Feu sur l’école, et plus précisément double feu, puisque l’école républicaine doit simultanément faire face à deux dangers : le premier est de reproduire les inégalités qu’elle a pour ambition de réduire ; le second consiste en une privatisation rampante dénaturant sa mission de service public. L’impressionnant dossier que livre ici Manière de voir (1) pourrait d’ailleurs avoir pour titre « Feu(x) sur l’école », puisqu’il s’agit d’éclairer de lumières vives les menaces qui pèsent sur notre système éducatif, pour en réaffirmer la vocation émancipatrice. Non sans relativiser la situation française à l’aide de reportages dans d’autres pays (Etats-Unis, Finlande, Egypte, Japon...).
D’emblée sont récusées deux approches courantes. L’une fait de l’école en tant que telle « le » problème (comme si la situation scolaire ne provenait pas des multiples failles sociales qu’elle reflète) ; l’autre voit en elle « la » solution (on ne saurait résoudre par le système éducatif les contradictions qui sont d’abord celles du système socio-économique).
Il importe alors de revenir au constat établi dès 1970 par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron : en dépit de l’« illusion méritocratique » (l’école serait une institution autonome où règnerait l’égalité des chances), le système éducatif demeure un lieu de reproduction des inégalités. Le dispositif des filières, la question de la carte scolaire et de ses contournements suffisent à montrer comment la sélection des meilleurs établissements par certaines familles s’accompagne d’une « ségrégation » dont pâtissent les autres. Méconnaître l’inégale répartition du capital économique, culturel et social du public scolaire serait en légitimer l’injustice. Les chiffres confirment cette inégalité citoyenne : 55 % des enfants d’ouvriers ou employés sont bacheliers, contre 84 % des enfants de parents aisés. On notera toutefois que l’écart s’est sensiblement réduit, ces pourcentages étant de 8 % et 59 % il y a quarante ans. Il faut le souligner afin de ne pas désespérer la collectivité enseignante qui croit en son métier.
On pourrait débattre des limites de ces statistiques. Les échecs trop commodément imputés à l’école ne sont-ils pas aussi liés au rouleau compresseur médiatico-publicitaire qui traque sans fin, pour le décerveler, le « cerveau disponible » des enfants ? La consommation béate érigée en bonheur suprême, les modèles d’existence axés sur l’argent facile (stars, sportifs, traders), et autres formes d’opium médiatique dont on ne mesure jamais l’effet délétère, contrecarrent la lente structuration des esprits dont est chargé le système éducatif. De sorte qu’à décrier les mérites de l’école publique, on peut prêter le flanc aux adeptes de la privatisation : « Peu à peu, la critique de l’école se mue en critique des principes mêmes de l’école, de sa finalité, de ses moyens », lit-on dans ce numéro.
L’emprise croissante du privé fait l’objet du deuxième éclairage de cette livraison. Depuis plus de dix ans, l’idéologie entrepreneuriale pénètre de ses mots le discours de l’éducation nationale. Les « objectifs » scolaires, les « compétences » à acquérir, les « autonomies » supposées libératrices ne visent qu’à fortifier l’employabilité, la compétitivité, le « capital humain » (ô Socrate !) de futurs travailleurs d’autant plus dociles à l’ordre néolibéral qu’ils s’y vivront eux-mêmes comme des produits devant se vendre, ou de microentreprises ayant vocation à s’autoexploiter…
Ainsi dûment formés, les super-employés de demain (heureux rescapés du chômage) auront pour loisir la liberté de s’éclater dans l’hyperconsommation. Les marques les y préparent en pénétrant elles aussi l’école, au noble motif d’aider les futurs citoyens à bien conduire, bien manger, bien gérer, bien penser… De sorte qu’il n’est plus nécessaire de supprimer le « service public » nommé éducation nationale. Il suffit de le vider des fonctions essentielles de l’école émancipatrice, à savoir : socialiser l’enfant, l’ouvrir à tout ce qui diffère de son milieu originel, le faire grandir dans la maîtrise de ses pulsions, exercer sa capacité de pensée critique, l’initier à la véritable culture, qui est à la fois compréhension du monde actuel et accès à ce passé vivant nommé civilisation.
Ces voies de l’émancipation sont largement explorées dans la dernière partie de cette livraison, qu’illuminent — entre autres articles — l’exemple du modèle égalitaire finlandais et l’inspiration de Paulo Freire, pour qui émancipation et enseignement sont liés.