Démocratie ou pas ?...

On est resté quatre ans dans la Creuse. Effarés par les dégradations sur l'environnement. On en est parti pour se rapprocher de la famille mais on avait vite compris que l'avenir de ce territoire était des plus sombres.

 

Dans le Limousin, les militants face à la criminalisation de l'écologie politique

 

Par Eloi Boyé , publié le 11 July 2025

Carmen et Vincent, naturalistes et habitants de la Creuse.

Carmen et Vincent, naturalistes et habitants de la Creuse. Photos : Eloi Boyé

Le plateau de Millevaches, en Limousin, est connu comme un territoire d’alternatives et de luttes écologiques et sociales. Dans le contexte réactionnaire actuel, ses habitants sont pris en tenailles entre une accélération des destructions environnementales et la stigmatisation des défenseurs du vivant.

5 octobre 2024. Des manifestants déambulent dans les rues de Guéret, en Creuse, pour s’opposer à l’« accaparement des forêts ». Organisée par des collectifs citoyens locaux, la manifestation, qui réunit plus de 2 000 personnes, vise principalement deux projets industriels : l’extension de la scierie Farges Bois à Égletons, en Corrèze, et la construction d’une usine de granulés de bois destinés au chauffage, à Guéret.

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Le Limousin est en effet devenu depuis quelques années le théâtre d’une opposition entre ceux défendant une vision extractiviste de la gestion forestière et ceux qui appréhendent la forêt dans sa dimension économique mais aussi écologique et sociale. Des acteurs industriels aux visées court-termistes s’approvisionnent massivement dans la région. « On se sent submergé de projets industriels néfastes pour la forêt », témoigne Laurent Carayol, 58 ans, participant à la manifestation et membre de l’association L’Aubraie, créée pour promouvoir « une forêt vivante en Limousin ».

Des dispositifs policiers disproportionnés

C’est ainsi que le cortège est composé de jeunes militants écologistes, de membres de la filière bois, de nombreux retraités et de parents accompagnés de leurs enfants, qui déambulent joyeusement sous le soleil automnal. Une mobilisation « pacifique, bon enfant et très familiale », affirme Laurent Carayol, loin de la « convergence des luttes avec la participation d’éléments incontrôlables » crainte par la préfecture de la Creuse. Dans son arrêté pris avant la manifestation1, la préfète Anne Frackowiak-Jacobs envisageait une mobilisation qui devait « fédérer au sein de l’ultra-gauche » aux actions « radicales et violentes » et même la « propagation des violences urbaines au département de la Creuse ».

En prévision, la préfète avait déployé un « dispositif policier disproportionné », se souvient David quelques mois plus tard. Ce menuisier de 43 ans, natif du Limousin, vient d’achever une année de formation professionnelle en sylviculture et bûcheronnage. Il considère que la préfecture de la Creuse souhaitait « réprimer » les manifestants réunis à Guéret : un point de vue partagé par de nombreux militants présents.

« Cette criminalisation des mouvements écologistes provoque une mise sous silence : c’est une forme de censure. »

« Il fallait voir le déploiement des forces de l’ordre dans la ville, raconte Carmen, naturaliste habitant en Creuse. La préfecture avait été cloisonnée, il y avait des hélicos, des drones. » De tels déploiements de forces de l’ordre sont fréquemment constatés par des habitants dans le cadre de luttes forestières locales. Composé d’habitants du territoire dont une bonne part de sexagénaires, le groupe « forêt action » du Syndicat de la Montagne limousine s’oppose à la gestion industrielle des forêts, notamment au modèle de gestion par coupes rases.

Lors d’une de leur rencontre dans un bourg du plateau de Millevaches, l’un des membres évoque la présence d’agents des renseignements territoriaux à une réunion publique : « Mais de toute façon, ils sont tout le temps là ! » réplique Rémi, habitué à cette surveillance.

David, membre de divers collectifs de défense des forêts limousines.

Les relevés de plaques d’immatriculation par des gendarmes sur des lieux de rassemblement pacifique, les survols d’hélicoptères lors d’événements en pleine campagne ou les convocations en gendarmerie sont devenus monnaie courante, même lors d’actions parfaitement légales : « une criminalisation de l’écologie politique » que ces militants perçoivent comme croissante. Thibault, un autre membre du « groupe forêt », évoque ainsi sa certitude d’être « fiché » ainsi que d’autres habitants inscrits selon lui sur des fichiers de renseignement pour leurs actions militantes. « Ça met une pression. On se sent surveillé », témoigne-t-il.

La prévention face à l’intervention des forces de police est ainsi devenue un sujet de débats entre habitants militant pour la protection du vivant, qui se questionnent notamment sur la médiatisation de leurs luttes : « En même temps il faut qu’on informe le grand public, mais si on médiatise on va subir de la répression, affirme Thibault. Finalement, cette criminalisation des mouvements écologistes provoque une mise sous silence : c’est une forme de censure. »

Les écolos comme épouvantails

Cette présence policière et cette surveillance sont justifiées par la crainte de violences venues de l’« ultra-gauche » : un poncif des autorités publiques et de l’opposition politique aux mouvements écologistes du Limousin. Le terme est utilisé par les préfectures locales pour justifier des décisions administratives contre des militants, par des médias, ou par des représentants politiques : à l’image du député de Creuse Bartholomé Lenoir (Union des droites pour la République, UDR). Ce dernier, après avoir publié une pétition « contre l’ultra-gauche dans la Creuse », pointait le risque d’« implantation d’une ZAD en Creuse » lors d’une question au gouvernement à l’Assemblée nationale en novembre 20242.

Ce climat d’« acharnement » s’amplifie avec l’émergence des « mouvements populistes mondiaux », selon Thierry Letellier, maire de la petite commune de La Villedieu. Installé en Creuse depuis plusieurs décennies, cet éleveur d’ovins à la retraite représente une figure locale des combats alliant agriculture paysanne et protection du vivant. « C’est très facile de brosser les gens dans le sens du poil et de leur dire de se battre contre ceux qui vont les empêcher de prendre leur bagnole », constate-t-il, l’air soucieux.

« Les paysans peuvent casser et saccager absolument tout ce qu’ils veulent. Et simplement, tu mets trois écolos dans un champ, et il y a des centaines de policiers qui sont prêts à mutiler des gens. »

Carmen et Vincent témoignent de la haine que concentrent les personnes identifiées comme écologistes. Les deux naturalistes racontent les menaces subies du fait de leur engagement pour la protection des deux loups installés sur le plateau de Millevaches et leur coexistence avec l’élevage : « On nous menace sur les réseaux sociaux, il y en a qui menacent de débarquer chez nous », raconte Carmen. Les deux naturalistes témoignent également de l’aggravation du climat local faisant suite au déclassement du loup au sein de la convention de Berne, en décembre 2024 : « Ça a encore débridé le comportement de certains éleveurs : ça les conforte dans leur position. »

Ainsi, en mars 2025, la projection de leur documentaire La Part du loup à l’école forestière de Meymac a été annulée en raison de pressions exercées par la FDSEA et des Jeunes Agriculteurs de Corrèze sur l’établissement d’enseignement professionnel. Carmen et Vincent évoquent également l’intrusion suivie de dégradations commises par des membres de la Coordination rurale dans les locaux de l’Office français de la biodiversité (OFB) en novembre 2024 : « C’est quand même une attaque frontale ! s’exclame Carmen. Mais on les laisse faire. »

Élevage ovin dans le Limousin.

Dans ce contexte de violence de certains acteurs agricoles, l’ancien éleveur Thierry Letellier dénonce le « deux poids, deux mesures » des autorités : « Les paysans peuvent casser et saccager absolument tout ce qu’ils veulent, constate-t-il. Et simplement, tu mets trois écolos dans un champ, et il y a des centaines de policiers qui sont prêts à mutiler des gens. »

L’entretien du clivage néo vs anciens ruraux

À l’image de l’hétérogénéité des opposants à une gestion industrielle des forêts, le clivage entre néoruraux sensibles aux questions écologistes et ruraux de longue date est loin d’être figé. En revanche, il est savamment entretenu. « Beaucoup de personnes ont un intérêt à stigmatiser le plateau, les néoruraux, l’ultra-gauche, témoigne un membre de Méga-Scierie Non Merci. Ça permet de rendre plus compliquée la contestation en faisant croire à une mobilisation étant le fait d’une minorité violente et dangereuse. »

« Le problème, c’est que ce genre d’accusations de violence des écolos perce ensuite dans l’opinion », déplore David. Originaire de Haute-Vienne, il s’installe en 2015 à Châtelus-le-Marcheix, en Creuse, département voisin. Entré au conseil municipal en 2022, il raconte avoir été rapidement assimilé à un néo-rural et à un militant violent du plateau de Millevaches à la suite de propositions sur les questions écologiques.

Il propose notamment de mettre en place une régie communale agricole, un outil permettant à la collectivité de porter elle-même une activité de production agricole et d’en contrôler le cahier des charges. « Les gens ont assimilé ça à des propositions du Syndicat de la Montagne limousine, se souvient-il. Ils reprennent tous ce que les médias dominants, la préfecture et Bartholomé Lenoir leur vendent et ils se complaisent dans cette définition : ça leur permet de rejeter en bloc toutes contraintes environnementales qui seraient en opposition avec la pleine jouissance de la propriété privée. »

La Villedieu, en Creuse.

Tout en percevant un réel climat anti-écologiste chez certains habitants du territoire, des membres du collectif Méga-Scierie Non Merci nuancent l’importance du clivage entre néoruraux et anciens habitants. « Certains ruminent mais ils boivent aussi un coup avec toi ! On arrive à se parler », déclare l’un d’entre eux. « Les réactions anti-écolos viennent aussi du fait que les luttes écologistes sont perçues comme une critique morale des gens, complète son camarade. Mais nous, on s’attaque au modèle économique et aux gros projets industriels : pas aux pratiques des personnes qui font des coupes rases pour gagner leur vie. »

Ainsi, la plupart des militants insistent sur les nombreuses convergences possibles entre habitants du territoire. « Face au climat national de multiplication de projets industriels totalement incohérents d’un point de vue écologique, il y a aussi un côté rassurant, estime David. Parce qu’en face, une prise de conscience gagne le cœur des populations et une fronde sérieuse s’organise : les habitants tissent des liens militants. C’est un système immunitaire écologique. » 

1. Arrêté préfectoral modifiant l’arrêté n°23-2024-10-01-008 du 1er octobre 2024 autorisant la captation, l’enregistrement et la transmission d’images au moyen de caméras installées sur les aéronefs, préfecture de la Creuse.

2. « Vote solennel sur la première partie du projet de loi de finances pour 2025. Suite de la discussion de la seconde partie du PLF 2025 ». Assemblée nationale, 12 novembre 2024.

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