L'attente

Dans une classe, il est impossible de ne pas avoir d'attente si on s'en tient à l'idée de l'accession au savoir mais je pense qu'il est inutile et même malsain d'en faire LA priorité. Parce que les enfants le perçoivent et que c'est le meilleur moyen de les brider par la peur que cela génère. Lorsque je leur enseigne les fractions par exemple, j'ai bien une intention, c'est celle de leur permettre de maîtriser une technique, une connaissance. Mais ça, c'est à moi que ça appartient et l'angoisse de ne pas y parvenir, c'est moi qui la fabrique. Et je ne dois pas la leur transmettre sinon je les alourdis de ce que JE porte. Et c'est depuis que je tente de me libérer moi-même de cette pression, sans perdre de vue l'objectif technique, que je perçois, parfois, chez certains enfants, ce plaisir simple, pur, de la connaissance pour elle-même. Non pas pour répondre à mes exigences, non pas pour accéder à un diplôme, à une note, à une évaluation mais juste pour se mesurer, soi, à la difficulté de l'apprentissage. C'est la connaissance qui est le but ultime et toutes les émotions qui viennent se greffer à ce cheminement sont des entraves. Même la fierté est une entrave car elle porte l'idée de l'espoir. Si je travaille dans l'espoir d'être fier de moi, je ne suis pas en train d'apprendre mais de répondre prioritairement à une notion rapportée, à quelque chose qui émane de mon statut social d'élève. Et c'est une perversion de la connaissance elle-même.
Il ne me paraît pas sain d'attendre ou d'espérer que les élèves se détournent de nos projections, c'est déjà trop tard, le mal est fait. Ils sont entrés dans le champ de nos influences et leur liberté s'en trouve bafouée. Cette liberté d'oeuvrer à sa propre évolution, non pas en se confrontant à un adulte ou à un groupe d'élèves mais juste à ce défi personnel de l'observation de soi. Il est préférable par conséquent, à mes yeux, de les absoudre de cette nécessité de se protéger de nos émanations de technocrates...Leur offrir simplement ce bijou de la connaissance, juste pour ce qu'elle est. La pression de la réussite est une émanation pestilentielle.
Apprendre à apprendre est le chemin parfait à mes yeux. Mais il faut désapprendre tout ce qui est venu se greffer sur le chemin, toutes les bornes fossilisées, les ossements du mammouth. Le mammouth de l'Education Nationale. Celui-là est mort depuis bien longtemps mais son souvenir perdure dans les récitants qui le vénèrent comme des croyants implorant des reliques. 
Il est temps de passer à une autre dimension. Et seule, la démarche existentielle et non intellectuelle pourra apporter ces nourritures indispensables. ce travail sur les émotions est le chemin de toute une vie...

Développer les émotions positives revient là encore à créer les conditions de la désillusion. C'est tout aussi néfaste que de subir les émotions destructrices. C'est vouloir apporter aux conditions de vie une "interprétation" qui n'a plus rien à voir avec la réalité. Si j'en viens à être déçu par l'évolution d'un enfant, ça n'est pas ce qui est qui me désole, ça n'est pas ce que l'enfant est, mais la désillusion envers ce que j'espérais. Cette attente que j'avais fabriquée est une pression énorme qu'ils perçoivent. Lorsque je dis qu'il n'est pas sain que nos élèves se détournent de nos projections, je veux dire par là que ces projections ne doivent pas être une opportunité d'évolution à travers la confrontation. C'est un combat dont ils n'ont pas besoin. Leur existence est déjà assez rude comme ça. Il est bien plus préférable à mon avis de les accompagner avec bienveillance, de les conseiller si nécessaire mais de ne rien imposer qui ne soit pleinement compris.
L'estime de soi est une valeur efficace lorsqu'elle est issue d'un réel rapport à soi et non à une mise en concurrence avec autrui, que ça soit le Maître ou les autres élèves. Sinon, cette estime de soi est un paravent. Elle n'est pas générée par une lucidité mais par des valeurs rapportées par l'environnement. Et c'est encore une fois le meilleur moyen de se placer dans la situation d'être déçu. L'estime de soi lorsqu'elle est issue d'un rapport de force est une aberration et le ferment de ce système destructeur des individus. L'école ne doit pas entrer dans ce marasme, elle doit protéger les enfants de ce fonctionnement pervers. C'est là sinon que se met en place l'homogénéité qui n'est qu'un conditionnement. Le travail existentiel a justement la force d'opposition, de résistance qui permet aux individus d’œuvrer à leur propre évolution et non de se soumettre à une évolution hiérarchisée. Le conditionnement est à la base de la formation du citoyen, pas de l'être humain. Le citoyen est un pilier de la nation. Et les nations entretiennent le conditionnement. La boucle est bouclée. Les élus du système travaillent au maintien de leurs privilèges. Uniquement.
C'est en cela que je travaille dans ma classe à établir un rapport d'équilibre. Non pas dans l'abandon de mon statut de maître et une liberté totale de mes élèves mais dans un rapport respectueux, une nourriture spirituelle partagée, un échange de leçons de vie. Ils ont autant à m'apprendre que moi. Puisqu'ils m'obligent à m'observer. Et sachant cela, étant donné que je le leur dis, ils savent que nous sommes des partenaires mais que mon expérience de vie me confère légitimement, et non pas par la force, un avantage sur eux. Je suis "l'Ancien". Un Ancien qui continue à apprendre sur lui-même à travers ce qu'ils me renvoient.

Il est bon pourtant de sentir que l'on réussit. Mais ce bonheur n'est pur et réel que s'il est libéré de toutes les entraves de l'environnement. Je réussis pour moi et pour honorer la connaissance qui se propose à moi. Pas pour les parents, pour mes professeurs, pour avoir un métier, pour être le "meilleur", pour être bien classé, bien payé, pour pouvoir consommer... C'est dans la réalité de ce bonheur qu'il faut observer les émotions et les raisons réelles qui le nourrissent.
"Quand tu les acceptes, les choses sont ce qu'elles sont. Quand tu ne les acceptes pas, les choses sont ce qu'elles sont. "
C'est là qu'il faut observer ce que nous voulons être.     

Le système scolaire est un mammouth crevé qui pue la charogne parce que ce travail existentiel n'a pas été présenté comme le fondement de toute l'évolution. Il n'est même pour la hiérarchie qu'une perte de temps. Il n'est qu'à voir le regard suspicieux de mes inspecteurs successifs sur les panneaux affichés aux murs de la classe.

"Si tu n'es pas toi-même, qui pourrait l'être à ta place ?" Henri David Thoreau

"Vouloir améliorer l'humanité, c'est à dire l'ensemble des hommes, sans améliorer la qualité de l'homme, est une utopie. Le mon de ne deviendra meilleur que si chacun des hommes est meilleur. "Georges Roux.

"Une éducation capable de sauver l'humanité n'est pas une mince affaire. Elle implique le développement spirituel de l'homme et le renforcement de sa valeur personnelle. "Maria Montessori.

Qu'un inspecteur ose me dire que tout cela ne me concerne pas...Que ça n'est pas mon travail...

Ah, bon, et alors qu'est-ce donc ? L'accord du participe passé employé avec l'auxiliaire avoir ? Le périmètre du cercle ?

Oui, bien sûr, ce sont des éléments utiles. Mais ça ne donne pas de la valeur à l'humain. C'est même un système carcéral si cela contribue à classifier, hiérarchiser, cataloguer, orienter, sanctionner...On n'est plus dans l'accession à la connaissance mais dans les dégâts collatéraux associés à cette impossibilité de parvenir à cette connaissance. Juste une connaissance technique.

J'ai redoublé ma 5ème au collège. Et puis, mes parents m'ont changé d'établissement. Et j'ai rencontré Monsieur Pichon. Professeur de français. Et d'élève déprimé, dégoûté, massacré, humilié, je suis devenu en un an un élève enthousiaste. Mon potentiel intellectuel était pourtant le même. Personne ne m'avait greffé de neurones supplémentaires. La seule différence, c'est que cet homme aimait ses élèves. Et que j'étais heureux avec lui, jusqu'à en oublier les autres porfesseurs, ceux qui continuaient à ne voir en moi qu'un rêveur paresseux.

J'étais entré dans le champ d'influences d'un professeur aimant, respecteux, attentif, calme, patient, et c'était l'ouverture de l'antre sombre de mon potentiel intellectuel. En seconde, en première et en terminale, il y a eu un autre professeur de français, Monsieur Ollier. Et puis Madame Sotirakis, professeure de philosophie. Il a suffi de trois professeurs pour que je ne sombre pas.

Je n'oublierai jamais leurs visages, ni même leurs voix. Je les bénis. Je les honore.

Rien ne sera jamais plus important que l'amour. Aucune méthode, aucune technique.

Il n'est nul besoin de fabriquer des attentes, des espoirs de perfection ou de performances. Il suffit de rester là, dans l'instant, de ne pas voir en face de soi des élèves mais des enfants. Et de les enlacer dans les circonvolutions de la connaissance. La connaissance pure, sans intention.

 

 

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