"La voie" : Edgar Morin

 

 

La Voie par Morin
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EAN : 9782213655604
320 pages

FAYARD (19/01/2011)

3.87/5   77 notes

Résumé :


Le vaisseau spatial Terre, continue à toute vitesse sa course dans un processus à trois visages : mondialisation, occidentalisation, développement.Tout est désormais interdépendant, mais tout est en même temps séparé. L’unification techno-économique du globe s’accompagne de conflits ethniques, religieux, politiques, de convulsions économiques, de la dégradation de la biosphère, de la crise des civilisations traditionnelles mais aussi de la modernité. Une multiplicité de crises sont ainsi enchevêtrées dans la grande crise de l'humanité, qui n'arrive pas à devenir l'humanité.Où nous conduit la voie suivie ?Vers un progrès ininterrompu ? Nous ne pouvons plus le croire. La mort de la pieuvre totalitaire a réveillé la pieuvre des fanatismes religieux et stimulé celle du capitalisme financier. Elles enserrent de plus en plus le monde de leurs tentacules. La diminution de la pauvreté se fait non seulement dans un accroissement de bien-être matériel, mais également dans un énorme accroissement de misère.Allons-nous vers des catastrophes en chaîne ? C’est ce qui paraît probable si nous ne parvenons pas à changer de voie.Edgar Morin pose ici les jalons d’une « Voie » salutaire qui pourrait se dessiner par la conjonction de myriades de voies réformatrices et nous conduire à une métamorphose plus étonnante encore que celle qui a engendré les sociétés historiques à partir des sociétés archaïques de chasseurs-cueilleurs.Directeur de recherches émérite au CNRS, penseur transdisciplinaire et indiscipliné, l’auteur de La Voie est connu pour avoir conçu la "pensée complexe" dans son œuvre maîtresse, La Méthode. Il est docteur honoris causa de vingt-quatre universités à travers le monde.

https://www.scienceshumaines.com/changer-la-vie-entretien-avec-edgar-morin_fr_30607.html

Changer la vie. Entretien avec Edgar Morin

Hors-série N° 18 - Mai/juin 2013

    

« Changer la vie », mot d’ordre du poète Arthur Rimbaud, ne représente plus aujourd’hui l’aspiration d’un individu mais doit être celui de notre époque. L’humanité est face à un grand défi : elle appelle à une politique de civilisation qui suppose aussi une réforme de vie.

Vous consacrez une partie de votre ouvrage La Voie à la définition d’une « réforme de vie » qui accompagne et justifie une politique de civilisation, indispensable pour affronter les grands défis de l’humanité.
Qu’entendez-vous par réforme de vie ?

Effectivement, la « voie » que je propose dessine un autre horizon que celui vers lequel nous précipite l’histoire actuelle. La planète Terre est engagée dans un processus infernal qui mène l’humanité à une catastrophe prévisible. Seule une métamorphose historique pourra permettre de résoudre les crises – majeures et multiples – écologiques, économiques, sociétales, politiques qui menacent l’existence même de nos civilisations en voie d’unification.

Dans La Voie, je ne trace pas un « programme » politique, au sens étroit du terme, mais un chemin, une voie faite de la conjonction de multiples voies vers lesquelles nous devons nous orienter pour faire face au défi de la crise de l’humanité. Cette « politique de l’humanité » passe par des réformes économiques, politiques, éducatives et une régénération de la pensée politique dont je tente de tracer les contours. Ces réformes de société impliquent aussi une « réforme de vie ».

Le développement est une machine infernale de production/consommation/destruction qui nous précipite vers des crises écologiques et économiques. Ce processus trouve un parallèle sur le plan individuel : le développement de l’individu envisagé comme essentiellement quantitatif et matériel, lequel conduit chez les aisés à une course infernale vers le « toujours plus » et mène à un mal-être au sein même du bien-être, notion dégradée dans le seul confort. Aussi faut-il promouvoir le bien-vivre, qui comporte à la fois autonomie individuelle et insertion dans une/des communauté(s), dominer la chronométrie qui dégrade notre temps vivant, et réduire nos intoxications de civilisation qui nous rendent dépendants de futilités et de bienfaits illusoires.

Les sociétés occidentales se sont longtemps considérées comme des sociétés « civilisées » par rapport aux autres sociétés, jugées barbares. En fait, la modernité occidentale a produit la domination d’une barbarie glacée, anonyme, celle du calcul, du profit, de la technique, et n’a qu’insuffisamment inhibé une « barbarie intérieure », faite d’incompréhension d’autrui, de mépris, d’indifférence.

Les sociétés contemporaines ont accompli pour beaucoup ce qui était un rêve pour nos aînés : le bien-être matériel, le confort. Dans le même temps, on a découvert que le bien-être matériel n’apporte pas le bonheur. Pire ! Le prix à payer pour l’abondance matérielle s’avère d’un coût humain exorbitant : stress, course à la vitesse, addiction, sentiment de vide intérieur…

Par ailleurs, sur le plan humain, nous restons des barbares : l’aveuglement sur soi et l’incompréhension d’autrui s’expriment au niveau des sociétés et des peuples comme au niveau des relations personnelles, y compris au sein des familles et des couples. Beaucoup se séparent et se déchirent ; ces conflits ressemblent à des conflits guerriers fondés sur la haine, le refus de comprendre l’autre. D’autres couples ne font que coexister.

Dans les entreprises et les organisations règnent des clans et des cliques rongés par la jalousie, le ressentiment, parfois la haine. Ces envies et ces haines empoisonnent à la fois la vie de ceux qui sont enviés ou haïs, mais aussi celle des envieux et de ceux qui haïssent. En dépit des multiples moyens de communication, l’incompréhension à l’égard des autres peuples s’accroît.

L’inhumanité et la barbarie sont sans cesse prêtes à surgir en chaque humain civilisé. Les messages de compassion, de fraternité, de pardon légués par les grandes spiritualités, les religions, les philosophies humanistes n’ont qu’à peine entamé la cuirasse des barbaries intérieures.

Une aspiration à ce nouvel art de vivre est en train d’émerger dans la société du fait même des maux générés par nos modes de vie actuels. C’est à partir de cette attente que l’on peut dessiner ce que peut être une réforme de vie.

Sur quels principes ce nouvel « art de vivre » s’appuie-t-il ?

L’idée d’un art de vivre est ancienne. Les philosophies d’Inde, de Chine, de l’Antiquité grecque se sont consacrées à cette recherche. Elle se présente aujourd’hui de manière nouvelle dans notre civilisation caractérisée par l’industrialisation, l’urbanisation, le développement et la suprématie du quantitatif.

L’aspiration contemporaine à un art de vivre est d’abord une réaction salutaire à nos maux de civilisation, à la mécanisation de la vie, à l’hyperspécialisation, à la chronométrisation. La généralisation d’un mal-être, y compris au sein du bien-être matériel, provoque, en réaction, un besoin à la fois de paix intérieure, de plénitude, d’épanouissement, c’est-à-dire une aspiration à la « vraie vie ».

Le bien-vivre est fondé sur quelques principes : la qualité prime sur la quantité, l’être sur l’avoir, le besoin d’autonomie et le besoin de communauté doivent être associés, la poésie de la vie, et enfin l’amour, qui est notre valeur mais aussi notre vérité suprême. Cette réforme de vie nous conduirait aussi à exprimer les riches virtualités inhérentes à tout être humain.

Concrètement, comment cela peut-il s’appliquer ?

Une première tâche consiste à se libérer de la tyrannie du temps. Nos rythmes de vies actuels sont fondés sur des courses permanentes. La vitesse, la précipitation, le zapping mental nous font vivre à un rythme effréné. Il faut nous rendre maître du temps, ce bien plus précieux que l’argent disait déjà Sénèque. De même qu’il existe un mouvement de slow food, il faudrait développer le slow time, le slow travel, le slow work ou la slow city. Il importe plus de vivre sa vie que de courir après.

Une réappropriation du temps exige à la fois une nouvelle organisation du travail, des transports, des rythmes scolaires, des rythmes de vie. Cela suppose aussi de redécouvrir le sens du « carpe diem » : apprendre à vivre « l’ici et maintenant », comme le préconisent les sagesses antiques.

La réforme de vie appelle à un ralentissement généralisé, à un éloge de la lenteur. Arrêter de courir est une façon de reconquérir notre temps intérieur.

Il faut substituer à l’alternance pernicieuse dépression/excitation qui caractérise nos vies actuelles un couple combinant sérénité et intensité.

C’est-à-dire ?

Une existence pleinement humaine ne peut reposer sur une harmonie spontanée entre nos penchants contradictoires. La vie accomplie demande une dialogique permanente entre les exigences de la raison et celles de la passion : on ne peut régler nos vies ni sur le calcul et la froide rationalité, ni sur la seule passion qui, sans autocontrôle, conduit au délire. Il faut apprendre à humaniser nos pulsions et nos émotions par des contrôles réflexifs : cela signifie qu’il faut développer notre capacité à contenir énervement, rancune, ressentiment, colère, etc. Cette maîtrise de nous ne signifie en rien le refoulement de nos pulsions. L’espèce humaine est à la fois Homo sapiens et Homo demens : le problème est l’articulation entre ces deux dimensions fondamentales de nos existences. Cela ne peut se faire sans une connaissance de soi, sous-développée dans nos civilisations. L’Occident a privilégié la connaissance et la maîtrise de la nature plutôt que la connaissance et la maîtrise de soi.

Pour se connaître, il faut développer la réflexivité, l’autoexamen et l’autocritique. C’est un exercice difficile car il s’agit de débusquer en soi les idées fixes et les routines mentales, de soumettre ses propres croyances et certitudes à la critique, ce qui n’est pas simple tant nous sommes enclins à critiquer les autres et à dénigrer l’adversaire. L’autoexamen suppose une part d’autodérision, cette capacité de se moquer de soi qui est une forme de distanciation et de décentration.

La réforme de nos vies implique aussi de se désintoxiquer de toutes nos addictions à la consommation. Cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer aux plaisirs de consommer pour vivre dans l’ascèse, la frugalité, la restriction permanente, le rigorisme et les privations. Bien consommer, c’est apprendre au contraire à redécouvrir le goût des choses. Une vie riche et bien remplie sur des alternances entre périodes de sobriété et périodes de fête. Aux périodes de contrôle de soi doivent succéder d’indispensables moments d’excès, de fête, ce que Georges Bataille appelait la « consumation ». La société doit aujourd’hui se guérir de la « fièvre acheteuse », de la surconsommation. Cela n’interdit pas des achats de désir et d’enchantement.

La réforme de vie n’est donc pas seulement un exercice de simplicité volontaire. Elle inviterait aussi à réenchanter nos existences ?

Oui, mais tout en ayant conscience de l’impossibilité de vivre en permanence dans la béatitude. Notre condition humaine suppose une alternance entre des « états prosaïques » et des « états poétiques », qui sont les deux polarités de nos vies. L’état prosaïque correspond aux activités et contraintes obligatoires qui s’imposent à nous. L’état « poétique » correspond aux moments de création, de fête, de dialogue, de partage et d’amour. Les deux se succèdent et s’enchevêtrent dans la vie quotidienne : sans prose, pas de poésie. Il est vain d’espérer une vie enchantée où l’état poétique serait permanent. Une telle vie finirait par s’affadir elle-même. Nous sommes voués à la complémentarité et à l’alternance poésie/prose.

Contre les ravages de l’individualisme et les excès de l’autonomie, beaucoup en appellent aujourd’hui au retour à la solidarité, à l’empathie, à l’altruisme. Qu’en pensez-vous ?

La réforme de vie doit comporter simultanément deux des plus profondes aspirations complémentaires humaines : celle de l’affirmation, du « je » en liberté et en responsabilité, et celle de l’intégration, du « nous » qui établit la « reliance » à autrui en sympathie, amitié, amour. La réforme de vie nous incite à nous inscrire dans des communautés sans rien perdre de notre autonomie. L’une des priorités de la réforme de vie porte sur l’apprentissage de formes de sociabilité nouvelles.

Ce que l’on nomme la politique du care et de l’attention à autrui fait partie des grands chantiers de la réforme de vie. L’assistance et la solidarité devraient être effectuées dans des « maisons de la solidarité » comportant des aides d’urgence à toute détresse et un service civique de solidarité pour la jeunesse. Ce qui montre bien que les réformes de vie reposent non seulement sur des consciences personnelles, mais sur un ensemble de réformes politiques, sociales et économiques.

L’empathie, la bienveillance, la gentillesse, l’altruisme, le souci de l’autre existent chez tous les êtres humains comme dispositions fondamentales : on le voit notamment lors des grandes catastrophes où se réactivent spontanément des élans de générosité, même pour des populations lointaines. Cette prédisposition demande à être cultivée, stimulée, encouragée et apprise.

Mais justement, comment parvenir à une telle réforme de vie ? Quelle réforme institutionnelle implique-t-elle ?

La réforme de vie exige à la fois un apprentissage et une réforme personnelle. Simultanément, elle appelle à une réforme de l’éducation ainsi qu’à de grandes réformes économiques et sociales, à une nouvelle conscience consommatrice, à une réhumanisation des villes, à une revitalisation des campagnes. J’énumère dans mon livre tous les champs de réformes nécessaires. S’engager dans une nouvelle voie ne peut se faire seulement sur un plan personnel ni seulement sur un plan collectif. Cela exige une multiplicité de réformes qui, se développant, deviendraient intersolidaires. J’ai cité André Gide qui s’interroge pour savoir s’il faut commencer par le changement de société ou par le changement personnel. Il faut commencer en même temps des deux côtés. Gandhi disait : « Il faut porter en nous le monde que nous voulons. » Mais cela ne suffit pas comme ne suffit pas l’élimination d’un système d’exploitation, lequel est aussitôt remplacé par un autre comme l’a montré l’exemple de l’Union soviétique, qui finalement échoue. Je ne suis pas un idéaliste naïf ; les idéalistes naïfs croient qu’un seul type de réforme peut améliorer la vie humaine et la société. C’est parce que je vois que tout est lié – c’est cela la pensée complexe – que j’en déduis que la seule voie est celle de l’intersolidarité des réformes.

Bien sûr, cela reste très incertain. Partout dans le monde se révèle un grouillement d’initiatives créatrices nous montrant un vouloir-vivre ignoré des bureaucraties et des partis. Rien n’a encore relié ces initiatives ; dans un sens, nous en sommes à peine au commencement d’un commencement. Dans l’histoire, toute grande transformation – religieuse, éthique, politique, scientifique – a commencé de façon déviante par rapport au cours principal, et de façon modeste par rapport à l’état des choses. Cela nous autorise l’espérance, laquelle évidemment n’est pas une certitude. La réforme de vie est à la fois une aventure intérieure, un projet de vie et un projet collectif.

 

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