Enjeux philosophiques du changement climatique 

 

Je trouve intéressant de chercher le point de vue de la philosophie au regard du changement climatique et de tous les effets que nous connaissons. Dès lors qu'on considère ceux-là comme indéniables.

 

Grand angle

Enjeux philosophiques et éthiques du changement climatique 

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Minimum Monument, un projet d’art éphémère de l’artiste brésilienne Néle Azevedo. Des centaines de figurines de glace fondent sous la température une fois installées. São Paulo, Brésil, 2016.

L’humanité est en débit. Année après année, elle consomme plus de ressources que la nature peut lui en procurer. Cette surconsommation a un effet direct sur le climat. Pour mieux en comprendre les enjeux, le philosophe et biologiste Bernard Feltz éclaire les rapports complexes entre l’homme et la nature avant de se pencher sur les aspects éthiques de la gestion de l’évolution climatique.

Bernard Feltz

Défi majeur pour notre époque, le changement climatique concerne aussi bien notre quotidien que l’ordre géopolitique mondial. Il constitue l’une des dimensions d’une crise écologique globale, conséquence directe des rapports complexes entre les humains et la nature. Ces rapports peuvent être distingués en quatre grandes approches.

La première, celle de Descartes, considère la nature comme un ensemble d’objets mis à disposition de l’être humain. Le philosophe du XVIIe siècle, contemporain de Galilée et considéré comme un grand initiateur de la modernité, porte le projet d’une science du vivant analogue à la science physique naissante. Il défend l’idée d’un « animal-machine ». Le vivant n’est rien d’autre que de la matière inerte organisée de manière complexe. Seul l’être humain a une âme substantielle distincte du corps, ce qui en fait la seule espèce respectable. Le reste de la nature, vivante ou inerte, relève du monde des objets à disposition de l’humanité. Descartes n’a aucun respect pour l’environnement qu’il envisage sous un rapport utilitaire et qu’il considère comme une ressource infinie dans laquelle l’homme peut puiser sans complexe. On perçoit combien de telles présuppositions ont conduit à une utilisation sans vergogne de la nature sous toutes ses formes : agriculture, pêche, élevage intensifs, épuisement de minerais, pollutions de toutes sortes…

Autre approche, l’écologie scientifique est porteuse d’une tout autre vision du monde. Le botaniste britannique Arthur George Tansley propose en 1937 le concept d’écosystème, qui va révolutionner le rapport scientifique à la nature. Ce concept renvoie à l’ensemble des interactions des diverses espèces vivantes entre elles, et de l’ensemble du vivant avec le milieu physique : sol, air, climat… Dans ce contexte, l’homme se redécouvre appartenant à la nature, comme un élément de l’écosystème. Bien plus, cet écosystème est un milieu fini, aux stocks limités, en amont comme en aval des activités humaines.  

Mais de nombreux penseurs jugent que l’approche de l’écologie scientifique est insuffisante. Les adeptes de l’écologie profonde (deep ecologists), par exemple, estiment que le cœur du problème dans l’approche scientifique, y compris écologique, est l’anthropocentrisme. Ils prônent une philosophie de la totalité qui intègre l’humain au vivant dans son ensemble sans lui accorder de statut particulier. Le respect de l’animal est analogue au respect de l’humain. 

Une dernière conception des rapports humains/nature tente de se tenir à juste distance de la radicalité des deep ecologists, tout en soulignant la pertinence de la critique à l’égard de l’écologie scientifique. Nature et humain cohabitent et s’interpénètrent dans un vivant mieux respecté. Un animal peut être respectable pour lui-même, sans que lui soit accordé le même statut qu’à l’humain.

Une espèce vivante, un écosystème particulier sont respectables comme réalisations remarquables de la nature, au même titre qu’une œuvre d’art est une réalisation remarquable de l’humain. La dimension esthétique d’une réalisation renvoie à une dimension fondamentale de la réalité, que seul l’artiste est capable de dévoiler. Mais un tel rapport n’implique pas que l’œuvre respectée ait statut humain. Une hiérarchisation des valeurs est envisageable. L’animal, certains écosystèmes, certains paysages deviennent respectables selon une double modalité : c’est l’humain qui décide de les respecter, et c’est un mode de respect qui n’équivaut pas à un respect dû à l’humain. 

Au croisement de la science et de la politique 

Dimension de la crise écologique, le changement climatique ouvre la voie à une réflexion plus spécifique qui s’articule sur les relations entre science et politique. 

La science porte une lourde responsabilité dans l’émergence du problème climatique. C’est en grande partie en raison de la puissance impressionnante développée par les nouvelles technologies et leur utilisation sans limites par les puissances économiques que nous sommes entrés dans l’Anthropocène : pour la première fois dans l’histoire, les activités humaines conduisent à une modification de certaines caractéristiques environnementales pour l’ensemble de l’humanité.

Mais la science nous fait aussi prendre conscience des problèmes liés à la crise écologique. Elle joue un rôle décisif dans l’élaboration de scénarios susceptibles de conduire à une gestion rationnelle de la crise climatique. La science peut nous perdre, mais aussi nous sauver. Intégrée dans une conception plus large du réel, l’approche scientifique reste déterminante dans la maîtrise du changement climatique. 

Cependant, démocratie n’est pas technocratie… En démocratie, c’est le politique qui prend les décisions. Le sociologue allemand Max Weber (1864-1920) distingue le registre des faits du registre des valeurs. Du côté de la connaissance, le scientifique est un spécialiste des faits. Lui incombent l’analyse des situations et les propositions de divers scénarios compatibles avec les contraintes écologiques. Le politique agit, quant à lui, en fonction des valeurs qu’il s’engage à défendre. Dans un système démocratique, il tient sa légitimité du fait de son élection. Il est élu pour choisir précisément le scénario qui répond à son système de valeurs. Les changements climatiques impliquent des analyses techniques d’une haute complexité, qui ne sont pas toujours en accord avec les orientations choisies par les politiques.

Éthique environnementale

Néanmoins, force est de reconnaître que nous sommes entrés en transition vers une société modelée de manière décisive par les contraintes écologiques. Une implication de chacun dans sa vie quotidienne, le travail des divers acteurs économiques dans leurs activités respectives – depuis les petites et moyennes entreprises jusqu’aux trusts multinationaux les plus puissants –, l’engagement des structures étatiques, comme des structures intermédiaires – syndicats, fédérations d’entreprises, ONG… – sont des conditions indispensables à une action efficace. 

Car l’enjeu fondamental est bien l’avenir de l’humanité. Ce qui pousse à agir, c’est cette prise de conscience que l’évolution climatique non maîtrisée peut conduire à rendre la vie humaine sur Terre beaucoup plus difficile, voire impossible. On connaît le « principe responsabilité » que le philosophe allemand Hans Jonas a élaboré à la fin des années 1970, en pensant précisément aux questions écologiques : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre ». Désormais, il s’agit de concevoir une vie sociale contemporaine en y intégrant la préoccupation de la viabilité du système à très long terme, en incluant les générations futures dans le domaine de nos responsabilités.

Ces préoccupations écologiques doivent cohabiter avec les exigences contemporaines de l’éthique, à savoir le respect des droits de l’homme et la considération égale de toute personne humaine. Toutes les populations humaines ne sont pas égales devant le défi climatique. Paradoxalement, les pays les plus démunis sont souvent ceux qui sont le plus affectés par un réchauffement climatique non maîtrisé. Le respect des droits de l’homme doit donc conduire à un principe de solidarité internationale qui seul pourra garantir à la fois une gestion globale de l’évolution climatique et la prise de mesures spécifiques pour des situations particulièrement complexes. Principe de responsabilité pour les générations futures et principe de solidarité de tous envers tous sont essentiels pour une gestion équitable de la crise écologique.

En savoir plus

Rapport de la COMEST sur : L’éthique de l’eau : océans, eau douce, zones côtières
Principes éthiques en relation avec le changement climatique

Bernard Feltz

Biologiste et philosophe belge, Bernard Feltz est professeur émérite de l’université catholique de Louvain. Ses recherches portent sur la philosophie de l’écologie, les questions de bioéthique et les rapports sciences-sociétés. Il est l’actuel représentant de la Belgique au Comité intergouvernemental de bioéthique de l’UNESCO (CIGB).

 

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