Ecrire l'incompréhensible
- Par Thierry LEDRU
- Le 24/09/2025
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Ce que j'ai vécu et qui n'est pas compréhensible. S'agissait-il d'une hallucination ou d'une autre vérité, d'un espace inconnu qu'on ne peut inventer ? Je n'étais pas dans une grotte mais sur un sommet, seul. J'avais vingt ans. Une ascension en solo, l'attention extrême, la concentration et l'application de chaque geste, une rupture, un mental qui se tait car ses bavardages inquiets auraient pu être fatals. Et c'est là que s'ouvre l'autre dimension, celle d'un esprit libéré de tout et qui capte enfin ce qui n'est pas "raisonnable". Je n'étais pas un puma mais un rapace. Une vision macroscopique de l'étendue, ce qui ne peut être vu par l'oeil humain, tout était là, dans une vision que je contrôlais.
Je n'ai jamais rien oublié et c'est en écrivant ce roman, l'histoire de Laure, que le désir intense, corporel, viscéral de tout transcrire est venu. Je sais combien, après avoir écrit plusieurs romans, que dans chacun d'entre eux se retrouve cet état de décorporation, cette expérience de conscience modifiée. J'ai mis longtemps en fait à le comprendre.
Il m'est parfois douloureux de ne pas pouvoir le revivre comme je le voudrais, de ne pas pouvoir le déclencher selon mon bon vouloir, de n'être finalement que celui qui reçoit et je m'en veux de cette déception car je sais en même temps le privilège que j'ai d'avoir été libéré, à quelques reprises, de la pesanteur humaine et d'avoir pu goûter à la beauté ineffable de l'inconnu.
C'est sans doute la raison essentielle pour laquelle j'écris. Retourner à travers les mots dans cette dimension. Ce passage-là, je n'en changerai pas une ligne, pas un mot, pas une virgule. Il y a de la même façon, dans chacun de mes romans, des passages qui sont inscrits, gravés, immuables.
Ça ne signifie pas qu'ils sont parfaits mais ils sont ce que je porte.
Il y a deux nuits, j'ai rêvé, encore une fois, que je volais. Toujours au-dessus des montagnes. Je sens parfaitement le mouvement de mes ailes, le vent dans mes plumes, le moindre positionnement de mon corps, je peux me déplacer à des vitesses vertigineuses sitôt que je décide de m'approcher d'un lieu. Il y a des couleurs, des lumières, les forêts, les cours d'eau, les glaciers, les sommets, les crêtes et les neiges éternelles.
Je suis éveillé, parfaitement éveillé, totalement conscient.
Et pourtant, à un moment, le rêve s'arrête. Et c'est douloureux et en même temps merveilleux d'avoir pu le vivre.
TOUS, SAUF ELLE
Tout à l'heure, dans une autre vie, elle avait rejoint la grotte, elle était entrée et s’était assise dans l’ombre, au plus profond, sur une roche plate. L'ombre...
Elle en avait ressenti la présence, comme celle d'une personne. Là, tapie dans l'ombre. L'ombre dans le secret d'elle-même.
Elle avait eu un vertige.
Elle avait pris un des deux bidons sur son sac, elle avait bu trois gorgées, lentement, avec application puis elle avait replié les jambes en tailleur. Une posture incongrue après une course mais qui lui paraissait incontournable. Elle avait longuement écouté le goutte à goutte de la source puis elle avait senti une étrange torpeur l’envahir, une fatigue inhabituelle. Elle s’était allongée sur le dos avec son petit sac sous la tête. Elle avait ausculté chaque point de contact de son corps avec la roche, elle avait un peu bougé pour trouver la position idéale, le désir aimant de s’accorder au moindre relief minéral, puis elle était entrée dans une immobilité totale. Les mains posées en croix sur son ventre.
Elle ne se souvenait pas avoir fermé les yeux.
Elle ne se souvenait pas non plus les avoir ouverts, ni du moment où elle avait entamé la descente. La descente vers quoi, d'ailleurs ? Elle avait suivi des traces sans accorder la moindre importance à la direction prise, comme aimantée, reliée par un fil invisible à un lieu sacré qu'elle devait rejoindre. Elle se souvenait juste d'un désert et d'une histoire de Barbares.
Elle marcha ainsi, mue par une intuition puissante.
Quand elle arriva à la ferme, elle repensa au texto et décida de le relire.
Elle ouvrit la porte, alluma la lampe sur pied du salon et s’assit dans le fauteuil.
« Tout va bien. Il ne s’est rien passé. Je reste à Lyon demain, deux, trois trucs à vérifier. Je t’aime. »
Elle leva les yeux et balaya l’intérieur du regard et ce fut comme un rappel à soi, la sortie d’un tunnel, le retour à une vie connue.
Il y a longtemps, elle était entrée dans une grotte et elle s’était allongée dans l’ombre. Le temps s’était étiré au-delà de l’espace habituel et elle avait maintenant l’impression de ne pas être redescendue. Ou d’être quelqu’un d’autre.
Une femme était montée là-haut. Quelqu’un d’autre était revenu. Elle et lui, lui en elle. Comment le comprendre ?
Elle ne se souvenait pas avoir fermé les yeux. Elle n’avait plus aucun repère temporel depuis l’instant où elle avait quitté le monde connu.
La main de Figueras s’était posée sur son front.
Mais à l’intérieur.
L’évaporation intégrale des ressentis humains. L’effacement de son corps allongé sur la roche. Aucun point de contact. Rien de connu. Et tout ce qui avait jailli n’était aucunement identifiable.
Elle s’étonna même de ne pas oser vraiment se le remémorer comme si de telles pensées relevaient de la psychiatrie et ne devaient pas être ranimées.
Elle pensa alors qu’elle n’en parlerait peut-être jamais.
Elle s’enfonça dans le fauteuil, posa le smartphone sur le plancher et ferma les yeux. Volontairement, cette fois.
Qu’avait-elle vécu là-haut ? Elle devait se souvenir, ne rien perdre, elle en sentait douloureusement l’importance et s’en voulait de gâcher la beauté du voyage par une peur ténébreuse.
Plonger dans la lumière, la retrouver, se nourrir de sa bienveillance, du cadeau offert.
La main de Figueras la regardait et elle savait maintenant que, si la phrase n’avait aucun sens, elle possédait en revanche une puissance évocatrice phénoménale. Elle réalisa qu'en pensant à ces quelques mots – la main de Figueras la regardait– elle basculait immédiatement dans une vision intérieure d'une acuité stupéfiante. Elle distinguait les rides et les taches sur sa peau, le cheminement des veines. Elle percevait l'odeur de la terre sur ses doigts.
L’énergie qui coulait la visitait comme un flux électrique, un produit révélateur. Un circuit interne qui la ravissait. Figueras regardait en elle et elle se souvenait de la tendresse, de l’intention bienveillante.
Elle était gênée et simultanément comblée de deviner dans le phénomène un acte d’amour. Sans rien y comprendre.
Elle ne savait plus rien. Pas dans la dimension humaine.
Elle était un puma. Un puma…
Elle n’en connaissait rien avant d’entrer dans la grotte. Elle savait tout de lui maintenant. Puisqu’il était elle et qu’elle était lui.
Plus rien n’avait de sens, rien n’était vérifiable, rien n’était racontable, rien n’était traduisible, aucun rêve n’avait cette portée.
Un territoire infini s’était ouvert et elle n’en était pas revenue.
Elle avait couru dans les montagnes, la puissance de l’animal dans ses fibres, elle était lui, il était elle, une reconnaissance cellulaire, des retrouvailles, la joie éblouissante de l’euphorie musculaire, quatre pattes volant au-dessus de la terre, chaque appui dans une perfection totale, elle avait couru en lui, dans l’acuité de ses regards, le saisissement fulgurant de la moindre brindille dans son champ de vision, dans le couronnement de ses sens, l’extrême déploiement de sa vitalité, la puissance de son corps, tout entier impliqué dans la chasse, elle avait vu l’étendue des existences, le cheminement millénaire des incarnations, le tournoiement des âmes en attente, dans l’immensité des montagnes, à l’envers des cieux, elle avait cavalé sur les nuages, elle avait traversé les abîmes du temps en découvrant leur inexistence, rien n’avait de durée, tout n’était que l’instant, éternellement.
C’est là qu’elle avait ressenti le danger, une menace immense, constante, où que l’animal soit, qu’il coure dans les montagnes ou les forêts, qu’il traverse les torrents ou explore les ravins les plus profonds.
Où qu’il soit, un péril majeur, un risque de disparition et elle découvrit l'horreur de cette existence, cette menace constante, cette attention vitale, le calvaire des animaux persécutés, la diminution dramatique des congénères.
Elle ne savait pas quand elle avait ouvert les yeux. Ni quand elle avait décidé de quitter la grotte. Ni comment elle avait franchi les ressauts, les pentes, les vires et les couloirs rocheux pour rejoindre la forêt. Elle ne savait rien de ces instants inexistants.
C’est dans l’espace fermé des murs de la ferme qu’elle avait réellement repris conscience.
Ou qu’elle l’avait perdue.
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