Les marginaux.
- Par Thierry LEDRU
- Le 18/01/2018
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Un mode de vie qui déplaît parce que "visuellement, ça ne colle pas" avec le tourisme mais sans eux, il n'y a plus de tourisme.
Des jeunes qui participent à leur façon à la vie économique d'une région mais qui sont considérés comme des "marginaux" avec leurs allures "hors cadre".
Ah oui, bien entendu, ceux qui viennent là avec la dernière tenue à la mode sont plus intéressants.
Ils diraient même facilement que ces "individus" vivent au crochet de la société de consommation, que ce sont des profiteurs qui vont toucher le chômage quand la saison sera finie.
Mais aucun de ces "bien pensants" n'iraient se plaindre des milliards qui s'envolent dans les paradis fiscaux et qui ne profitent pas à cette société.
Qui sont les "marginaux" au final ?
Ceux qui vivent en camion avec peu de moyens et participent à la vie économique des régions ou ceux qui viennent profiter des lieux après avoir mis à l'abri l'argent qu'ils doivent à la société ? Les "rasta" sont-ils plus néfastes dans leur mode de vie minimaliste que les individus consommateurs outranciers qui participent à la sacro sainte croissance sans aucun regard critique sur leur comportement ? Après les vacances de Noël, les stations de Tarentaise ont mis à contribution ces saisonniers pour aller nettoyer les parkings, les pieds d'immeubles, les pistes de ski elle-mêmes, polluées par les touristes qui balancent sans vergogne leurs détritus. Il faut venir voir à la fonte de la neige sous les remontées mécaniques les centaines de déchets plastique qui ont été jetés par ceux qui ont les moyens de se payer des vacances.
Qui sont les "marginaux", qui sont les individus néfastes ?
Les cravatés de la finance, les grands patrons, les politiciens et leurs "valises", et même l'individu "lambda" qui crachent sur les adeptes de la vie nomade, je les conspue.
Qu'on enlève les saisonniers qui ramassent les fruits, qui font les vendanges, qui bossent sur la côte en été et en station en hiver, qu'on enlève ceux qui entretiennent leur potager et tentent d'atteindre une autonomie la plus grande, qui nettoient des forêts abandonnées aux broussailles, là où ils vivent, et empêchent les incendies, qui réhabilitent des habitats abandonnés parce que "c'est trop loin des grands centres commerciaux", ceux qui par leurs actes et non par leurs finances oeuvrent à une forme de vie où la simplicité volontaire est le fil conducteur, et on verra alors le vide immense que ça représentera dans une société indifférente à la mort de deux amoureux, carbonisés dans un camion...
A mes yeux, les vrais "marginaux" sont ces individus qui profitent de l'opulence de la société, autant que possible, en dehors de toutes considérations réfléchies sur la portée de leurs actes. Des marginaux de coeur et d'esprit, des êtres enfermés dans des visions étroites mais qui s'en réjouissent parce qu'ils font comme tout le monde et que ça les rassure.
La Clusaz (Haute-Savoie), envoyé spécial. Le 3 janvier, un salarié des remontées mécaniques et sa compagne ont péri dans l’incendie du camion qui leur servait de domicile. Au début de la saison, les autorités locales avaient contraint les jeunes routards comme eux à s’installer sur un sentier forestier, sans eau, ni électricité, afin de ne pas gâcher le paysage.
Thomas et Margaux filaient le parfait amour. Ils étaient jeunes : lui, vingt ans ; elle, dix-sept. Ils avaient un chien aussi. Le garçon travaillait aux remontées mécaniques de La Clusaz et sa copine, encore étudiante, l’avait rejoint. Ils étaient sûrs d’être libres comme le grand air du massif des Aravis, en Haute-Savoie, leur département d’origine. Le 3 janvier, en début de soirée, le couple de saisonniers a péri, avec son fidèle compagnon, dans le violent incendie de son petit camion aménagé en logement sur le chemin forestier des Riffroids. Selon la mère de Margaux, on a retrouvé les corps enlacés. La gendarmerie a, elle, ouvert une enquête ; pour l’heure, après les autopsies, tout ce qu’on sait des circonstances, c’est que les décès sont liés au feu, mais, d’après leurs proches, leur matériel de chauffage qui venait d’être acheté n’était pas défectueux. Les parents des deux jeunes ont été orientés par les services municipaux vers la plate-forme téléphonique de SOS Victimes, et leurs copains, une vingtaine de saisonniers qui, eux aussi en camion ou camping-car, étaient les voisins du couple aux Riffroids, ont été déplacés. Les journalistes sont priés de s’adresser à l’office du tourisme : « C’est eux qui gèrent la communication », prévient-on à l’accueil de la mairie.
Une semaine à peine après le tragique accident, le naturel est revenu au galop. À La Clusaz, jeudi et vendredi, la liesse des sports d’hiver repart de plus belle. Devant l’entrée de l’église, une grosse sono crache des rythmes électro ragga pour promouvoir l’événement du week-end, le Radikal Mountain, avec un K comme dans marketing, étape du circuit mondial des champions du hors-piste, ces free-riders libres d’offrir leurs images belles et rebelles aux clips publicitaires de leurs sponsors. La caisse centrale des remontées mécaniques ne désemplit pas : les forfaits s’arrachent à 193 euros la semaine. Les hôtels affichent complet, il reste quelques chambres à 220 euros la nuit dans un quatre-étoiles. Sur le panneau d’affichage réservé aux petites annonces, près de la mairie, une quinzaine de demandes de logement (studio, chambre, colocation, etc.) rédigées à la main par des saisonniers prennent la poussière. Un peu à l’écart, au milieu du sentier des Riffroids, loin derrière le panneau Décharge interdite, la neige recouvre déjà presque complètement le portrait de Margaux et Thomas punaisé sur un tronc noirci par les flammes. Dans ce chemin de glace enserré par les arbres, la nature reprend ses droits, elle aussi. L’ordre règne.
Dans le village, vendredi matin, une petite troupe finit par attirer l’attention. Ils ont des piercings, des boucles, des casquettes, des capuches, des dreadlocks pour certains… Au fond, ils ne sont pas bien différents des touristes, mais on voit bien derrière les masques d’indifférence qu’ils sont surveillés du coin de l’œil. Dans leurs mains, de petits tracts pour les commerçants qui les reçoivent sans hostilité affichée mais sans grand succès : sur la place de l’église, aucun magasin ne le mettra en vitrine, les affaires sont les affaires. Sur le document non signé, rien d’autre qu’un très sobre appel à participer samedi matin à une « marche blanche et silencieuse » en hommage à Thomas et Margaux. Car oui, ce sont eux, les « routards » ou les « teufeurs », comme les appellent les gens du cru, des saisonniers comme les autres, en fait, sauf qu’ils vivent dans des camions plus ou moins bien aménagés… Ils sont une quinzaine, là, ce sont les amis des deux jeunes décédés il y a quelques jours. Sur le moment, ces invisibles des stations, petites mains précaires du tourisme saisonnier, n’ont pas trop envie de raconter. « On a eu l’autorisation de faire notre marche, ce n’est pas l’heure de revenir sur ce qui s’est passé, même si c’est sûr qu’on a des choses à dire », s’excuse Skippy qui s’improvise porte-parole.
"Aucun d’entre nous ne voulait de cette impasse glaciale"
Très vite, pourtant, les langues se délient parce que tous refusent d’enterrer leurs morts sous la chape de la fatalité. Oui, ils ont choisi de faire les saisons en logeant dans leurs camions, glissent-ils en chœur, mais non, ils n’ont jamais voulu aller sur le chemin des Riffroids, bien cachés dans la forêt, sans soleil, ni eau, ni électricité. Ils y ont été conduits par les autorités locales à leur arrivée, alors que, l’année dernière, ils étaient sur le parking de la Cluse, là aussi à l’écart du village, sur une aire plus ouverte… à l’endroit même où ils sont retournés depuis le drame. « Thomas, il ne voulait pas y aller, aux Riffroids, témoigne Tibo. Aucun d’entre nous ne voulait de cette impasse glaciale. Il n’y avait pas une minute de soleil par jour, nos panneaux étaient inutilisables. On a tous dû acheter des poêles et du pétrole. Je chauffais mon camion jusqu’à deux heures du matin pour arriver à vingt degrés et je me levais à huit heures, avec deux, trois degrés sous le zéro à l’intérieur… On est devenus des bombes. Et derrière Thomas et Margaux, on aurait tous pu y passer ! » D’après ces jeunes saisonniers qui bossent dans les remontées mécaniques, les hôtels et les restaurants de La Clusaz, on les considère comme des détritus. « C’est le maire et le directeur des installations qui ont un jour parlé de nous comme d’une “pollution visuelle”, rapporte Skippy. C’est sûr qu’on ne dépense pas autant d’argent que les touristes, mais sans nous tout s’arrête… Aujourd’hui, ceux qui nous ont cachés dans les bois sans eau ni électricité aimeraient étouffer l’affaire. »
Un peu plus tard, sur le parking où ils sont désormais, entre les pistes de ski et la route, Émilie, l’une des copines de Thomas et Margaux, fait visiter son domicile propret, un gros camion, encore marqué « la Santé au travail », dans lequel elle vit à l’année avec son compagnon et Lula, sa chienne. « Je peux même faire un bon tajine », promet-elle. À l’intérieur, les jeunes décrivent un peu leur vie de précaires nomades : l’hiver dernier, certains d’entre eux étaient en Maurienne, « mais la mentalité était trop bizarre pour y retourner » ; l’été, ils étaient à Mimizan sur la côte landaise. Sur leur travail proprement dit, ils n’ont pas vraiment de récriminations : « On a des patrons très réglos », avance l’une des filles. Ils ne comptent pas les heures ; leurs salaires tournent en moyenne autour de « 1300, 1 500 euros net » pendant la saison, et ça leur convient, insistent-ils. Alors qu’une de leurs collègues, hébergée au foyer des travailleurs (36 places pour 1 200 saisonniers à La Clusaz), se plaint de payer 400 euros par mois pour une piaule sans avoir le droit d’inviter des gens chez elle, l’un des jeunes saisonniers, arrivé de Mimizan, confesse qu’à la différence des autres, comme c’était sa première saison d’hiver en montagne, il aurait bien pris un logement en dur : « Il n’y en avait pas, tout est bouclé longtemps à l’avance et c’est saturé, regrette-t-il. Alors, j’ai été obligé de me débrouiller… »
Dans la petite troupe, aucun de ces saisonniers ne se montre en rupture de ban, mais tous se sentent gommés du paysage. « Dans les documents administratifs, je cherche toujours la case “ saisonnier”, mais elle est rarement là », constate le copain d’Émilie. « On paye des taxes et, pour quelques-uns, des impôts, moi, je me sens appartenir à la société, revendique Skippy, un des seuls trentenaires du groupe, dreadlocks qui tombent jusqu’au bas du dos. Vous savez, il est normal d’être anarchiste à vingt ans, mais il est stupide de l’être encore à trente… Ça, c’est un adage que j’aime beaucoup ! »
"Des immeubles qui brûlent, il y en a aussi à Paris, non ?"
À l’office du tourisme, l’accueil est tout sourire. « Vous prendrez bien un café ? » propose une secrétaire. « Il y a une dimension humaine ici, on n’est pas une station industrielle, les touristes sont nos invités, se gargarise Alexis Bongard, le directeur chargé de gérer la communication. La Clusaz, c’est un village qui vit à l’année où on cherche à fidéliser nos saisonniers en proposant des CDI au bout de deux saisons. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de précaires, mais les raisons sont multiples : il y a la maladie, l’absence de famille… En fait, 80 % de nos saisonniers sont originaires du canton et vraiment, c’est plus facile de se loger à La Clusaz que dans les grandes villes ! » Au sujet de la mort de Thomas et Margaux, en particulier, l’homme au look savamment décoiffé évoque un « grand malheur », avant de se montrer moins affable : « Ce qui est en cause, c’est leur mode de vie qui est inadapté à la montagne. La station de La Clusaz fait beaucoup d’efforts pour dissuader de choisir ce mode de vie, mais la liberté existe en France. Après, des immeubles qui brûlent, il y en a aussi à Paris, non?»
Mais tout de même, est-ce pour éviter la « pollution visuelle » que ces jeunes saisonniers ont été parqués sur un étroit sentier forestier dépourvu de tout équipement ? Alexis Bongard n’accepte ni ne récuse l’expression utilisée, d’après les jeunes saisonniers, par ses patrons avant le drame pour justifier leur déplacement à l’abri des regards : « À l’automne, on a présenté les Riffroids et ils avaient répondu que ça leur allait… Ce sont eux qui ont envie d’être tranquilles, un peu à l’écart ! Après, c’est sûr que leurs dégaines ne les servent pas, mais ils ont des contrats de travail qui sont honorés… On ne tient vraiment pas à ce qu’ils se sentent marginalisés ou qu’ils se marginalisent. »
Samedi matin, le ciel s’est dégagé sur les Aravis. La neige est fraîche et le soleil généreux. Au loin, retentissent les explosions destinées à provoquer les avalanches. Le week-end s’annonce splendide pour la station. Sur la place du village, trois Ivoiriens, venus de Grenoble et employés comme videurs dans les boîtes de nuit, filent boire un petit jus. Devant un bar, un moniteur de ski fait une démonstration d’étanchéité de ses étuis pour téléphone, avant de prendre les commandes. L’heure de la marche blanche en hommage à Thomas et Margaux approche et voilà que quelques-uns de leurs copains arrivent, avec les vingt-cinq roses blanches et la couronne qu’ils ont achetées en se cotisant. Devant la mairie, les visages sont très fermés. La plupart des saisonniers logeant dans des camions sortent d’une rencontre avec le préfet de Haute-Savoie et le maire, mais ils refusent de commenter.
"Ici, les gonzes, il n’y a que le tiroir-caisse qui les intéresse"
Devant la presse, Georges-François Leclerc, le représentant de l’État dans le département, invite à « tirer les leçons » de ce qui s’est passé, mais « avec la tête froide »: «Je ne prendrai pas de mesures sous le coup de l’émotion, avertit-il, mais dans quelques semaines, nous annoncerons des recommandations générales. » À quelques pas derrière le préfet, André Vittoz, maire de La Clusaz, se tient immobile au milieu des saisonniers et des proches de Thomas et Margaux ; il porte une rutilante combinaison de ski bleu-blanc-rouge, siglée France, avec, contre son épaule gauche, sa paire de skis et, dans les mains, ses bâtons chapeautés par ses gants. « Non mais ce n’est pas vrai, mais quelle indécence : pendant qu’on honore nos amis, monsieur le maire part faire du ski », fulmine un des jeunes. Le cortège qui rassemble une centaine de personnes démarre, les cloches de l’église sonnent. Tout le parcours se déroule sans un mot, ni un représentant du village. « Je regarde, mais vraiment, je ne vois personne de La Clusaz », admettra, désolé, le seul habitant qui participe à l’hommage, mais qui préfère rester discret. « De toute façon, ici, les gonzes, il n’y a que le tiroir-caisse qui les intéresse », dénonce-t-il en mimant un bandit manchot.
Sur le chemin des Riffroids, à l’endroit même où les enfants sont morts, ce sont les mères qui prennent la parole avec dignité. « Thomas, il avait choisi cette vie, cet échange, ce partage, avance sa maman. Il avait trouvé sa petite communauté. Il voulait vivre en liberté, Thomas, sans rentrer dans le schéma métro-boulot-dodo. Il voulait vivre intensément, ne pas être captif d’un travail. » Celle de Margaux ajoute : « Au fond, ils ne demandaient pas grand-chose, un peu plus de lumière, du soleil, de l’eau et de l’électricité. Est-ce que deux morts suffiront pour que ça n’arrive plus ? » Collègue de Thomas aux remontées mécaniques et voisin de camion, Thibault laisse remonter sa colère en aparté : « On nous a parqués ici comme des animaux. Un drame est arrivé et ça passe à la trappe. À la limite, on en est à expliquer que c’est de notre faute si certains d’entre nous sont morts… »
Dans quelques mois, les copains saisonniers de Margaux et Thomas emmèneront leurs camions vers d’autres horizons. Pour La Clusaz, parti comme c’est parti, la saison aura été bonne. Les tiroirs-caisses déborderont. Et, sur le sentier des Riffroids, quand la neige fondra, les sédentaires retrouveront une couronne, des bougeoirs, des fleurs fanées dans leur plastique et deux petits anges dorés. Souvenirs d’un fait divers qui n’en était pas un.
« Les saisonniers doivent s’organiser »
Réunis en fin de semaine dernière à Chambéry (Savoie), des délégués CGT
des remontées mécaniques venus de différentes stations des Alpes
et des Vosges témoignent de leurs situations. À Chamonix et aux Ménuires, les municipalités ont mis en place des aires aménagées payantes avec accès à des sanitaires, à de l’eau chaude et de l’électricité. Aux Carroz d’Arâches, les saisonniers payent dix euros par jour, mais sans accéder au moindre équipement. À Chatel, ils sont cachés dans la forêt, comme ils l’étaient
à La Clusaz. « Il y a des endroits où c’est catastrophique, témoigne Antoine Fatiga, l’animateur national de la CGT des remontées mécaniques. On ne peut qu’inciter ces saisonniers en camion à prendre la parole et à s’organiser ! »
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