Cher Thierry,
J’ai beaucoup repensé à ces échanges que nous avons eus — les méninges s’agitaient et trottaient comme un petit shetland dans son manège — pendant que je m’affairais chez moi et « en dehors de chez moi » (foutues courses de Noël — si seulement c’était vrai, si seulement c’était l’homme qui porte ce nom qui pouvait réellement s’en charger). Il se fait que ce petit calvaire de saison m’a fait découvrir un livre dont la couverture ne manque pas d’attirer le regard; ce livre s’intitule Ma Carte des merveilles (de Caspar HENDERSON, ed. Les belles lettres). Figure-toi que je l’ai acheté en même temps que Hors de moi, pensant l’offrir (de la part du Père Noël bien sûr…). Finalement, me retrouvant bien mal en peine et désarmée face à l’anorexie de C. Marin, et surtout après nos discussions au sujet de la conscience et la méta-conscience dans tous ses états (en soi, hors de soi), j’ai défait l’emballage de cette Carte des merveilles (réalisé avec soin par un lutin) et j’ai commencé à la lire. Il fallait se rendre à l’évidence, un ouvrage pareil (« convoquant la philosophie, l’art, la théologie mais aussi l’histoire naturelle et la recherche scientifique la plus actuelle ») ne pouvait que me plaire et surtout être bien plus captivant que celui de C. Marin. Et je ne crois pas si bien dire ! (ça fait un peu prétentieux dit comme ça, mais ce n’est pas grave, c’est pour la formule). C’est d’ailleurs un livre qui plairait sans doute bien à mon Corbot sur son érable perché qui tient en son bec toujours une plume affûtée.
Dans son introduction, l’auteur s’interroge sur la définition des mots « merveille » et « émerveillement », et il cite un certain philosophe, Martyn Evans, qui parle de l’émerveillement comme suit :
une attention altérée, irrésistiblement intensifiée, pour quelque chose que nous reconnaissons immédiatement comme important – quelque chose dont l’apparition engage notre imagination avant notre entendement, mais que nous voudrons probablement comprendre plus complètement avec le temps.
Cela m’a instinctivement évoqué ce que tu disais au sujet de la lucidité extrême et de l’inconscience ou la métaconscience et de la « conscience modifiée » en particulier. On pourrait supposer que l’imagination relèverait d’une « supraconscience », comme quelque chose qui nous dépasse et dépasse l’entendement. Et si cet état relève de l’émerveillement comme le décrit M. Evans, alors « être hors de soi » pourrait se traduire par une forme d’émerveillement. Nous n’observons plus ce qui ce passe en nous-mêmes, comme tu le disais, mais à l’inverse, nous observons, ou plutôt nous sommes attentifs (« vigilants ») à ce qui est extérieur à nous-mêmes. Se sentir témoin du Beau produirait l’émerveillement. Vivre le Beau pourrait signifier être hors de soi. L’émerveillement induit également des « émotions exacerbées » d’un ordre tout autre que celui de la colère ou de la frustration comme je l’évoquais dans HORS DE MOI.
L’état « hors de soi » pourrait donc être double ou doublement vécu, tantôt positivement, tantôt négativement. Mais dans les deux cas, il s’agit d’un état « ultime » ou « suprême » qui nous anime et qui ne peut se produire que dans un moment d’éveil presque surdimensionné (tu parlais d’irréel) comparé à l’éveil dans lequel nous nous trouvons quotidiennement, le jour, la nuit, en termes physiologiques et biologiques.
« Merveille » vient du latin mirabilia, « chose étonnante, admirable ». En anglais, le mot « wonder » vient du vieil anglais « wundor », mais l’origine de ce mot (et de sa vieille racine germanique Wundran) est obscure. Henry David Thoreau lui voyait une origine commune avec « wander » (« errer »); d’autres ont proposé « wound » (« blessure »). Ces dérivations relèvent toutes de la spéculation.
Dans la nouvelle « Undr », Jorge Luis Borges fait du mot « merveille » un mot originel, qui précède et subsume tous les autres. Ralph Waldo Emerson écrit que « si l’origine de la plupart des mots est oubliée, chacun fut au départ un éclair de génie, et fut mis en usage parce que pour le premier locuteur et le premier auditeur, il symbolisait » à ce moment-là, le monde ».
Alors spéculons et mettons nos sens en exergue pour appréhender ce monde ! Comment ? Eh bien, regardez par la fenêtre, oh, ces belles gouttes de pluie translucides (oubliez que vos carreaux sont dégueulasses, on vous a dit de prêter attention aux gouttes de pluie…). Autre exemple : oubliez un instant vos paquets qui commencent à vous couper la circulation sanguine et rendez-vous dans une brûlerie : humez donc cette bonne odeur de café qui se répand dans tout l’établissement. Projetez votre esprit sur ces graines de café, les caféiers, vous les voyez ? ça y est, vous êtes déjà en Amérique du Sud. Elle est pas belle la vie !
Finalement, quelle différence entre l’émerveillement et la phénoménologie ? Je vous laisse réfléchir à la question, j’attends vos copies en janvier.
Parvenir à cet état d’émerveillement nous plongerait dans la réalité-même (« le monde »), une réalité qui pourrait s’intituler « merveille » : c’est alors que nous n’imaginons plus, nous vivons la réalité de plain-pied qui s’apparente à une réalité sublimée (le Beau, la Joie) ou accidentée (le Laid, la Souffrance), mais dans tous les cas, une réalité exacerbée. Quand j’écris « parvenir à », je veux traduire ton « Jusqu’au bout ». En effet, si j’ai fait le lien entre émerveillement et « l’hors-de-soi-même », c’est aussi en raison du caractère « jusque-boutisme » qui ressort dans cette définition du philosophe Evans (« comprendre plus complètement avec le temps »).
Enfin, je profite de ce billet heureux pour te souhaiter, mon cher Thierry, et souhaiter à mes lecteurs de belles fêtes de fin/début d’année. Laissons nos sens en éveil pour tomber sous le charme de la magie de Noël (ou ce qu’il en reste) en laissant un instant de côté le côté obscur de ces festivités pour ne pas les gâcher. Restez alerte et sensible. Le monde qui nous entoure est rempli de merveilles (enfin, je le crois, quand je m’émerveille, quand je suis « hors de moi », quand la conscience et l’inconscience (ou devrais-je dire l’insouciance) s’entremêlent).
Merveilleusement vôtre,
f.
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