"Il faut imaginer Sisyphe heureux. "
- Par Thierry LEDRU
- Le 10/12/2011
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« Un roman, écrivait Camus en 1938, n'est jamais qu'une philosophie mise en images. »
Et bien, voilà, c'est ce que j'essaie de faire.
J'avais copié ça au-dessus de mon lit, quand j'étais ado..
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« Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Je n'y voyais pas un espoir mais la conscience que tout ne servait à rien mais que de le savoir m'offrait la possibilité de jouir de ce rien en poussant le fardeau de ma vie au sommet des montagnes. Lucidité de l'absurde. Je redescendrai à chaque fois pour recommencer plus tard. Oui, c'était absurde mais je le savais et dès lors je me libérais de ce néant pour saisir pleinement ce qui donnait du sens à cet absurde : c'était mon choix.
Mon frère est mort. Mes parents disparaîtront un jour. Moi aussi, ma princesse également et pire que tout, le tour de mes enfants arrivera fatalement. Que l'ordre des choses soit respecté sera le plus important. Mes parents ont connu la mort d'un enfant. Quoi de plus effroyable.
Si on arrête le regard porté à l'existence à cette fin inéluctable, cette angoisse terrifiante de l'absurde est étouffante.
L'attention aux biens matériels est dérisoire, l'attention aux valeurs sociales est insignifiante. Cette attention occupe pourtant une bonne part de notre vie. La scolarité est une voie d'accès au monde professionnel. Le monde professionnel est une voie d'accès aux biens matériels et si possible au développement personnel de l'individu et mieux encore peut participer à celui des individus rencontrés.
Bien, on ne peut nier que tout cela contient quelques intérêts tant que l'on reste ancré dans une société matérailiste. Ca permet juste de vivre au mieux ou au moins pire.
Mais si on tente de cerner la source des choix, on s'aperçoit très vite que rien n'a été réellement décidé par l'individu lui-même et qu'il n'a fait que "réagir" à des situations évènementielles. Le déterminisme impose sa loi. Pour le destin, je n'en sais rien. A chacun de voir.
Je suis devenu instituteur parce qu'est resté en moi le regard plein d'amour de Monsieur Quéré, mon maître de CM2.
Lorsque j'étais enfant puis dans ma pré adolescence, j'étais un enfant asthmatique. Cortisone à haute dose et interdiction par les médecins de faire du sport. Soixante kilos à quatorze ans. "Ca roule Bouboule". Combien de fois j'ai entendu ça...
Et puis à quatorze ans j'ai décidé de balancer tous les médocs au wc et de faire du sport. "Ca passe ou ça casse". Je n'ai pas agi, j'ai réagi. Je n'ai rien décidé, j'ai "été" décidé. L'environnement social, familial, les traumatismes, les conditionnements, les formatages, les identifications, les rôles qu'on finit par jouer parce qu'on vous les a collés dans le crâne.
C'est là que j'ai connu ma première révolte. Le premier moment où je tentais d'imposer ce que je pensais être un choix. Sauf qu'il ne s'agissait que d'une réaction et non d'une voie vierge que je créais.
C'est là que surgit l'absurde. Et qu'il est indispensable de prendre conscience que l'homme n'agit pas mais qu'il est "agi".
La seule liberté, c'est de prendre conscience de tout ce qui conduit à la succession des évènements et de parvenir à porter un regard lucide sur cet enchaînement chaotique.
Mes parents avaient entendu dire que l'air de la montagne me ferait du bien. Celui de la Bretagne me ruinait la santé. Je suis allé à la bibliothèque du village et j'ai cherché des livres sur la montagne. Je suis tombé sur "Les conquérants de l'inutile" de Lionel Terray. L'alpinisme. Un choc existentiel comme il y en a peu. J'en ai parlé à la maison, je voulais aller voir les montagnes. Mes parents m'ont offert une semaine de ski de fond dans le Jura. Découverte de la neige. Je tournais la journée entière sur les pistes, seul la plupart du temps, tard après le coucher du soleil parfois.
Je connaissais la méchanceté des êtres, je me fichais des amourettes de mes voisins de lit. "Bouboule faisait du ski de fond et les emmerdait tous. "
La solitude en moi comme une nécessité. L'absence de toute confiance. Rien ne venait de moi. Tout s'était imposé. Je ne faisais que réagir. Absurdité de la prétention de l'être qui pense mener sa vie alors qu'il n'existe même pas et n'est qu'un fatras de douleurs insoumises qu'il faut atténuer par des prises de décisions illusoires.
J'ai appris l'escalade sur les falaises de Bretagne.
Et puis je suis parti vivre en Haute Savoie. Une page qui se tournait. Rencontre avec celle qui allait devenir la femme de ma vie. Un pur hasard pourrait-on dire...Je ne crois pas au hasard. Sans doute, un cadeau de la vie parce que j'étais parvenu à franchir le pas. Si j'avais été nommé dans une autre école, on ne se serait jamais rencontré...Totalement effroyable comme hypothèse...Rien n'est mené par l'homme. L'absurde est la seule loi.
Toujours cet enchaînement de situations, de "décisions", de "choix"...Rien de vrai là-dedans. Il n'y a toujours que des actes dictés par les expériences acquises, imposées, par les douleurs, par les souffrances, par les espoirs, par les attentes, par les regrets, par les parasites, par les interférences, par les imbrications...Rien de pur dans la liberté mais une liberté enchaînée qui se voudrait plus belle que la réalité.
Il n'y a rien de désespérant là-dedans. Tant que l'individu parvient à maintenir un regard "macroscopique" sur cette existence et ne prend pas ses actes comme des preuves de son pouvoir.
Il faut imaginer Sysiphe heureux pour la bonne raison qu'il est conscient de sa situation et qu'elle lui permet de mesurer ses forces au monde.
Il reste ensuite à juger de l'importance de la passion. L'alpinisme est une activité inutile au regard du monde matériel. C'est ce qui en fait justement sa puissance. La passion est absurde dans une existence fondamentalment absurde mais elle apporte la liberté du choix. Rien de social ne la dicte. Elle trouve sa source dans l'individu lui-même Rien ne la rend socialement nécessaire mais elle est spirituellement indispensable. Parce qu'elle ouvre un espace de développement personnel qui ne subit aucune contrainte extérieure. C'est à l'individu seul d'en trouver la source. Il ne s'agit que d'une réaction à une souffrance mais le soin de cette plaie appartient à l'être. Il ne doit rien à personne.
Et c'est le plus important. Je ne dois rien à personne quand je suis là-haut. Je pousse ma roche et je sais qu'elle sera toujours la plus forte et qu'elle me ramènera inéluctablement dans la vallée mais c'est l'usage de mes forces qui m'apprend ce que je suis. L'énergie spirituelle est le ferment de la vie.
L'absurde abandonne la puissance de son outrage lorsqu'il apparaît dans son dénuement. Il n'est rien de plus que moi.
L'être qui a appris à juger de la futilité de l'absurde finira par en rire. Et c'est de ce rire que naît la liberté.
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