De l'obscurité à la lumière

 

« Croyant avec la plus grande ferveur en son moi, l’individu ne réagit pas à ce qui détruit la vie, à commencer par la sienne propre ! Dans la cassure des liens, il ne voit que sa propre affirmation alors que sa nature même s’y dilue… Indépendamment donc de sa valeur, la structuration objective de ce mythe piège l’humanité, produisant une grande impuissance. Or, l’obscurité de notre époque est précisément le produit de cette impuissance. L’obscurité ou la luminosité d’une époque dépendent en effet de l’existence de possibilités concrètes de dépassement des problèmes qui menacent la vie, sous toutes ses formes. »

Miguel Benasayag, Angélique Del Rey, "De l’engagement dans une époque obscure."

 

L'obscurité de notre époque.

"Mais quelle obscurité ?" dirait un grand nombre. Tellement d'individus vivent dans une totale indifférence aux noirceurs qui nous entourent. Revoilà le printemps, le soleil, le temps des barbecues. Cette obscurité, quand elle existe dans la tête des gens, n'est bien souvent que l'assemblage constitué par les difficultés de la vie quotidienne : un salaire insuffisant, une charge de travail épuisante, un chef irrascible, des collègues malveillants, l'incertitude de l'emploi, des enfants qui décrochent à l'école, le manque d'amour, un mari violent... Loin de moi l'idée de dire que tout cela ne compte pas. J'en suis même infiniment désolé pour tout ceux qui vivent ce genre de déboires et parfois de drames.

Tout le problème est là. Nos esprits ne sont pas disponibles parce que nos existences sont trop souvent saturées de difficultés et d'obscurité.
Alors comment pourrait-on prendre conscience de zones d'ombres bien plus graves encore ?

Je sais combien aujourd'hui je suis un privilégié : je suis à la retraite et même si ma pension ne vole pas bien haut, elle me permet de vivre sans souffrir de manques, nos trois enfants sont adultes et font leur chemin sereinement, nos projets de couple sont similaires et nous unissent.

Je suis disponible pour lire, réfléchir, m'informer, agir à ma mesure, me réjouir de ce que j'améliore en moi. 

« Il est aussi dans l’intérêt d’un tyran de garder son peuple pauvre, pour qu’il soit si occupé à ses tâches quotidiennes qu’il n’aie pas de temps pour la rébellion. »

Aristote.

Qu'il n'ait même pas le temps de la réflexion suffit amplement.

Lorsque j'étais instituteur, je proposais une expérience à mes élèves : ils prenaient un carnet et ils notaient le temps passé devant la télévision quotidiennement, en notant le titre des émissions regardées. Ensuite, ils laissaient passer une semaine et ils reprenaient ce carnet. Ils lisaient le titre des émissions et ils essayaient d'en extraire un enseignement, quelque chose qu'ils auraient appris et qui vaudrait la peine de ne pas être oublié. Vous imaginez aisément la conclusion de ceux et celles qui menaient l'expérience objectivement. Un désastre. 

En complément de cette expérience, je leur montrais en classe divers documentaires, animaliers, scientifiques, historiques, technologiques ou sur le corps humain. Et toujours quelques jours plus tard, je leur demandais d'écrire en quelques phrases ce qu'ils en avaient retenu. La plupart du temps, il s'agissait bien souvent de données secondaires, associées à des images captivantes mais pas nécessairement destinées à l'acquisition d'une connaissance. 

L'objectif était de leur montrer la puissance "détournante" de l'image même dans un documentaire à visées enseignantes. L'esprit est très vite détourné, le visuel l'emporte sur l'écoute, l'émotionnel entrave la raison. 

Dans les "débats-philo" qui suivaient ces expériences, j'essayais de les amener à prendre conscience de la difficulté de la connaissance, du cheminement exigeant qu'elle réclame, de la concentration qu'elle implique et de tous les "biais de distanciation" qu'ils peuvent rencontrer et dans lesquels ils peuvent s'égarer s'ils n'en ont pas conscience. 

Puis, j'organisais des expériences similaires en usant uniquement de l'écrit. De nouveau des documents scientifiques, technologiques, historiques, agrémentés de quelques photographies. Et quelques jours plus tard, je lançais un questionnaire, une discussion. Bien évidemment, les résultats étaient bien plus positifs que dans le cadre d'un support audio-visuel. 

Tout cela pour dire qu'aujourd'hui, à l'heure des écrans, des centaines de chaînes de télévision, des millions de vidéos, à l'heure des gens connectés sur les réseaux sociaux, la réflexion approfondie n'est pas mise sur un piédestal.

Nous sommes dans une société de consommation et les médias les plus puissants sont des distributeurs de malbouffe. L'individu a besoin de ses expédients. ( Ressource momentanée pour se tirer d'embarras sans résoudre la difficulté essentielle :)

J'ai lu que pendant les confinements des individus s'étaient mis à lire, que  les distractions habituelles étant suspendues, certains et certaines s'étaient tournés vers la lecture. Dans toutes les crises, il y a toujours des aspects positifs. 

Je recopie l'extrait de l'interview de Patrick Le Lay dans lequel il avait utilisé cette expression devenue célèbre : "le temps de cerveau disponible"

Cette formule de Patrick Le Lay (1942 – 2020), dirigeant du groupe TF1 de 1988 à 2008, vient d’une interview présentée dans le livre Les Dirigeants face au changement (2004, rapporté dans AFP 9 juillet 2004, Le Lay:

"Le métier de TF1 « c’est d’aider Coca-Cola à vendre son produit » ), dans lequel il explique la réalité de son métier : Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective business, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu,il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se banalise. La télévision, c’est une activité sans mémoire. Si l’on compare cette industrie à celle de l’automobile, par exemple, pour un constructeur d’autos, le processus de création est bien plus lent ; et si son véhicule est un succès, il aura au moins le loisir de le savourer. Nous, nous n’en aurons même pas le temps ! Tout se joue chaque jour, sur les chiffres d’audience. Nous sommes le seul produit au monde où l’on « connaît » ses clients à la seconde, après un délai de 24 heures.  

En savoir plus sur 
https://www.laculturegenerale.com/patrick-le-lay-le-temps-de-cerveau-humain-disponible/ | La culture générale

 

Voilà ce que nous sommes si nous n'y prenons garde : des têtes à vider pour mieux les remplir.

Les remplir de tout ce qui nous empêche de comprendre les raisons de l'obscurité et par conséquent de chercher la lumière. 

 

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