Avec “Tous surveillés : sept milliards de suspects”, sa glaçante enquête diffusée sur Arte ce mardi 21 avril, le réalisateur Sylvain Louvet nous met en garde contre le développement de technologies de plus en plus intrusives. Des outils qui mettent en danger nos libertés. Et la pandémie actuelle n’arrange rien. Entretien.
Dans Tous surveillés : sept milliards de suspects, son redoutable documentaire sur la banalisation de dispositifs techniques toujours plus prédateurs de nos libertés, le réalisateur Sylvain Louvet compare le risque sécuritaire, invisible, permanent, alimenté par les politiques et les industriels, à un virus. Alors que le Covid-19 affaiblit les corps en même temps que les défenses immunitaires de nos démocraties, son film devient étrangement prophétique : non seulement la surveillance est partout, mais chacun peut désormais la voir se matérialiser dans son environnement intime, au nom de l’urgence sanitaire.
Cette industrie, dont le poids se chiffre à quarante milliards de dollars, possède une particularité : elle craint la lumière, et à la pénombre, préfère encore l’opacité. Particulièrement prisées par les régimes autoritaires et dictatoriaux, les technologies les plus intrusives se frayent aujourd’hui un chemin jusque dans nos démocraties occidentales, au nom d’une faim jamais rassasiée de sécurité. Sous nos latitudes, des élus s’en félicitent en répétant les promesses des brochures commerciales dont ils sont abreuvés ; en Chine, nouvel épicentre de l’innovation technologique, ce nouvel arsenal renforce un peu plus un quadrillage policier toujours plus serré. Y compris contre les journalistes un peu trop curieux.
Votre film navigue entre la France et la Chine, en passant par Israël. Comment s’empare-t-on d’un sujet aussi insaisissable que la surveillance ?
Sylvain Louvet : Je m’étais déjà rendu plusieurs fois en Chine, et j’avais pu observer à quel point Xi Jinping cherche à exporter son savoir-faire en matière de contrôle social, à travers notamment cette doctrine des nouvelles routes de la soie, version numérique. Quand il a transformé le Xinjiang, cette région à majorité musulmane, en laboratoire grandeur nature de la surveillance, je me suis dit qu’il y avait matière à un film.
On croit à tort qu’il s’agit d’un horizon lointain
Mais ça m’intéressait de partir de chez nous, pour montrer qu’un véritable mouvement de fond est enclenché au niveau mondial. En voyant fleurir les expérimentations de reconnaissance faciale en France, les détecteurs d’émotions à Nice, les capteurs de sons suspects à Saint-Étienne, j’ai voulu alerter le public sur cette société du tout-sécuritaire qui se dessine. On croit à tort qu’il s’agit d’un horizon lointain, alors que les films de science-fiction des années 90 n’ont jamais semblé aussi proches de la réalité. Dans ce modèle, pas besoin de 300 000 agents derrière des ordinateurs : comme dans le panoptique décrit par le philosophe britannique Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle, les gens modifient d’eux-mêmes leur comportement.
Ce qui caractérise ce “marché de la peur”, c’est la vitesse de son expansion, au nom d’une innovation permanente. Où arrêter son enquête ?
J’ai écrit le sujet il y a deux ans, et l’enquête a pris environ un an. Il y a tellement d’exemples qu’on aurait facilement pu tourner deux ou trois films. Dans cette course à l’armement technologique, j’ai choisi de m’arrêter à la Plateforme intégrée d’opérations conjointes (Ijop), l’application utilisée par la police pour surveiller les Ouïgours au Xinjiang, en les classant par degré de suspicion pour les envoyer dans des camps de rééducation. C’est, comme aurait pu le décrire Orwell, le cas d’école d’une population qui disparaît sous l’invasion des technologies de surveillance. À mes yeux, l’Ijop est ce qui se fait de plus intrusif et de plus liberticide aujourd’hui.
Justement, comment avez-vous pu tourner au Xinjiang, qui est probablement la région la plus surveillée au monde ?
La filature a commencé avant. Je tenais à un visa presse, qui nous rendait visibles mais offrait aussi une protection. J’ai dit que je voulais faire un film sur l’intelligence artificielle et son utilisation à des fins sécuritaires. J’ai dû me faire inviter par des entreprises chinoises ; on m’a demandé mon parcours. Au bout de la première semaine de tournage, on a commencé à être suivis par la police, après avoir filmé un bâtiment d’État à Rongcheng, au sud-est de Pékin. On a été pris en photo par des officiels, et, à partir de là, on ne nous a plus lâchés. Des agents dormaient sur le parking et dans le hall de l’hôtel. On a vu des policiers sortir de nos chambres, on a été interpellés dans la rue et on nous a finalement demandé de quitter la région, en nous filochant jusque dans l’avion.
“Au Xinjiang, un dixième de la population a été déporté dans un camp, c’est un véritable ethnocide culturel”
On a repris le tournage dans une autre région, on a de nouveau été suivis, et lorsqu’on est arrivés au Xinjiang, ça s’est resserré. Comme j’avais une petite expérience des terrains sensibles, notamment parce que j’ai enquêté sur les services secrets turcs, j’ai tout de suite mis en place un système de sauvegarde un peu particulier pour protéger nos images. Au Xinjiang, les citoyens ouïghours ont à cœur de parler de ce qui se passe. Un dixième de la population a été déporté dans un camp, c’est un véritable ethnocide culturel, tout le monde a un parent enfermé. Mais, dans le même temps, beaucoup de Chinois ne savent même pas ce qu’il se passe là-bas, puisqu’on leur répète qu’il s’agit d’une politique antiterroriste.
Est-il possible de recueillir des témoignages dans ces conditions ? Dans le film, votre chauffeur disparaît mystérieusement…
Nous pensions être en sécurité à l’intérieur de la voiture. Après sa disparition, on nous a dit qu’il avait été interrogé par la police, mais qu’il allait bien. Pourtant, quelques semaines plus tard, tous nos interlocuteurs nous ont rayés de la liste de leurs contacts sur les réseaux sociaux chinois. Il a fallu s’assurer que les gens qu’on rencontrait avaient bien conscience du risque. On s’est par exemple interdit les rencontres dans des cafés ou d’autres lieux publics, infestés de caméras. On a également minimisé les risques en restant une semaine sur place, afin de ne pas trop attirer l’attention.
Quand on est un journaliste occidental là-bas, on est radioactif, et il a fallu choisir un fixeur sinophone n’ayant pas la nationalité chinoise, pour ne pas le mettre en danger. Cela a été éprouvant jusqu’au bout, puisque les autorités nous ont convoqués au commissariat une heure et demie avant de prendre l’avion. On leur a dit qu’on avait le droit de partir ; j’ai glissé la carte mémoire dans ma chaussette, on a sauté dans un taxi, direction l’aéroport.
“Comme un virus, la peur des attentats se propage”, nous dit la voix off au début du film. Quel regard portez-vous sur la pandémie et le risque qu’elle fait peser sur nos libertés ?
Quand cette image du virus de la surveillance a surgi en salle de montage en octobre, je n’imaginais pas un seul instant vivre une situation comme celle à laquelle nous faisons face aujourd’hui. L’irruption de cette pandémie fait vraiment écho à mon film car il se passe très exactement ce qu’on y décrit.
“La pandémie est un levier encore plus puissant que le risque terroriste”
Le schéma est toujours le même : les États justifient les dispositifs de surveillance par la nécessité de protéger les citoyens d’une menace. Ceux-ci sont déployés à titre dérogatoire ou préventif. Or, dès que surgit un attentat ou un virus, le verrou saute et les technologies sont généralisées. On l’a vu avec le Patriot Act aux États-Unis après le 11 Septembre, ou avec l’état d’urgence chez nous. L’adhésion se fait par la peur, et ce que je trouve terrifiant, c’est que la pandémie est un levier encore plus puissant que le risque terroriste. Il suffit de voir à quel point les Français seraient prêts à accepter l’installation d’une application intrusive pour sortir du confinement.