueur, de brûlure musculaire, de soif intense, de respiration contrôlée. Il a délacé sa veste. Des courants incandescents cascadent dans ses fibres. Chaque pas, chaque appui, chaque souffle est un instant de vie, unique, immensément joyeux, intensément désiré, profondément apprécié. Il sait qu’il a failli perdre tout cela, que l’image aurait pu totalement disparaître, qu’elle aurait pu également être terriblement déchirée, au point que rien n’aurait été possible, que l’image aurait désespérément jauni, jour après jour, sans qu’aucune couleur joyeuse ne vienne embellir le dessin. Il sourit. A lui-même. Il reconnaît aujourd’hui que les médecins ont eu raison. Il a eu un peu de chance… Malgré tout ce qu’il a perdu, il lui reste juste de quoi se reconstruire. Il a eu beaucoup de mal à l’admettre mais de sentir ainsi son corps en action le rassure. Il reste de belles couleurs à découvrir. Ses doigts serrent la poignée des bâtons avec une énergie redoublée, les épaules poussent le torse en avant. C’est une proue butée qui taille sa route, qui tranche l’océan de neige et laisse un sillage régulier. Une avancée silencieuse, juste rythmée par le frottement des pas dans la neige légère, le balancement hypnotique du corps, la régularité répétitive et efficace de chaque geste. L’escalade ne lui offrait pas cette simplicité. Trop de tensions, trop de contraintes. Aucune pensée ne pouvait être détournée de l’objectif à atteindre. L’importance de ce qu’il n’avait jamais réellement accueilli. Une palette nouvelle de couleurs inconnues, les complémentarités de l’être. En dehors du temps, à l’écart des hommes, dans les horizons intérieurs, des contrées à atteindre.

Septième virage. La route s’engage sous les arbres. Il s’arrête à l’orée de la forêt. C’est un peuple puissant qui l’observe. Les grands résineux tapissés de neige sont des gardiens impassibles. Il les regarde avec un léger sourire. Majestueux et immobiles, ils forment un mur compact. Le trait blanc de la route, sillage fragile, se glisse prudemment sous les branches figées comme des vagues écumeuses. C’est un monde secret qui s’ouvre, baigné par une lumière teintée de verts sombres. Les frondaisons épaisses cachent des vies de plumes, des fourrures agiles, des insectes fureteurs. Au plus profond des broussailles, dans les sous-bois les plus éloignés de tout, des oreilles inquiètes épient le moindre bruit. La vie joue de ses formes et impose à chaque espèce des règles immuables. Les plus faibles ne connaîtront pas la douceur du printemps. Les plus résistants supporteront les longues nuits froides.

Il est certain aujourd’hui qu’il goûtera à la lente montée de l’astre dans l’azur. Il n’aurait osé l’affirmer quelques semaines auparavant. Il a bien pensé, parfois, que tout devait s’arrêter, que rien ne justifiait la suite. L’idée, désormais, lui paraît inconcevable. L’absence glaciale de Blandine sera pour toujours une brûlure insupportable. Il ne saurait en être autrement.

Mais il marche.

Et la neige est si belle.

Il fait demi-tour. Sans amertume. Le moignon est échauffé. Il doit l’accepter et écouter la plainte. Il ne veut pas d’une plaie qui s’infecte. Il est resté trop longtemps dépendant du personnel de l’hôpital puis du centre de rééducation pour courir le risque d’une immobilisation. Lionel, le prothésiste de Grenoble, lui a clairement détaillé les risques. Il lui fait confiance. C’est d’ailleurs le seul spécialiste dont il accepte sans retenue les conseils. Lionel ne voit pas en lui un amputé mais une personne. La distinction est d’importance. Le spécialiste n’a pas pris le pas sur l’humain. Il sait combien dans le milieu hospitalier la rencontre est rare.

Les bâtons diminuent considérablement la difficulté de la descente. Il marche à petites enjambées, sans forcer sur l’articulation. Ce n’est plus son énergie qui commande mais la nécessité de rester en bon état. Il accepte la situation parce qu’il n’a pas le choix. Jouer le téméraire, faire la sourde oreille ne servirait qu’à amplifier le mal. Le bonheur qui se dévoile dans cette marche laisse entrevoir des lendemains heureux. Il ne pensait pas cela possible, il s’en étonne encore. La force de son rebond l’interpelle. Il ne se savait pas si sage ! Les souvenirs sont sans doute trop proches et trop sombres pour laisser le rideau retomber. Il ne veut plus de ce voile de ténèbres qui le laissait hagard et sans désir. Il doit apprendre à maîtriser ses élans.

Il se félicite d’avoir fait demi-tour.

Il sait qu’il reviendra.

Il s’arrête.

Longuement, il observe les horizons gagnés.

La lumière a empli le monde. A certains endroits du ciel, l’étendue nuageuse se désagrège. Des déchirures apparaissent. Des chapelets de vaisseaux fragiles se dispersent sur un océan grisâtre qui ondule. Une brise légère s’est levée et les pousse.

Les forêts impassibles.

Aucun bruit humain ne remonte jusqu’à lui.

 

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