Entretien avec Thierry Ledru
(Noirceur des cimes, Altal éditions)
1001 livres : Au travers de ton roman, nous comprenons bien que la montagne est un sujet que tu connais très bien, donc j'en déduis que tu es alpiniste à tes heures. Peux-tu nous en dire plus ?
Thierry LEDRU : J'ai commencé l'escalade à 15 ans en Bretagne, ma région d'origine. Je grimpais dans les falaises de Camaret, un lieu assez particulier dans le sens ou "le terrain d'aventure" prime sur les voies toutes équipées. Le sel marin empêche tout équipement à demeure et il faut donc se débrouiller avec des "coinceurs", petites pièces métalliques que l'on place au fur et à mesure que l'on grimpe. L'engagement est donc beaucoup plus important. J'aimais énormément cette pratique et cette idée que le grimpeur devait savoir "lire" une voie et construire son itinéraire. Toutes ces techniques m'ont préparé à la haute montagne que j'ai découverte l'été de mes 17 ans. J'ai fait le Mont-Blanc par la voir normale, un souvenir inoubliable, une "rencontre" déterminante. Je savais dès lors que je vivrais en montagne. J'ai enchaîné les sommets avec un ami breton. On partait toujours dans des voies non équipées, avec nos quatre kilos de coinceurs, des journées lumineuses et des galères mémorables ! A 25 ans, après plusieurs étés passés à Chamonix ou dans les Ecrins, je suis parti m'installer en Haute Savoie. Je pouvais enfin vivre en montagne toute l'année. Alpinisme et ski de randonnée sont devenus la ligne essentielle de ma vie.
1001 livres : Comment t'es venu le désir d'écrire ce livre ? Est-ce que ton vécu de "montagnard" à pris part, voir s'est imposé au fil de l'histoire ?
Thierry LEDRU : J'avais déjà écrit un premier roman, "Vertiges". Il avait reçu deux prix littéraires régionaux. Je savais que je portais en moi toute une démarche spirituelle liée à ma pratique de la haute montagne. Le désir de la mettre en forme était très fort. Je voulais sortir du cadre habituel du roman de montagne et entrer dans une démarche plus "philosophique" que celle que j'avais entamée dans "Vertiges". Encore beaucoup de choses à dire. Il fallait que j'écrive.
Je ne suis jamais allé en Himalaya mais je connais assez bien l'histoire de l'himalayisme. Le K2 est un sommet mythique qui correspondait totalement à ce que je voulais écrire. Il ne s'agit donc pas d'un vécu personnel. Les Alpes n'ont pas la dimension vertigineuse de l'Himalaya mais la passion est la même. Il me restait à transcrire la très haute altitude et ses exigences. C'était aussi une sorte de défi littéraire. Il m'était très important que ce roman soit crédible aux yeux des connaisseurs. Les retours que j'en ai eus de la part de certains grimpeurs me montrent que l'objectif est atteint et j'en suis très heureux.
1001 livres : Une question m'est venue à plusieurs reprises au cours de ma lecture et je pense qu les lecteurs se la poseront également, est-ce une histoire vraie ?
Thierry LEDRU : J'ai beaucoup pensé pendant l'écriture de ce livre à Jean-Christophe Lafaille et à sa femme Katia. Jean-Christophe était un grimpeur exceptionnel. A la face sud de l'Annapurna, il a vécu un calvaire épouvantable. Pierre Béghin, son compagnon de cordée est tombé sous ses yeux. Un point de rappel qui a cédé. Jean-Christophe se retrouvait seul en pleine paroi avec un matériel dérisoire. Une chute de pierres lui a fracturé un bras. Personne n'aurait imaginé le revoir vivant. Il est pourtant redescendu dans des conditions dantesques et les photos de son arrivée prises par des grimpeurs ont marqué beaucoup de monde...Le regard de celui qui revient de très loin...
Jean-Christophe est retourné en Himalaya après avoir ouvert des voies grandioses dans les Alpes. Sa femme, Katia, l'accompagnait. Jean-Christophe grimpait en solo, Katia l'attendait au camp de base. Plusieurs réussites exceptionnelles, des voies extraordinaires. Onze huit-mille mètres gravis sans apport d'oxygène, souvent par des nouvelles voies et certains en solo.
Et puis Jean-Christophe s'est lancé dans une nouvelle voie au Makalu, en solo, et en hiver. A ces altitudes, c'était un défi gigantesque. Il a disparu le 26 janvier 2006. Son corps n'a jamais été retrouvé...
J'ai essayé dans ce roman de tenir compte du point de vue du grimpeur mais aussi de sa compagne qui attend au camp de base.
1001 livres : Si je ne me trompe pas, il me semble que tu es professeur (ouh la la, ne regarde pas mes fautes), comment arrive-t-on à côtoyer deux univers aussi opposés, j'entends par là : la solitude dans les hauteurs des montagnes et une classe pleine d'enfants, parfois "brailleurs" ?
Thierry LEDRU : Je suis instituteur depuis mes 19 ans. J'en ai 47. J'ai toujours aimé les enfants et j'ai été tellement marqué par mon instituteur de CM2 que j'ai toujours voulu en faire mon métier. L'énergie des enfants est un bonheur pour moi. Je n'aurais pas pu travailler avec des adultes...Ils n'ont bien souvent pas assez de joie de vivre en eux. Ca ne me pose pas de problème par rapport à mon amour du silence, de la solitude, de l'altitude. J'ai une qualité de vie que je n'échangerai pour rien. Et l'engagement dans mon métier, dans ma "mission" est très similaire à celle pour la haute montagne. Il faut vivre ce métier avec un don total, absolu. Il n'y a pas de demi-mesure. Comme en haute montagne.
1001 livres : Pour te connaître un peu plus, as-tu publié d'autres romans ? Si non, y en aura-t-il un autre prochainement ?
Thierry LEDRU : J'ai donc publié "Vertiges" en 2004. Prix de la Plume de l'espoir de la Société des auteurs savoyards et Prix du roman au festival du livre de montagnes du Queyras.
J'ai écrit trois autres histoires. Elles ne sont pas éditées.
"Une étrange lumière", l'histoire d'un instituteur qui enlève ses élèves par amour. Un road movie, âpre, violent, philosophique, hédoniste, une transformation radicale de l'individu, une évolution spirituelle jusqu'à la mort.
"Plénitude de l'unité" est l'histoire d'un guide de haute montagne, pris dans l'attentat du RER à la station Saint Michel. Sa femme meurt à ses côtés et il est amputé d'une jambe. C'est la reconstruction de cet homme à travers l'amour pour le monde, une prise de conscience de la vie, au plus profond de l'individu.
"Les Eveillés" que je viens de finir est l'histoire d'un couple en crise. Les traumatismes de la vie, les conditionnements de l'homme "endormi" puis la nécessité de "l'Eveil"...
Les éditeurs qui m'ont répondu pour ces romans expliquent que l'écriture est trop exigeante, qu'elle ne concerne qu'un public restreint, que les histoires sont trop sombres ou que je ne maîtrise pas la structure narrative, que les réflexions sont trop pointues etc., Ou que ça ne correspond pas à leur ligne éditoriale. La phrase type.
J'en suis aujourd'hui à me demander si ça vaut la peine que je continue à chercher.
1001 livres : Luc et Sandra sont en proie à de profondes réflexions, des remises en questions (sans en dire trop) et effectivement, c'est ce que la solitude permet souvent, et comme tu le dis dans le livre : "Pour entendre, il faut écouter. Mais pour écouter, il faut que le mental se taise." Mais est-ce vraiment à ce point ?
Thierry LEDRU : C'est même absolument indispensable. Le moi (mental) n'est pas le Soi. La solitude, l'engagement, l'exploitation totale de son potentiel physique et psychologique sont des paramètres incontournables pour celui qui cherche à se libérer de ce mental manipulateur. C'est ce que j'appelle "la pulsion de vie."
La connaissance de soi consiste à se libérer du connu, comme le disait Krishnamurti. Le mental est cet espace connu dans lequel nous errons.
Je vois dans l'expression de Krishnamurti la nécessité d'affronter "une pulsion de mort" qui consiste à survivre dans les conditionnements auxquels nous nous sommes identifiés. Celui-là est "mort" qui n'existe que dans l'hébétude et la futilité.
"La pulsion de vie" impose au contraire de s'extraire de cette routine érigée en réussite parce qu'elle annihile en les analysant les inquiétudes et les tourments. Bien entendu, on ne voit souvent l'étreinte consciente des traumatismes que comme une auto-flagellation, un goût pervers pour la souffrance, une exacerbation narcissique de l'égo qui se complait dans le malheur ressassé. S'il ne s'agit effectivement que d'une exploitation malsaine du statut de victime afin d'amener vers soi la compassion, la plainte et l'identification à ce rôle adoré, il n'y a dans cette dérive qu'un enfoncement néfaste dans le bourbier des douleurs irrésolues.
La pulsion de vie n'est pas cela. Elle demande à explorer l'inconnu en nous, cet inconnu qui nous terrorise et que nous ne voulons pas affronter parce qu'il porte tous les stigmates des coups reçus, les souffrances enkystées, les malheurs fossilisés. En nous accrochant désespérément à nos habitudes, à nos croyances, à nos chimères, nos sempiternelles répétitions, en vissant nos yeux aux veilleuses qui repoussent les noirceurs, nous restons figés dans la pulsion de mort. Rien n'est possible et nous irons ainsi jusqu'à la mort réelle. Hallucinés de certitudes et de mensonges maintenus. Bien sûr que l'existence nous aura paru aussi douce que possible, tant que nous serons parvenus à résister aux assauts de l'inconscient. Encore faudra-t-il que notre enveloppe corporelle parvienne à échapper aux somatisations de toutes sortes...Ca n'est pas gagné...Cette pulsion de mort n'est par conséquent qu'une errance enluminée. Il n'y a aucun éveil mais un cinéma hollywoodien. C'est le mental le metteur en scène.
C'est le chaos des étoiles qui créé la splendeur de l'Univers. La pulsion de vie qui détruit les dogmes personnifiés nous pousse vers le chaos en nous-mêmes. C'est un chemin de clarté et une épreuve. Il ne s'agit pas de dolorisme mais une quête de lucidité. Rien n'empêchera d'admirer le cosmos dans les nuits calmes.
Refuser la pulsion de mort, celle qui maintient l'individu dans le carcan de ses traumatismes, par peur, par déni, par accoutumance, c'est se nourrir de l'élan vital qui veut que la vie soit une évolution verticale et non l'extension horizontale de l'individu.
De toute façon, il suffit de regarder autour de nous, nos proches, quelques connaissances, pour réaliser que si ce travail n'est pas entamé, consciemment, maintenu, préservé, encouragé, les dégâts collatéraux finissent la plupart du temps par jaillir comme si l'âme étouffée gangrénait l'enveloppe qui la porte. Je l'ai vécu. J'en suis sorti. La médecine ne l'explique pas. Nous sommes nombreux dans ce cas.
La connaissance de soi peut se présenter comme une tentative de l'individu à ramener l'inconscient à la conscience ou à ouvrir le conscient à l'inconscient. De nombreuses pratiques sont envisageables. L'écriture m'a servi de support. La montagne est un écrin.
Ca ne finira sans doute jamais étant donné que la vie se charge de nourrir cet inconscient. La pulsion de vie se doit d'être une ligne de conduite. Le parcours est sinueux, chaotique, jonché de cadavres mais ce n'est pas moi qui pourrit. Ce sont les charognes abandonnées de mes traumatismes révélés.
Propos recueillis par Marie BARRILLON