Spinoza et le panthéisme
- Par Thierry LEDRU
- Le 12/04/2018
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Il y avait dans la philosophie de Spinoza toute la nourriture spirituelle pour une Humanité aimante, heureuse, sereine, respectueuse.
Qu'en reste-t-il ? Combien d'individus le lisent encore ?
Est-il encore étudié en classe de philosophie ?
Comment est-il possible que nous nous en soyons autant éloignés ?
Qui est responsable de ce désastre intellectuel, philosophique, émotionnel, relationnel, sensoriel ?
Nous tous et personne en particulier.
Pour quelles raisons ?
Par faiblesse, par lâcheté, par mimétisme.
L'exigence morale n'est plus de ce monde parce que la morale est un élément du pouvoir et que le pouvoir a d'autres intentions que l'égalité, le respect et l'amour de la création.
Baruch Spinoza (1632-1677)
Spinoza élabore une éthique de la joie.
Le but de la vie, selon lui, n'est pas d'être malheureux (comme y invite le christianisme : il faut se repentir, souffrir pour expier la faute originelle, etc.) mais d'être heureux. C'est-à-dire chercher à accroître sa puissance, chercher ce qui nous est vraiment utile (l'utile propre).
On pourrait y voir une éthique égoïste. Mais c'est surtout une éthique de la raison. D'ailleurs pour celui qui utilise sa raison l'utile propre n'est nullement en opposition avec l'intérêt d'autrui, bien au contraire : « l'homme est un Dieu pour l'homme » et l'union fait la force. Par conséquent le sage, pour accroître sa puissance, vivra en société, dans la concorde et la raison.
Ce qui suit a pour ambition d'expliquer tout cela, ainsi que la métaphysique qui sous-tend cette éthique. Bon voyage...
Table des matières
- Résumé
- Biographie
- Ontologie
- La substance
- Les attributs
- Individu
- Conatus
- Corps et esprit
- Connaissance
- Déterminisme et liberté
- Libération
- Affections
- Affects
- Joie et tristesse
- Passion et action
- Ethique
- Rechercher la joie et la puissance
- La raison
- L'amour de Dieu
- Le mal n'est rien de positif
- La société
- L'éternité
- Conclusion
- Textes
Résumé
Dieu n'est rien d'autre que le Tout, la Nature, c'est-à-dire l'univers : le spinozisme est un panthéisme. Cet univers est constitué d'individus : un individu est un rapport de mouvement et de repos (ex : un homme, une cellule, une étoile). Les individus sont imbriqués les uns dans les autres : un homme est un organisme constitué d'organes, eux-mêmes constitués de cellules, elles-mêmes constituées de molécules, elles-mêmes constituées d'atomes, etc. L'individu suprême, qui contient tous les autres, est Dieu, c'est-à-dire l'univers entier.
Cette substance unique a une infinité d'attributs (de dimensions), mais nous n'en connaissons que deux : l’étendue et la pensée. Ainsi, de même que l'homme a un corps et une âme, toute chose est à la fois matière et esprit. Le spinozisme est un animisme. Cela dit, l'esprit de chaque chose (son idée) varie considérablement selon la nature de la chose : il est d'autant plus élaboré que la chose peut agir et être affectée de multiples manières.
Le désir est l’essence de toute chose : toute chose s’efforce de persévérer dans son être. Le degré de puissance de tout être varie au gré des rencontres et des interactions avec les autres corps. Tout affect (sentiment) est une variation de puissance : si notre puissance s’accroît, nous ressentons plaisir et joie ; si elle diminue nous ressentons douleur et tristesse.
Le but de la vie est d’augmenter notre puissance pour ressentir joie, plaisir et bonheur. Cet objectif n’oppose pas les hommes mais devrait au contraire les réunir, car l’union fait la force, et rien n’est plus utile à un homme qu’un autre homme : l’homme est un Dieu pour l’homme.
Le but de l’éthique sera donc d’être toujours mû par des affects de joie plutôt que par des passions tristes (tristesse, haine, peur, etc.) : c’est possible par l’amour de Dieu, c’est-à-dire de la Nature, dont nous faisons tous partie et d’où nous tirons tout notre être et notre puissance. Au niveau politique, il s’agit de faire en sorte que les hommes obéissent aux lois par la raison et non par la peur de la punition (passion triste).
Selon Spinoza, tout est déterminé. L’homme ne se croit libre que parce qu’il ignore les causes qui le déterminent à désirer et à agir. La liberté n'est pas à chercher dans le libre arbitre (une telle liberté n’existe pas) mais dans l’obéissance à la raison.
Enfin, le mal n'est rien de positif, il n'est que faiblesse ou bêtise, c'est-à-dire un manque. De même, l'erreur est une idée incomplète et non une idée fausse à proprement parler.
Biographie
Baruch Spinoza (1632-1677) est un philosophe juif d’origine portugaise émigré aux Pays-Bas. Son panthéisme et sa philosophie entraîneront son excommunication de la communauté juive. Héritier de la révolution cartésienne (il est le contemporain de Descartes), il développe le cartésianisme et le transforme radicalement pour constituer une philosophie très cohérente qui associe le mathématisme (conception mathématique de la nature) et une éthique stoïcienne dans laquelle l’acceptation du destin prend la forme de l’amour de la Nature.
Dans ce qui suit, les références entre parenthèses renvoient toutes à l’Ethique de Spinoza.
Ontologie
La substance
Spinoza est panthéiste : Dieu, c’est le Tout, la Nature, l’Univers, la Substance. Cette Substance infinie est la seule chose qui existe, et tout ce qui existe – hommes, animaux, planètes – en fait partie, en est une partie.
Les attributs
Cette Substance a une infinité d’attributs, c’est-à-dire d’aspects sous lesquels on peut la percevoir. Toutefois, nous autres, êtres humains, ne percevons que deux de ces aspects : l’étendue et la pensée. Nous pouvons percevoir ou imaginer chaque chose dans l’espace, comme corps physique, ou alors la concevoir dans la pensée, comme simple idée abstraite. Par exemple, nous pouvons imaginer une pierre, c’est-à-dire nous la représenter dans l’espace, mais nous pouvons aussi la concevoir par la raison, comme une certain nombre d’atomes agencés d’une certaine manière.
Individu
Spinoza appelle individu chaque corps organisé. Un individu est donc un certain rapport de mouvement et de repos. (II, Définition centrale) L’individu reste le même aussi longtemps que ce rapport reste le même. Une cellule vivante, un organe, un organisme, une société organisée, un système solaire, constituent autant d’exemples d’individus. Un individu peut donc être constitué de plusieurs individus, et cet emboîtement peut aller à l’infini. La Nature entière est l’individu suprême, qui contient tout et ne change jamais (II, Lemme 7, scolie).
Conatus
Chaque chose s’efforce de persévérer dans son être (III, 6) et cet effort (conatus) est l’essence (la nature profonde, essentielle) de cette chose (III, 7). Chaque chose – pierre, grenouille, homme, planète – est essentiellement un effort, un désir : le désir de persévérer dans son être. Ce désir consiste à conserver le rapport de mouvement et de repos qui caractérise et constitue l’individu. Chaque chose est, au fond, une partie de la puissance de Dieu (c’est-à-dire de la Nature).
Chose et idée (corps et esprit)
A chaque chose correspond une idée. L’esprit de l’homme n’est rien d’autre que l’idée de son corps. De même pour chaque chose : l’esprit de la chose est l’idée de cette chose. Donc chaque chose a un esprit. On peut dire que Spinoza est animiste. Mais cet esprit est plus ou moins développé selon que le corps dont il est l’idée peut être affecté de manières plus ou moins nombreuses. Ainsi l’esprit de l’homme est plus riche que l’esprit d’une grenouille ou d’une pierre, car le corps humain est susceptible de réagir de très nombreuses manières (il ne faut jamais oublier que le corps inclut le cerveau). (II, 13, scolie)
Spinoza saisit les choses à partir de leur capacité d’être affectées plutôt qu’à partir de leur constitution interne. De ce point de vue baleines et dauphins sont à rattacher aux poissons plutôt qu’aux autres mammifères. De même, du point de vue de la capacité d’être affecté un cheval de trait ressemble plus à un bœuf qu’à un cheval de course.
L’esprit suprême est l’esprit de Dieu, c’est-à-dire de la Nature entière. Cet esprit contient les esprits de chaque être, il est la somme de tous ces esprits. L’esprit de chaque homme est une partie de l’esprit de Dieu (ou esprit du monde).
Connaissance
La conséquence de cette métaphysique en termes d’épistémologie est la suivante : une perception est une affection de notre corps par le monde extérieur. Par conséquent cette affection nous révèle autant, voire davantage, la nature de notre corps que la nature de la chose qui l’affecte. Par exemple, quand je perçois le soleil comme un disque jaune, je perçois en réalité une modification de mon œil ; cette image révèle davantage la nature de mon œil que celle du soleil. Par conséquent toute connaissance est subjective.
Mais on peut soustraire la partie subjective de la connaissance : il suffit pour cela de considérer les rapports entre les perceptions. En effet les différences et les similitudes entre les perceptions ne peuvent venir de mon corps, donc elles viennent des choses : elles sont purement objectives. Que l’herbe soit verte est une vérité subjective qui dépend de ma constitution, mais que l’herbe soit de la même couleur que les feuilles des arbres est une vérité objective qui révèle l’existence d’une propriété commune entre ces êtres. (II, 29, S)
Déterminisme et liberté
Le monde est déterminé. Tout dans la Nature se produit nécessairement. Il n’y a pas de liberté au sens du libre arbitre. Mais on peut être déterminé de deux manières : par soi-même, ou par autre chose. Spinoza appelle liberté le fait d’être déterminé par soi-même. (I, Définition 7) Seul Dieu est parfaitement libre en ce sens (tout en étant déterminé) : car toute partie est toujours déterminée par le monde extérieur.
Libération
Néanmoins l’homme peut être plus ou moins actif ou passif. Il peut accroître sa liberté, notamment par la compréhension. Quand nous comprenons ce qui nous arrive, cela cesse d’être une passion (passive) car nous ne nous y opposons plus (puisque nous en comprenons la nécessité). (V, 3)
Affections
Chaque chose est affectée par les autres choses. On parle d’affection. Par exemple, si je vois le soleil, cela me réchauffe : cela modifie mon corps. C’est une affection, une modification de mon corps.
Affects
Certaines affections ne modifient pas ma puissance. Ce sont les modifications insignifiantes de mon corps. Par exemple, si je croise dans la rue une personne qui m’est indifférente. (III, Postulat 1)
En revanche, certaines affections modifient ma puissance d’agir. Spinoza appelle affects ces affections particulières. (III, Définition 3) Par exemple, si je mange un mauvais champignon, cela produit en moi une affection qui diminue ma puissance d’agir (elle me donne mal au ventre, m’affaiblit, et peut même me tuer). Au contraire, si c’est un bon champignon, il me nourrit et me donne des forces (car je m’approprie son énergie par la digestion) : il accroît donc ma puissance.
Joie et tristesse
Ces variations de puissance que sont les affects se manifestent dans notre conscience par des sensations agréables ou désagréables. Il existe deux catégories d’affects : ceux qui expriment une augmentation de notre puissance, et ceux qui expriment une diminution de notre puissance. Les premiers sont ressentis agréablement, les seconds désagréablement. Spinoza parle d’affects de joie et d’affects de tristesse. La joie, le plaisir, l’amour, la gaieté, l’allégresse, sont autant d’affects joyeux qui révèlent un accroissement de notre puissance. A l’inverse, la tristesse, la souffrance, la colère, la haine, la pitié, expriment tous une diminution de notre puissance.
Passion et action
Il y a une autre distinction : celle qui oppose les passions aux actions. Certaines affections sont actives, d’autres sont passives, selon qu’elles sont causées par nous ou par le monde extérieur.
Toute action augmente nécessairement la puissance de l’être dont elle est l’action. En effet, chaque chose s’efforce de persévérer dans son être. La mort vient toujours de l’extérieur. Un être ne se nuit jamais à lui-même. Spinoza rejette radicalement l’idée d’une pulsion de mort (ce concept n’existe pas à son époque, il sera introduit par Nietzsche et le terme sera introduit par Freud).
En revanche, toute passion ne diminue pas nécessairement ma puissance. Si je suis dans un incendie, sur le point de mourir, et qu’une tornade arrive, me soulève dans les airs et me dépose en douceur dans un champ à dix kilomètres de là, c’est une passion, mais elle accroît ma puissance d’agir. De même, pour donner un exemple moins exotique, si quelqu’un m’aide, par exemple me soigne d’une maladie.
Ethique
A partir de cette ontologie, Spinoza élabore une éthique de la vie, de la puissance et de la joie. La beauté de l’éthique de Spinoza est qu’elle supprime toute tension entre soi et les autres, entre égoïsme et altruisme : l’égoïsme bien compris est naturellement altruiste, affirme Spinoza. Soyez égoïstes, mais soyez intelligents : alors vous serez en même temps altruistes.
Rechercher la joie et la puissance
Puisque l’essence de toute chose est de persévérer dans son être, cet objectif sera le but de l’éthique. Nous devons essayer d’accroître notre puissance, donc rechercher le plaisir et autres affects joyeux. Au contraire, il faut fuir toutes les passions tristes, si souvent érigées en vertus par le christianisme : la souffrance, la haine, et même l’humilité, la pitié, le repentir, n’ont rien de bon, puisque ce sont des tristesses, et doivent être évitées. Cette manière de voir les choses fait de Spinoza un révolutionnaire par rapport à la tradition morale européenne.
La raison
Mais comment faire, pour atteindre ce but, pour accroître notre puissance et expérimenter la joie ? Le seul moyen d’y parvenir est la raison. La raison, on l’a dit, permet de transformer toute passion en action.
L’amour de Dieu
La raison nous permet essentiellement de prendre conscience du fait que nous sommes une partie du Tout, un instrument dans la main de Dieu. Cette conscience nous permet de nous réjouir de cet Être infini, éternel et parfait dont nous émanons et dont nous tirons toute notre puissance. Dieu est l’idée par excellence d’une chose qui accroît notre puissance, et c’est pourquoi il est l’objet suprême de notre amour (rappelons la définition de l’amour : une joie, c’est-à-dire une augmentation de puissance, qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure). De plus, par la logique des passions, tout notre bonheur dépend de ce qui arrive à l’objet de notre amour. Si cet objet est à l’abri de tout accident, alors notre bonheur le sera aussi. Aimer Dieu, c’est-à-dire la Nature, est donc la clé d’un bonheur infini, éternel et parfait.
Le mal n’est rien de positif
A partir de cette idée que notre intérêt véritable n’est pas en contradiction avec celui d’autrui, Spinoza peut affirmer, comme Socrate, que nul n’est méchant volontairement, et même que le mal, comme l’erreur, n’est rien de positif : il ne provient pas d’une véritable méchanceté mais seulement d’une faiblesse, d’une impuissance. Si nous faisons parfois le mal c’est parce que nous ne sommes pas assez intelligents pour comprendre où se situe notre véritable intérêt. Il n’est jamais dans notre intérêt véritable d’être injuste envers autrui. Le mal procède d’une étroitesse de vue.
La société
Si nous utilisons la raison pour rechercher ce qui nous est véritablement utile (notre utile propre), nous nous rendrons compte que la chose qui nous est la plus utile, ce sont les autres hommes. L’homme raisonnable s’associe donc avec les autres pour constituer une société ou un Etat, avec des lois qui en assurent le bon fonctionnement. La société, si elle est rationnelle, visera à accroître la puissance et le bonheur de chacun. L’amour de Dieu prôné par Spinoza est lui-même éminemment social (et ne peut donner lieu à aucune guerre de religion) puisqu’il consiste en réalité à aimer le Tout, c’est-à-dire le monde entier.
L’éternité
Voici le point le plus difficile de toute la philosophie de Spinoza : l’éternité. Spinoza affirme que celui qui atteint cet amour de Dieu né de la connaissance adéquate du monde est éternel. Il s’explique en distinguant l’imagination de l’entendement : les idées qui naissent de l’imagination n’existent que dans la mesure où la chose considérée existe ; en revanche, les idées qui naissent du seul entendement sont indépendante de l’existence des choses et sont éternelles.
Voici un exemple pour illustrer cela. Je vois passer une bulle de savon dans le ciel de printemps. Si je m’en tiens à cette image, mon idée est périssable, car elle naît de l’existence de la bulle de savon. Quand la bulle de savon éclate, je ne la vois plus ; au mieux je m’en souviens, tant que mon cerveau conserve l’empreinte de cette image. Mais à ma mort, ce souvenir disparaîtra à jamais. Mais si la bulle de savon et l’image qu’elle provoque en moi sont périssables, en revanche l’idée de sphère et la loi qui explique la formation et l’existence de la bulle de savon sont, elles, éternelles. Si donc je parviens à connaître la bulle de savon par mon entendement plutôt que par mon imagination, l’idée qui se trouve alors dans mon esprit est une idée éternelle. Donc cette partie de mon esprit est éternel.
[L]a part éternelle de l’Esprit est l’entendement, seule partie par laquelle nous soyons actifs ; cette part dont nous avons montré au contraire qu’elle périt est l’imagination elle-même, seule partie de l’Esprit par laquelle nous soyons passifs.
Ethique, Partie V, Proposition 40, Corollaire
Conclusion
L’éthique consiste donc à cheminer, par la raison, vers la compréhension du monde et l’amour de la Nature entière. Ce chemin est difficile, reconnaît Spinoza. Mais les belles choses sont difficiles. L’Ethique se termine par cette phrase : « tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare. »
Textes
- Le parallélisme :
L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses.
(Ethique, II, 7)
- L’esprit n’agit pas sur le corps ; nous ne savons pas ce que peut le corps :
Ni le Corps ne peut déterminer l’Esprit à penser, ni l’Esprit ne peut déterminer le Corps au mouvement, au repos ou à quelque autre état que ce soit (s’il en existe). […]
Mais, bien que la nature des choses ne laisse aucun doute à cet égard, je crois que l’on pourra difficilement être amené à examiner ces questions d’une âme égale, si je ne justifie pas ma doctrine par l’expérience ; c’est qu’on est fermement persuadé que le Corps se meut ou s’immobilise par le seul commandement de l’Esprit, et qu’il accomplit un grand nombre d’action qui dépendent de la seule volonté de l’Esprit et de son art de penser. Or personne n’a jusqu’à présent déterminé quel est le pouvoir du Corps, c’est-à-dire que, jusqu’à présent, l’expérience n’a enseigné à personne ce que le Corps est en mesure d’accomplir par les seules lois de la Nature, considérée seulement en tant que corporelle, et ce qu’il ne peut accomplir sans y être déterminé par l’Esprit. Car personne jusqu’ici n’a acquis une connaissance assez précise de la structure du Corps pour en expliquer toutes les fonctions, et nous ne dirons rien de ce que l’on observe souvent chez les animaux et qui dépasse de loin la sagacité humaine, ou des nombreuses actions qu’accomplissent les somnambules pendant leur sommeil et qu’ils n’oseraient pas entreprendre pendant la veille ; tout cela montre assez que le Corps, par les seules lois de sa nature, a le pouvoir d’accomplir de nombreuses actions qui étonnent son propre Esprit. Personne ne sait d’autre part selon quel principe et par quels moyens l’Esprit meut le Corps, ni quelle quantité de mouvement il peut lui attribuer, ni à quelle vitesse il peut le mouvoir. C’est pourquoi, lorsqu’on dit que telle ou telle action du Corps provient de l’Esprit qui a tout pouvoir sur lui, on ne sait en réalité ce que l’on dit, et l’on ne fait rien d’autre qu’avouer en un langage spécieux qu’on ignore la vraie cause des actions qui ne nous étonnent pas.
(Ethique, III, 2 et scolie)
- La hiérarchie des esprits :
Mais nous ne pouvons pourtant pas nier que les idées diffèrent entre elles comme les objets eux-mêmes, et qu’une idée surpasse l’autre et contient plus de réalité qu’elle dans la mesure où l’objet de l’une surpasse l’objet de l’autre et contient plus de réalité ; c’est pourquoi pour déterminer en quoi l’Esprit humain diffère des autres esprits et en quoi il les surpasse, il nous est nécessaire de connaître la nature de son objet, c’est-à-dire, comme nous l’avons montré, du Corps humain. Je ne puis toutefois développer ce point ici et cela n’est pas nécessaire à ma démonstration. Je dirai cependant, d’une manière générale, que plus le Corps est capable, par rapport aux autres, d’accomplir ou de subir un grand nombre d’actions, plus l’Esprit de ce Corps est, par rapport aux autres, capable de percevoir simultanément un plus grand nombre d’objets ; et plus les actions d’un seul corps dépendent de lui seul, moins les autres corps concourent à l’action du premier, plus l’esprit de ce corps est capable de comprendre distinctement.
(Ethique, II, 13, scolie)
- Le désir est l’essence de toutes choses :
Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être.
(Ethique, III, 6)
L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose.
(Ethique, III, 7)
Ainsi, Spinoza étant déterministe, il en conclut que l’homme est déterminé à faire ce que son désir le pousse à faire. (Ethique, III, 9, scolie)
- Le désir est à l’origine des valeurs :
[N]ous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons.
(Ethique, III, 9, scolie)
* Passions joyeuses et passions tristes :
- Critique de la pitié :
La Pitié, chez un homme qui vit sous la conduite de la Raison, est en elle-même mauvaise et inutile. La Pitié, en effet (…), est une Tristesse ; par suite (…), elle est mauvaise en elle-même. Quant à ce bien qui en découle et qui est que nous nous efforçons de libérer de sa souffrance l’homme dont nous avons pitié (…), nous désirons le faire par le seul commandement de la Raison (…) ; et ce n’est que par le commandement de la Raison que nous pouvons faire quelque chose que nous sachions avec certitude être un bien (…) ; c’est pourquoi, chez l’homme qui vit sous la conduite de la Raison, la pitié est en elle-même mauvaise et inutile. (…)
(Ethique, IV, 50)
- Critique de l’humilité :
L’Humilité n’est pas une vertu, c’est-à-dire qu’elle ne naît pas de la Raison. L’Humilité est une Tristesse née du fait que l’homme considère sa propre impuissance (…).
(Ethique, IV, 53)
- Critique du repentir :
Le Repentir n’est pas une vertu, c’est-à-dire qu’il ne naît pas de la Raison ; mais celui qui se repent de ses actes est deux fois malheureux ou impuissant. (…)
Comme il est rare que les hommes vivent sous le commandement de la Raison, ces deux affects que sont l’Humilité et le Repentir, mais aussi l’Espoir et la Crainte, comportent plus d’avantages que d’inconvénients ; c’est pourquoi, s’il faut pécher, il vaut mieux que ce soit dans ce sens. Car si les hommes à l’âme impuissante étaient tous également orgueilleux, s’ils n’avaient honte de rein et s’ils ne craignaient rien, quel lien pourrait donc les discipliner ? La foule est terrible si elle est sans crainte ; c’est pourquoi il n’est pas étonnant que les Prophètes, se préoccupant de l’utilité commune et non de l’utilité particulière, aient tant recommandé l’Humilité, le Repentir, et le Respect. Et, en effet, ceux qui sont soumis à ces affects peuvent être conduits plus facilement que d’autres à vivre enfin sous la conduite de la Raison, c’est-à-dire à être libres et à jouir de la vie des bienheureux.
(Ethique, IV, 54 et scolie)
- Il faut voir le bon côté des choses pour désirer dans la joie et l’amour plutôt que fuir dans la tristesse et la haine :
Par un désir issu de la raison nous poursuivons le bien directement et nous fuyons le mal indirectement.
(Ethique, IV, 63, corollaire)
[O]n doit souvent énumérer et imaginer les périls communs de l’existence, et songer à la façon de les éviter et de les surmonter le mieux possible par la présence d’esprit et par la force d’âme. Mais il convient de noter qu’en ordonnant nos pensées et nos images nous devons toujours prêter attention (…) à ce qu’il y a de bon en chaque chose afin qu’ainsi nous soyons toujours déterminés à agir par un affect de Joie.
(Ethique, V, 10, scolie)
L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie. Un homme libre, c’est-à-dire un homme qui vit sous le seul commandement de la Raison, n’est pas conduit par la crainte de la mort (…) mais désire directement le bien (…), c’est-à-dire qu’il désire agir, vivre, conserver son être sur le fondement de la recherche de l’utile propre ; par suite il ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation de la vie.
(Ethique, IV, 67)
- Il faut aimer un objet éternel et infini (Dieu, i.e. la Nature) pour être heureux :
Toute notre félicité et notre misère dépendent de la qualité de l’objet que nous aimons. Ainsi l’amour d’une chose éternelle et infinie nourrit l’âme d’une joie sans mélange et sans tristesse.
(Traité de la réforme de l’entendement)
- Stoïcisme : il faut faire ce que l’on peut et accepter le destin :
Mais la puissance de l’homme est extrêmement limitée et infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures ; c’est pourquoi nous n’avons pas le pouvoir absolu d’adapter les choses extérieures à notre usage. Pourtant, nous supporterons d’une âme égale les événements contraires à ce qu’exige le principe de notre utilité, si nous sommes conscients de nous être acquittés de notre tâche, si nous savons que notre puissance n’était pas suffisamment étendue pour nous permettre de les éviter, et si nous pensons que nous sommes une partie de cette Nature entière dont nous suivons l’ordre. Si nous comprenons tout cela clairement et distinctement, cette partie de nous-mêmes qui se définit par l’intelligence, c’est-à-dire la meilleure partie de nous-mêmes, en sera pleinement satisfaite et elle s’efforcera de persévérer dans cette satisfaction.
(Ethique, IV, Appendice, chap. 32)
- Le bonheur, c’est la vertu :
La Béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même.
(Ethique, V, 42).
- Mimétisme :
Du fait que nous imaginons qu’un objet semblable à nous (…) est (…) affecté d’un certain affect, nous sommes par là affectés d’un affect semblable. (…) Cette imitation des affects s’appelle pitié quand elle concerne la tristesse ; mais si elle est relative au désir, elle s’appelle émulation, celle-ci n’étant donc rien d’autre que le désir d’une chose provoquée en nous par le fait que nous imaginons que d’autres êtres semblables à nous ont le même désir.
(Ethique, III, 27 et scolie)
- L’homme se croit libre car il ignore les causes qui le déterminent à agir :
Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit, d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre, il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée.
Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait un effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent.
(Lettre à Schuller)
- La liberté consiste à obéir à la raison :
[O]n devra proclamer libre l’individu qui choisit volontairement de guider sa vie sur la raison. Quant à la conduite déclenchée par un commandement, c’est-à-dire l’obéissance, bien qu’elle supprime en un sens la liberté, elle n’entraîne cependant pas immédiatement pour un agent la qualité d’esclave. Il faut considérer avant tout, à cet égard, la signification particulière de l’action. A supposer que la fin de l’action serve l’intérêt non de l’agent, mais de celui qui commande l’action, celui qui l’accomplit n’est en effet qu’un esclave, hors d’état de réaliser son intérêt propre. Toutefois, dans toute libre République et dans tout Etat où n’est point pris pour loi suprême le salut de la personne qui donne les ordres, mais celui du peuple entier, l’individu docile à la souveraine Puissance ne doit pas être qualifié d’esclave hors d’état de réaliser son intérêt propre. Il est bien un sujet. Ainsi, la communauté politique la plus libre est celle dont les lois s’appuient sur la saine raison. Car, dans une organisation fondée de cette manière, chacun, s’il le veut, peut être libre, c’est-à-dire s’appliquer de tout son cœur à vivre raisonnablement. De même, les enfants, bien qu’obligés d’obéir à tous les ordres de leurs parents, ne sont cependant pas des esclaves ; car les ordres des parents sont inspirés avant tout par l’intérêt des enfants. Il existe donc, selon nous, une grande différence entre un esclave, un fils, un sujet, et nous formulerons les définitions suivantes : l’esclave est obligé de se soumettre à des ordres fondés sur le seul intérêt de son maître ; le fils accomplit sur l’ordre de ses parents des actions qui sont dans son intérêt propre ; le sujet enfin accomplit sur l’ordre de la souveraine Puissance des actions visant à l’intérêt générale et qui sont par conséquent aussi dans son intérêt particulier.
(Traité théologico-politique, chap. 16)
- La raison commande aux hommes de s’associer :
C’est dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent toujours nécessairement par nature.
Démonstration : En tant que les hommes sont tourmentés par des affects qui sont des passions, ils peuvent être différents par nature et contraires les uns des autres. Mais les hommes sont actifs dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la Raison ; aussi, tout ce qui suit de la nature humaine en tant qu’elle se définit par la Raison, doit être compris par la seule nature humaine, comme par sa cause prochaine. Mais puisque chacun, par les lois de sa nature, désire ce qu’il juge être un bien et s’efforce d’écarter ce qu’il juge être un mal ; puisqu’en outre ce que nous jugeons être bien ou mal par le commandement de la Raison est nécessairement bien ou mal, les hommes, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison, et dans cette mesure seulement, accomplissent nécessairement les actions qui sont nécessairement bonnes pour la nature humaine, et donc pour chaque homme, c’est-à-dire ce qui s’accorde avec la nature de tout homme ; et par suite, les hommes également s’accordent toujours nécessairement entre eux, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison. (…)
Scolie : Ce que nous venons de montrer, l’expérience elle-même l’atteste chaque jour par tant de témoignages lumineux que presque tous disent : l’homme est un Dieu pour l’homme. Mais il arrive rarement que les hommes vivent sous la conduite de la Raison ; avec eux les choses sont telles que la plupart se jalousent et se nuisent les uns les autres. Et pourtant ils ne peuvent mener une vie solitaire, et pour la plupart d’entre eux convient cette définition de l’homme comme animal politique ; car les choses sont telles que de la société commune des hommes naissent beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients. (…) [L]es hommes [expérimentent] qu’ils peuvent se procurer par une aide mutuelle ce dont ils ont besoin et qu’ils ne peuvent éviter les dangers qui les menacent de partout que par l’union de leurs forces.
(Ethique, IV, 35 et scolie)
- La religion est pratique, la philosophie est théorique :
Il reste à montrer enfin qu’entre la Foi ou la Théologie et la Philosophie il n’y a nul commerce, nulle parenté ; nul ne peut l’ignorer qui connaît le but et le fondement de ces deux disciplines, lesquels sont entièrement différents. Le but de la Philosophie est uniquement la vérité ; celui de la Foi, comme nous l’avons abondamment montré, uniquement l’obéissance et la piété. En second lieu, les fondements de la Philosophie sont les notions communes et doivent être tirés de la Nature seule ; ceux de la Foi sont l’histoire et la philologie et doivent être tirés de l’Ecriture seule et de la révélation (…). La Foi donc reconnaît à chacun une souveraine liberté de philosopher ; de telle sorte qu’il peut sans crime penser ce qu’il veut de toutes choses ; elle condamne seulement comme hérétiques et schismatiques ceux qui enseignent des opinions propres à répandre parmi les hommes l’insoumission, la haine, l’esprit combatif et la colère ; elle tient pour fidèles, au contraire, ceux-là seulement qui, dans la mesure où leur Raison et leurs facultés le leur permettent, répandent la justice et la Charité.
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