Personnes vulnérables
- Par Thierry LEDRU
- Le 17/02/2023
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Il y a plusieurs années déjà que mes parents ont basculé dans la catégorie des personnes vulnérables.
Un discernement insuffisant, une confiance aveugle, un manque de lucidité.
Leur état cognitif ne leur permettait plus de ressentir les situations, de se méfier des bonimenteurs et ils sont légions. D'autant plus envers les personnes âgées, des proies idéales.
Mes parents vivaient en Bretagne et j'habitais encore en Savoie quand les choses ont commencé à aller mal.
Même si j'allais les voir tous les ans, deux ou trois séjours de deux à trois semaines et que je leur téléphonais tous les dimanches soirs, il arrivait toujours des événements que je découvrais trop tard. Ils détestaient que je m'occupe de leur vie, que je les "surveille" comme ils disaient.
L'achat d'un mobilhome, quatre mille euros au-dessus de sa valeur réelle. Ils s'en sont servis deux semaines en deux ans avec un coût de trois mille euros par an pour l'emplacement. Un mobilhome vendu par un "ami" voisin.
La signature d'un contrat pour une mutuelle alors qu'ils en avaient déjà une. Six mois de procédure pour que je parvienne à faire annuler ce contrat. Signé lors d'un passage d'un "commercial" au domicile.
Réfection totale du crépis de leur maison après le passage d'un "expert" qui leur a affirmé que la maison était attaquée par la mérule. Traitement de toute la charpente et remplacement de toute l'isolation des combles. Cette maison n'en avait absolument pas besoin. J'ai fini, après avoir découvert tout ça, par tomber sur le diagnostic fait pour l'achat. Tout était impeccable. Deux ans plus tard, il était impossible que de tels dégâts aient eu lieu.
Achat et construction d'une véranda avec un surcoût injustifié en fin de construction malgré la signature d'un devis.
Achat d'une voiture alors qu'ils avaient chacun un certificat médical attestant de leur incapacité à conduire. Le vendeur ne leur a même pas fait essayer la voiture. Une vente deux mille euros au-dessus de l'argus. Menace de procédure judiciaire pour finir par récupérer 90 % de la somme.
Je ne compte plus en dix ans les situations dans lesquelles ils ont été grugés.
Il fallait que je les questionne à chaque appel pour savoir s'ils n'étaient pas encore tombés dans un piège commercial. Des panneaux solaires, une nouvelle cuisine, une nouvelle chaudière au fuel, trois tentatives d'arnaques que j'ai pu stopper à temps.
Et puis sont apparus des problèmes bien plus graves encore : la prise anarchique de médicaments. Leurs troubles de la mémoire : ils pouvaient prendre un médicament deux, trois fois de suite, croyant l'avoir oublié. Mon père hospitalisé pour avoir bu dans la même journée cinq sachets de movicol. Il s'est "vidé" et déshydraté, en pleine canicule. Délire et perte de conscience partielle.
Sachant qu'ils prenaient des médicaments pour des troubles cardiaques, ça ne pouvait plus durer comme ça. J'ai mis en place un passage quotidien d'infirmiers et infirmères à domicile.
Puis est venu le problème des repas. Ma mère ne parvenait plus à cuisiner et mon père ne l'a jamais fait. Je me souviens d'une tarte aux oignons, ni la pâte ni les oignons n'étaient cuits. J'ai mis en place un portage de repas à domicile.
Et puis est venu le problème de la propreté. Les troubles de la vue. Ils ne voyaient plus l'état de la maison, ni même celui de leurs vêtements. J'ai mis en place l'entretien de la maison et du linge deux fois par semaine.
Ma mère n'utilisait plus la machine à laver, elle ne savait plus s'en servir. Mon père non plus. Le linge "lavé" à la main dans une bassine.
Puis ils ont commencé à se perdre dans le quartier, une promenade d'un kilomètre et ils ne trouvaient plus le chemin de la maison. Les gendarmes ou des voisins les ramenaient. Et parfois, l'un d'entre eux partait tout seul, sans même prévenir l'autre, sans téléphone portable, sans le carnet que je leur avais fait avec leur identité, leur groupe sanguin, la liste des médicaments qu'ils prenaient, mon téléphone.
Des années de dégradation continuelle.
Et de personnes vulnérables ils sont passés à celui de personnes en danger.
Et j'ai réalisé un jour que j'étais devenu le parent de mes parents.
Le médecin de famille, les infirmières, les personnes qui livraient les repas, le kiné qui a suivi ma mère après la deuxième opération pour une prothèse de hanche, tout le monde me disait la même chose : "Ils ne peuvent plus rester dans leur maison."
Et c'était terrifiant parce que je savais qu'ils ne voudraient pas partir. Les problèmes de santé se sont multipliés.
Chaque coup de téléphone me faisait craindre le pire.
Lorsque le scandale Orpéa a éclaté, j'ai lu sur les réseaux sociaux de nombreux commentaires virulents contre les enfants qui placent leurs parents dans une maison de retraite, un ehpad, une structure d'accueil. C'est tellement facile quand on n'a aucune idée de ce que ça signifie de devoir s'occuper de ses parents, seul, à mille kilomètres de chez eux.
On a déménagé dans la Creuse il y a deux ans et j'ai fini par trouver une structure à quarante kilomètres. La dernière année où ils étaient en Bretagne, j'ai fait huit séjours de deux semaines avec eux. Je gère la totalité des démarches administratives depuis cinq ans.
Je sais ce que j'ai fait pour eux, je sais ce que je fais encore, je sais ce que je ferai jusqu'à leur mort.
Et pourtant, j'ai des bouffées de culpabilité.
Dans le village de Bessans et la vallée de la Haute Maurienne en général, on voit des maisons à trois étages, des bâtisses imposantes. Autrefois, les "vieux" vivaient en bas, les enfants devenus adultes étaient au premier étage et les jeunes enfants tout en haut. Les anciens s'occupaient du jardin, ils gardaient les enfants, ils cuisinaient, ils bricolaient, ils vivaient jusqu'au bout, chez eux. La maison passait de génération en génération. Aujourd'hui, pour posséder une maison de cette dimension, il faut en avoir hérité ou avoir un salaire de ministre. Mais même si ça avait été mon cas, je n'aurais pas voulu de mes parents à côté de moi et Nathalie. C'est sans doute cette constatation qui alimente la culpabilité.
L'histoire familiale est complexe.
Chacun fait comme il peut, au regard de ce qu'il porte.
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