Le Point.fr - Publié le
La justice a débouté à deux reprises l'association "Survival International", qui contestait
la vente d'objets sacrés d'une tribu amérindienne. Explications.
L'avocat Pierre Servan-Schreiber, qui défendait déjà l'association en avril, avait demandé cette fois en référé à ce que les 25 masques compris dans la vente en soient soustraits le temps que l'affaire soit jugée au fond. "L'idée même qu'ils soient vendus, et même simplement exposés ainsi au public est pour cette tribu d'une obscénité insupportable", souligne-t-il. "Les kachinas sont chez les Hopis les messagers des dieux et les esprits de leur ancêtres, explique l'ethno historienne Joëlle Rostkowski, spécialiste des Indiens d'Amérique et enseignante à l'EHESS. Les masques qui les représentent sont portés lors des rituels par des danseurs qui abritent alors en eux les esprits. Ils ne sont pas montrés en dehors de ces occasions".
"Outrage"
En avril, l'ambassadeur des États-Unis avait fait part à la maison Néret-Minet Tessier & Sarrou de son inquiétude, et demandé la suspension des enchères ; l'acteur Robert Redford, lui aussi, avait mis son poids dans la balance, qualifiant la vente de "criminelle" et de "sacrilège". Sans effet.La sacralité de ces masques, la justice ne la nie pourtant pas. Non plus que les commissaires priseurs. Au contraire, fait remarquer Joëlle Rostkowski : un masque a d'autant plus de valeur qu'il a été "dansé" (porté pendant un rituel) et qu'il incarne un esprit important du vaste panthéon hopi, comme la Mère Corbeau. Mais l'ordonnance rendue vendredi considère, comme en avril, que "si la vente de ces objets cultuels peut constituer un outrage à la dignité de la tribu Hopi, cette considération morale et philosophique ne donne pas à elle seule droit au juge des référés de suspendre la vente, qui n'est pas interdite en France". "Les trois quart des oeuvres d'art, surtout anciennes, sont d'inspiration religieuse", faisait valoir, avant que l'ordonnance ne soit rendue, Alain Leroy, dont la maison Eve organise les enchères de lundi. "Cette vente, ajoutait-il, est parfaitement licite, y compris dans le droit américain".
Aux États-Unis, pourtant, ce type d'enchères n'a quasiment plus cours. Depuis 1990, une loi, le NAGPRA (Native American Graves Protection and Repatriation Act) prévoit en effet que les communautés amérindiennes puissent obtenir la restitution de leurs restes humains et de leurs objets sacrés lorsque ceux-ci sont entre les mains d'institutions publiques recevant des subsides du gouvernement fédéral. Lorsqu'un kachina est en mains privées, il peut donc être vendu pour peu qu'il dispose d'un titre de propriété valide. Sauf que la provenance des masques, justement, pose souvent question. Et "les grandes maisons s'abstiennent, en raison de l'émotion que de telles ventes provoquent et des contestations possibles dont elles peuvent faire l'objet", note Joëlle Rostkowski.
Engouement
Le marché s'est par conséquent déplacé vers la vieille Europe. Et vers la France en particulier où ces masques suscitent depuis longtemps un très vif engouement. Les surréalistes, André Breton en tête, en ont les premiers fait collection ainsi que des poupées kachinas, que les Hopis offrent aux enfants lors de leur initiation.
"Nous ne disons pas qu'aucun objet sacré ne peut être vendu, ni que les musées d'arts premiers doivent être vidés de leurs collections. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle notre requête ne portait que sur une partie des lots", souligne Pierre Servan-Schreiber. "Nous avions travaillé à une définition des objets cultuels qui pourraient être interdits à la vente : qu'ils soient issus d'une communauté d'hommes qui les considère comme absolument essentiels à sa culture ; que cette communauté soit toujours existante ; qu'ils appartiennent non à un individu, mais à la communauté qui s'en prévaut ; qu'enfin ils ne puissent être trouvés et achetés dans le commerce". "La réponse qui nous a été donnée, ajoute-t-il, revient à nous sommer de ne pas revenir au tribunal une troisième fois".
Délai
Le débat est-il donc définitivement tranché ? Pas si sûr. "Aux aspects juridiques s'ajoutent, ici, des enjeux éthiques, note Joëlle Rostkowski. L'Icom (International Council of Museums, NDLR), qui traite des questions de déontologie dans les musées, se pose par exemple la question de l'attitude à adopter envers ce type d'objets". La France, qui a restitué ces dernière années à la Nouvelle-Zélande des têtes maories appartenant à des collections publiques, est d'ailleurs elle-même confrontée à ces enjeux.
En attendant, l'ambassade des États-Unis a demandé samedi à la société Eve un délai, afin que les tribus Hopi et Apache San Carlos, dont des objets cultuels doivent également être vendus lundi, "'puissent avoir la possibilité de [les] identifier, de vérifier leur provenance et de déterminer si elles pourraient revendiquer ces objets selon les termes de la Convention de l'UNESCO de 1970 sur l'exportation et le transfert de propriété de biens culturels, ou de toute autre juridiction". A voir si, cette fois, sa voix sera entendue.
Voici d'autres masques hopis (© Arnaud Guillaume / AFP) :