Désirs et bonheur

Aristote, autant que les Epicuriens ou les Stoïciens, s'accordent sur un point : seule une vie juste et droite peut nous faire accéder au bonheur véritable, c'est à dire durable. Il ne s'agit pas d'un bonheur qui ne serait qu'épisodique ou événementielle mais d'un état constant nourri par une conscience intègre et libre. Le bonheur qui ne serait qu'une joie est un leurre puisque la joie est une émotion et le bonheur un état.

Pour les Epicuriens, si le plaisir est essentiel au bonheur, il n'en est pas la source mais un supplément. Si ce plaisir est par exemple nourri par un acte qui en lui-même porte atteinte à ce qui "est vrai, juste et bon" (les trois tamis de Socrate), ce plaisir est une tromperie puisqu'il ne peut s'accorder avec l'état du bonheur qui est fondamentalement moral, non pas une morale civique, sociale, éducative, mais une morale universelle : "“Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature”. Kant

Certains désirs sont par conséquent incompatibles avec la morale universelle.

Pour Kant, l'homme véritablement moral, doit filtrer ses désirs et ne garder que ceux qui répondent à une conduite potentiellement universelle, non pas par formatage, conditionnement, éducation, mimétisme, désir d'attachement et de reconnaissance, lâcheté, faiblesse, abandon, indifférence, ignorance mais par une conduite essentiellement fondée sur l'absence de trouble, autant sur un plan individuel qu'universel. Il s'agit pour lui d'un devoir et c'est l'application de ce devoir qui génère le bonheur.

J'en viens donc à mon interrogation :

Qu'en est-il de l'alimentation carnée qui réclame la mise à mort de l'animal ?

Est-ce un acte moral ou un acte conditionné ?

Au regard de nos connaissances sur les besoins biologiques et par l'évidente possibilité de se passer intégralement de la viande, est-il moral de tuer ? 

Et si la réponse qui vient est qu'il en a été ainsi de tous temps, alors il ne faut pas s'étonner que l'humain soit toujours aussi apte à tuer ses semblables puisqu'il en a été ainsi depuis la nuit des temps...

Je ne peux donc pas accorder à cette réponse une validité universelle. 

Il n'est pas acceptable, moralement, de tuer, consciemment. 

Bien entendu, les défenseurs du régime carné me répondront qu'ils n'ont pas tué l'animal qu'ils mangent.

Est-ce que cela les délivre du mal qui a été commis ? Non, étant donné que l'animal a été tué parce qu'il existe des individus qui le mangent...

Il faut bien prendre conscience que la mise à disposition de la viande animale par les gens qui tuent ne se fait que dans l'optique des consommateurs. 

L'offre répond immanquablement à une demande. Le tueur n'est en rien responsable. Il agit conformément à la pression sociale. 

On peut bien évidemment lui demander de tuer "proprement" mais la mort restera la même. On peut être mort en ayant souffert ou dans l'absence de souffrance mais l'état de mort ne change pas. 

C'est un animal mort qui sera mangé. 

La question finale est par conséquent inévitable :

Est-ce que cette mort contribue à mon bonheur ou uniquement à mes désirs ? 

Est-il moral que les désirs alimentaires soient érigés en valeur universelle dès lors que ces désirs contribuent à la souffrance et à la mort de milliards d'êtres vivants ?

C'est là qu'il convient de ne plus regarder une barquette de viande ou un pâté de campagne comme un aliment mais comme un animal mort.

Et ensuite de s'interroger sur le conditionnement envers nos désirs.

Puis un peu plus loin, de l'impossible accès au bonheur dès lors que l'individu est manipulé par des désirs qui ne peuvent être érigés en valeur universelle.

La boucle se ferme.

A chacun de décider d'en sortir ou pas. 


 

TOUS, SAUF ELLE

extrait : 

Laure était descendue au supermarché de la ville. Elle devait se réapprovisionner. Elle voulait manger des fruits. Une envie si forte qu’elle en avait rêvé. Elle ne comprenait pas sa réticence à manger de la viande depuis son réveil. Elle avait refusé les plats de l’hôpital et ne s’était alimentée qu’en fruits et légumes. Un dégoût si fort qu’elle en avait la nausée devant une assiette de viande. Elle avait pensé que ça passerait, que les médicaments pendant son coma avaient perturbé ses perceptions puis elle avait fini par accepter l’évidence.
L’idée de manger un animal lui était devenue insupportable. 
Elle s’était munie d’un simple panier à roulettes. Ses besoins alimentaires n’obéissaient à aucun désir. Juste une nécessité de survie. 
Lorsqu’elle traversa l’allée des conserves, ses yeux se posèrent sur des boîtes de sardines et de maquereaux. Elle en avait mangé des quantités importantes pendant des années, elle en adorait le goût. 
Elle eut un haut le cœur, une douleur dans la poitrine, l’impression d’être enfermée par des tôles étroites, des noirceurs huilées où pourrissaient les viandes.
Elle s’échappa du couloir et se dirigea vers le rayon des fruits et légumes. 
Le rayon boucherie et charcuterie se trouvait sur sa route et c’est en approchant des présentoirs que le malaise s’amplifia au point qu’elle s’arrêta. 
Un vertige qui l’obligea à fermer les yeux. 
Une odeur détestable l’enveloppa.
Un sirop épais et amer coula dans sa gorge, un étouffoir, un filtre bouché, une suspension involontaire de son souffle. 
C’est là qu’elle entendit les cris aigus des bêtes et elle en eut si peur qu’elle sursauta en regardant autour d’elle.
Le sol était jonché de viscères.
Des flaques de sang où trempaient des abats.
De chaque présentoir à viande ruisselaient des coulées épaisses, des vomis d’entrailles lacérées.
Des têtes de veaux aux yeux exorbités la fixaient.
Des groins tranchés de cochons vociférant.
Des serpentins d’intestins dégueulant des excréments.
Des pyramides de boudins gélifiés couverts de mouches verdâtres, des agneaux agonisant suspendus par leurs pattes, le bruit de la viande martelée, le sursaut des corps électrifiés, les beuglements de terreurs, les carotides tranchées et les giclées de sang, les soubresauts de la vie qui s'efface.

Un vacarme de guerre dans son crâne, le chaos des massacres. Elle étouffait sous le poids du charnier, elle se noyait dans les biles déversées.


Elle sentit ses jambes se dérober et elle dut s’appuyer au montant d’une étagère.
Le souffle haletant, le cœur aux abois.
Elle recula en s’interdisant de hurler. 
Elle ne comprenait pas sa solitude. Plus aucun client, plus aucune activité humaine.

Juste ces monceaux de cadavres et les tressaillements des mourants.


Elle recula encore et s’obligea à tourner la tête. Elle devina alors au bout d’une allée interminable un espace lumineux, comme au bout d’un tunnel. 
Elle s’efforça de respirer calmement et n’y parvint pas. 
Elle devait sortir, au plus vite, s’enfuir, s’éloigner de ce charnier, ne plus jamais y revenir.
Elle en mourrait."

  

 

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