Ce potentiel inexploité.

L'homme pourra parler de liberté lorsqu'il ne sera plus enfermé dans son incapacité à explorer tous les horizons qui sont en lui.


Extase et sports de l’extrême

par Rob Schultheis

 

http://www.cles.com/dossiers-thematiques/psychologies/psychologie-des-profondeurs/article/extase-et-sports-de-l-extreme

Dépasser ses limites, trancender l’espace-temps, décupler ses énergies, un rêve ? Non. Une réalité, contenue en nous.

Comment pouvais-je rejeter la force et l’authenticité de ce qui m’était arrivé là-haut ?

J’avais éprouvé Cela, ce vide sans nom qui fit écrire à Lewis Carroll un jour :

Quand la vie devient un Spasme,

Et l’Histoire un Sifflement :

Si ce n’est une Sensation,

Je ne sais ce que c’est.

J’avais éprouvé Cela, et je Le voulais à nouveau. Cela, cette magie,et c’est ce qui me tourmentait, se trouvait quelque part en moi, avait toujours été là, et y perdurerait jusqu’à ma mort : assoupi, attendant d’être éveillé par un instant de panique, de danger, de désespoir total.

Eh bien, je trouverais un moyen de l’éveiller à nouveau, de le saisir, de l’utiliser, ou, du moins, j’essaierais. Le jeu en valait la chandelle. Mon corps et mon esprit m’apparaissaient comme le Nouveau Monde en 1491 : un continent perdu aux trésors inconnus, attendant d’être exploré, cartographié, amené à la lumière. Il y avait, bien sûr, nombre de cartes potentielles - physiologique, psychologique, biochimique, théologique et anthropologique, pour n’en pommer que quelques-unes ; je les parcourrais toutes, et d’autres encore si nécessaire, jusqu’à ce que je trouve la bonne, jusqu’à ce que je trouve le chemin du retour.

Mes premiers indices, je les cherchai au sein du territoire le plus évident, l’expérience d’autres aventuriers et athlètes de l’extrême. Si le risque et le stress avaient fait jaillir en moi une forme de satori sur le Neva, d’autres, à l’évidence, avaient dû éprouver la même expérience en des circonstances semblables ; si tel était le cas, en examinant chacune de ces expériences, je pourrais dresser une véritable étiologie des performances record et des extases induites par le stress : une grammaire de l’abracadabra.

En l’occurrence, il existait un grand nombre de cas semblables. Par exemple, John Muir : ce grand pionnier, coureur des bois et naturaliste, escaladait en solitaire le mont Ritter dans la Sierra Nevada, lorsqu’il se retrouva bloqué sur la face d’un à-pic. Incapable de monter ou de descendre, paralysé par la terreur, "il me semblait soudain que je possédais un sens nouveau, écrivit Muir. L’autre moi, expérience accumulée, Instinct ou Ange gardien - appelez-le comme bon vous semble - apparut et prit le contrôle. Mon tremblement cessa, chaque fente, chaque fissure (dans la roche), m’apparaissait comme vue au microscope, et mes membres bougeaient avec une telle sûreté, une telle précision qu’il me semblait que je n’avais plus à intervenir. Eussé-je été muni d’ailes, ma délivrance n’eût pas été plus complète." Il atteignit le sommet avec une incroyable facilité.

Le géologue suisse Albert von St. Gallen Heim rassembla des dizaines de comptes rendus sembla-bles dans une monographie originale de 1892, Remarques sur les chutes fatales (Notizen über dem Tod durch Absturz). Après avoir rapporté les propos de ceux qui avaient survécu à de telles chutes ou d’autres accidents, St. GalIen Heim conclut : "Il n’y avait ni anxiété, ni trace de désespoir, ni douleur ... L’activité mentale était devenue stupéfiante, cent fois plus rapide et plus intense. La relation entre les événements et leurs conséquences probables était analysée avec une clarté objective... L’individu agissait à la vitesse de l’éclair..." Athlètes et aventuriers ont rencontré ces formes d’expérience pendant des siècles, mais il fallut attendre les années 60 et 70 pour qu’un petit nombre de coureurs, de grimpeurs, de kayakistes, de surfeurs, de pilotes de deltaplane et de skieurs, notamment sur la.côte Ouest, tentât délibérément de sonder les possibilités magiques du sport. Nombre de ces athlètes chercheurs et visionnaires étaient des vétérans du LSD et des adeptes de gourous orientaux ; ils découvrirent que les états high engendrés par les hallucinogènes et la méditation pouvaient être retrouvés dans les sports extrêmes, sous une forme plus stable et plus profonde. Dans un article intitulé "Le grimpeur visionnaire", publié dans le numéro de mai 1969 de la revue Ascent, l’alpiniste californien Doug Robinson écrit : "... nous ressentons à présent chaque chose autour de nous. Chaque cristal individuel dans le granit se découpe en un puissant relief. Les formes infinies des nuages captent sans cesse notre attention. Pour la première fois, nous avons remarqué la présence de minuscules insectes sur les parois, si minuscules qu’ils en étaient presque invisibles. Alors que je m’assurais, j’en contemplai un durant un quart d’heure, surveillai ses mouvements en admirant sa brillante couleur rouge. Comment peut-on s’ennuyer alors qu’il existe tant de choses sublimes à voir et à sentir ? Cette unité avec la joie de notre environnement, cette perception pénétrante, nous donnait un sentiment de plénitude que nous n’avions pas éprouvé depuis des années."

"Cette vision n’était pas un accident, conclut Robinson. Elle était le résultat de plusieurs jours d’ascension. On avait dû passer par toutes les difficultés techniques, la déshydratation, les efforts violents, le désert sensoriel, la fatigue, la perte progressive du moi."

Certains skieurs découvrirent dans leur propre sport cette même forme d’extase déclenchée par le stress. Gil Harrisson, grand skieur professionnel dans les années 60, puis patrouilleur à ski, adepte de la méditation indienne et propriétaire d’un gros ranch, décrivit les sensations éprouvée lors d’une descente : "Lorsque vous entendez siffler les bosses et les portes, que le vent hurle dans votre casque protecteur, il n’y a plus de temps pour penser à quoi que ce soit - j’en oubliais même de respirer - vous vous retrouvez brusquement et de facto dans un autre monde, sans pensées, traversé de perceptions sensuelles, toute votre vision concentrée en un seul point. Puis, la porte d’arrivée, le vent qui s’arrête, et vous voilà revenu. Mais vous êtes toujours high, et vous savez que ce monde plus brillant, plus intense, est toujours là.

Où vais-je ?

Mais est-ce que je vais vraiment quelque part ?

Je repense au syndrome du Livre des records , cette volonté imbécile d’être le premier, de sauter le plus haut, d’aller le plus loin, de souffrir le plus possible. Qu’est-ce que l’aventure, une des plus pures et fondamentales constantes de l’homme, est devenue dans notre âge d’ignorance ? "Si l’aventure a une finalité globale, écrit Wilfred Noyce, l’explorateur et alpiniste britannique, c’est sûrement celle-ci : nous partons parce qu’il est dans notre nature de partir, d’escalader des montagnes, de descendre des rivières, de voler vers les planètes et de plonger dans les profondeurs des océans... Lorsque l’homme n’agira plus ainsi, il ne sera plus un homme." Une phrase à méditer. (Extrait de Cimes, éd. Albin Michel.)

La réponse du corps

Pour une biochimie du stress et de l’extase : la bêta-endorphine.

La réponse du corps à des situations de stress, comme celles que l’on rencontre en pratiquant les sports les plus durs, est orchestrée par un dispositif global complexe de messages chimiques entre les cellules nerveuses, de combinaisons chimiques correctes, d’appels et de réponses. Au commencement, une hormone, que les biochimistes appellent "grande HACT" (hormone adrénocoticotropique), est libérée ; en se décomposant, elle donne naissance à un large spectre de substances actives qui agissent toutes en vue de mobiliser l’esprit et le corps.

La bêta-endorphine semble constituer le premier déclencheur dans l’équation biochimique du stress. "Elle se tient exactement au centre du réseau de contrôle, dit le biologiste Derek Smyth. Elle est capable de produire une analgésie ou même une catatonie, d’abaisser le taux de sucre dans le sang, de moduler par inhibition les neuro-transmetteurs du cerveau, et de stimuler la décharge d’une multitude d’hormones pituitaires qui, en elles-mêmes, jouent un rôle déterminant dans le co portement." L’histoire de la découverte de l’endorphine est particulièrement remarquable : un véritable travail de détective. Les neurobiologistes qui travaillaient sur l’accoutumance aux narcotiques découvrirent des sites récepteurs sur les cellules nerveuses qui s’adaptaient à des substances opiacées exogènes (c’est-à-dire en dehors du corps humain) comme l’opium, la morphine et l’héroine. Comment de tels sites, se demandèrent-ils, avaient-ils pu se développer, alors que l’homme n’utilise des opiacés que depuis trois ou quatre mille ans ? (Le pavot somnifère, Papaver somni-ferum, fut probablement utilisé pour la première fois, à des fins thérapeutiques et/ou récréatives, sur les rives orientales de la Méditerranée durant le Néolithique). Il devait exister des substances endogènes, secrétées par le corps humain lui-même, qui s’adaptaient à ces mêmes sites récepteurs, similaires en forme et en fonction aux opiacés. Elles existaient effectivement, les neuro-biologistes découvrirent ainsila bêta-endorphine et d’autres peptides semblables quoique moins puissants appelés enképhalines.

Pour en revenir à. la réponse au stress, le rôle le plus important de la bêta-endorphine est celui d’un "destructeur" de la douleur ; des tests ont montré que son pouvoir analgésique est cent fois supérieur à celui de la morphine. D’autre part, les enképhalines, outre leurs qualités analgésiques, favorisent la modulation des substances chimiques modificatrices de l’humeur comme la sérotonine, la dopamine, la norépinéphrine (noradréaline) et l’épinéphrine (adrénaline) : elles aident en quelque sorte à rétablir et à maintenir l’équilibre émotionnel.

De façon intéressante, la bêta-endorphine peut être divisée en deux composants chimiques "Jekyll et Hyde", l’alpha-endorphine et la gamma-endorphine. La première, euphorique et analgésique, apporte un bien-être et supprime la souffrance. La gamma-endorphine, d’après des expériences menées sur des animaux de laboratoire, induit des effets exactement opposés : irritabilité, excitabilité, sensibilité accrue à la douleur. Dans des situations de stress ou de survie, les deux composants se révèlent complémentaires : une dose d’alpha pour surmonter la douleur et la peur, et une dose de gamma pour vous maintenir en contact avec la réalité de la situation afin d’y réagir correctement.

Mais les endorphines et les enképhalines ne constituent pas les seuls éléments de l’équation bio-chimique. La "grande HACT" contient également une sorte de "petite HACT" qui déclenche la stimulation de substances chimiques telles que l’épinéphrine (adrénaline) et la noré- pinéphrine (noradréna- line), lesquelles produisent une conscience mentale et sensorielle accrue et une rigidité musculaire. Dans le catalogue de la "grande HACT", on trouve aussi la "HSM" (hormone stimulant la mélanocyte), une substance qui a la propriété d’augmenter la vigilance et d’accélérer le processus d’apprentissage chez les animaux de laboratoire. Cette dernière peut permettre d’expliciter les histoires rapportées par tant de survivants, selon les- quelles leur vie se déroulait devant eux comme un film en accéléré ; le bio- computer du cerveau est sans doute en train de conduire une recherche rapide à travers ses banques de mémoire, en quête d’une information susceptible de le sortir d’une impasse. Mais il y a plus : lorsque le corps manque d’oxygène, comme c’est le cas après un grand effort, le taux d’oxyde de carbone s’élève ; celui-ci se décompose en acide lactique, lequel provoque, on le sait, une modification des états de conscience. Déshydratation, variations du taux de sucre dans le sang - la diversité des conséquences chimiques du stress est pratiquement illimitée.

Qu’est-ce que tout cela signifie, au regard des performances et des expériences sportives extrêmes, ou de toute autre situation qui outrepasse les limites de l’animal humain ? On peut avancer différentes hypothèses. Il semblerait que la biochimie et les performances fussent directement reliées ; à bonne bio-chimie, bonne performance ; à mauvaise biochimie, mauvaise performance. Revenons à notre sujet. Est-il déraisonnable de suggérer que les chamanes contrôlent effectivement leur réaction biochimique au stress et peuvent fabriquer à volonté le juste mélange endocrinien ? Le Dr Raymond Prince, psychologue canadien, entrevoit une telle possibilité dans un article de 1980 intitulé "Chamanisme et endorphines : facteurs endogènes et exogènes en psychothérapie". Il y décrit un état psychophysiologique optimal dû à ce qu’il appelle "l’adresse omnipotente", un sentiment de contrôle absolu et parfait d’une situation dangereuse et, partant, de n’importe quelle situation. Prince croit que la réponse endocrinienne du corps au stress est à la racine de cette sensation. Les chamanes apprennent-ils à déclencher cette réponse en eux-mêmes et transmettent-ils ensuite celle-ci à. leurs disciples par le truchement de situations d’angoisse ritualisées, de crises soigneusement programmées ? Cette possibilité permettrait de penser ensemble des éléments aussi disparates que mon expérience sur le Neva, l’escalade du mont Kenya par M’Ikiara et les exploits gymnastiques impossibles du jeune sorcier Tenzing sur le Zatr Og.

"Dans une situation de stress, écrit le Dr Prince, un état d’hyperconscience surgit et engendre les endorphines ou autres neu-roendocrines appropriées en quantités suffisantes pour provoquer un sentiment de tranquillité et de paix cosmique." Cet état d’esprit (et de corps) est vraisemblablement à l’origine des grandes performances ; lorsque vous vous sentez complètement relaché bien que parfaitement concentré sur la tâche à. accomplir, vos actions et vos réactions sont les plus parfaites qui soient. Et si quelqu’un pouvait se plonger dans cet état à volonté (ce que les chamanes et leurs semblables sont capables de faire), il apparaîtrait au reste de l’humanité comme un surhomme. Les êtres humains atteignent parfois cet accord parfait au moyen d’une pratique continue, et parviennent à contrôler ce qui est normalement incontrôlable. Pensez à cette splendide question que posa un jour Shirley Temple, âgée de dix ans, à son metteur en scène : "Lorsque je pleure, voulez-vous que les larmes descendent jusqu’au bas de mon visage, oû qu’elles s’arrêtent au milieu des joues ?"

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