LE DÉSERT DES BARBARES (5)

 

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Tristan avait pris son poste de veille à 22 heures. Dans le dernier virage avant l’arrivée sur le plateau. David occupait le deuxième poste cent mètres plus haut. Fusil, cartouches, poignard, cocktail-molotov, radio, thermos, lampe frontale, un duvet.

L’attente.

Peut-être rien. Peut-être le pire. La conscience aiguë de la survie du groupe.

Tristan avait vérifié le fonctionnement de sa radio en appelant David puis il avait installé ses affaires. Tout à portée de main. Il avait laissé le duvet dans son sac. La nuit était douce, ciel étoilé. L’idée de garder une radio dans le hameau pour prévenir d’une attaque avait été abandonnée. Si une attaque avait lieu, les coups de feu suffiraient à réveiller le groupe. Il était préférable que les guetteurs puissent communiquer entre eux. La maison de Sophie et Tristan avait été choisie pour accueillir l’ensemble de la communauté pendant les nuits. Il était essentiel que le groupe soit réactif. Pas de dispersion dans les diverses habitations. Les décisions devaient être immédiates, sans problème de communication. Il avait fallu aménager les pièces, enlever des meubles pour installer des couchages. Quatre couples à loger Martha avait demandé à rester avec Tian et Louna.

Poste de guet en pierres sèches, au sommet de la pente qui dominait la piste, cinq mètres en contrebas. Pendant la construction, ils s’étaient tous appliqués à penser au confort. Si tant est qu’on pouvait parler ainsi. Des pierres plates en assise et pour le dos, le corps tourné vers la piste. Un châssis en bois supportant deux tôles. Les pluies étaient rares mais souvent intenses. Il s’agissait de tenir quatre heures, aux aguets. Des assaillants viendraient sans doute avec des véhicules, comme chez les Teillard mais ils pouvaient aussi les laisser plus bas et finir à pied. Il fallait rester vigilant, guetter le moindre bruit de pas sur les pierres de la piste, une lampe frontale, des voix.

Une chouette au loin, pas de vent. La lune en phase ascendante, juste un croissant. Clarté limpide.

Tristan se doutait bien qu’ils auraient tous à vivre des nuits bien plus rudes.

Il se leva pour uriner, s’écarta de quelques mètres puis il décida de pousser jusqu’au point de vue, un promontoire qui dominait l’étendue forestière. Si la piste n’avait pas filé en ligne droite pendant un kilomètre pour bifurquer bien plus bas, il aurait pu voir les phares d’éventuels véhicules. Mais sous lui, s’étendait uniquement un espace sauvage, parcouru par les sentes animales. Avant que le monde ne s’éteigne, on pouvait voir les lumières des villes en fond de vallée. Maintenant, la nuit n’avait plus aucune blessure. Pas un seul point lumineux sur tout l’horizon. À vol d’oiseau, Alès devait être à vingt kilomètres. Tristan imagina la ville dans l’obscurité. Comment les habitants se débrouillaient-ils sans courant ? Plus d’eau potable dans les robinets, plus de nourriture dans les magasins, plus de soins dans les hôpitaux. Les forces de l’ordre étaient-elles encore en état d’intervenir ou la loi du plus fort était-elle devenue la norme ? L’entraide, la solidarité, le partage, l’attention aux autres. Que restait-il de ce qui avait permis à l’espèce humaine de se développer alors qu’elle avait représenté pendant des millénaires une proie de choix ? Il se souvenait d’un livre de Kropotkine sur cette entraide. Loin des théories de Darwin et du combat pour la vie, de la sélection naturelle à l’avantage du plus fort, Kropotkine considérait que l’entraide avait eu un rôle considérable dans le maintien et le développement des communautés, qu’elles soient animales ou humaines. Le chaos permettrait-il aux humains de redécouvrir ce que la vie moderne avait effacé ? Non pas juste, le coup de main aux membres de la famille ou aux amis proches, mais un mouvement de masse, un comportement universel. Les villes regorgeaient-elles désormais d’individualistes acharnés ou baignaient-elles dans un amour inconditionnel de l’autre ? Ou était-ce le mélange des deux ? Et qui avaient le plus de chances de l’emporter ?

Lui vint alors l’image de Jean et Delphine. Et la tristesse de Martha.

Il retourna à son poste de guet.

 

 


De la dépendance à l'entraide

L'entraide

 

Kropotkine : l'entraide, facteur d'évolution

 

14 MARS 2018

par Emmanuel Daniel / Reporterre

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Article paru le 17 février 2018 sur 
Reporterre

Et si l’homme n’était pas un loup pour l’homme ? Et si la loi du plus fort n’était pas la loi de l’évolution ? Et si l’entraide en était le vrai moteur ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles répond « L’Entraide », le livre majeur du penseur anarchiste russe Pierre Kropotkine.

L’entraide, facteur d’évolution. Avec un titre pareil, on pourrait s’attendre à un bouquin ennuyeux comme la pluie, réservé aux personnes qui connaissent par cœur le nom des plantes et des animaux en latin. Pourtant, ce livre de Pierre Kropotkine, prince russe, géographe et théoricien de l’anarchisme, est un livre accessible, stimulant et combatif.

Paru en 1902, il vient tordre le cou à la pensée, majoritaire à son époque (et toujours aujourd’hui), selon laquelle le règne animal est une arène où il faut vaincre ou mourir, une jungle où la seule règle qui compte est la loi du plus fort. Kropotkine ne nie pas l’existence de la compétition, notamment entre les espèces, mais contrairement aux darwinistes, il lui dénie son caractère systématique et son rôle central dans l’évolution.

Et il multiplie les exemples pour étayer sa position : des fourmis qui partagent la nourriture à demi digérée à tout membre qui en fait la demande ; des chevaux qui, pendant le blizzard, se collent les uns aux autres pour se protéger du froid ; des pélicans qui, chaque jour, parcourent 45 km pour aller nourrir un des leurs aveugle ; des abeilles qui, grâce au travail en commun, « multiplient leurs forces individuelles [et…] parviennent à un niveau de bien-être et de sécurité qu’aucun animal isolé ne peut atteindre ».  Partout ou presque où Kropotkine a pu jeter son regard, il y a trouvé de la coopération. Même des animaux aussi belliqueux que les rats s’entraident pour piller nos garde-manger et nourrissent leurs malades, écrit-il.

S’appuyant sur ses observations et lectures scientifiques, Kropotkine affirme que l’entraide assure aux animaux une meilleure protection contre les ennemis, une meilleure efficacité dans la recherche de nourriture et une plus grande longévité. Attribuer le progrès à la lutte du chacun contre tous, analyse-t-il, est une grossière erreur. La coopération a fait bien plus pour le développement de l’intelligence que les combats, qui laissaient les espèces affaiblies et ne leur laissaient que peu de chance de survie et encore moins d’évolution positive.

Une contre-histoire de l’humanité

Partant du constat (erroné) que la compétition est dominante dans le règne animal, la plupart des intellectuels de cette époque ont décidé d’en faire une loi naturelle chez les humains, justifiant ainsi les inégalités et la pauvreté. Refusant cette fable, qu’on appelle « darwinisme social », Kropotkine nous livre une contre-histoire de l’humanité. Pas celle des grands hommes et de leurs luttes pour le pouvoir et le prestige, mais celle des masses de paysans, de nomades et de prolétaires qui luttent ensemble pour faire face aux différents défis posés par l’existence. Dans ce livre, il nous raconte l’histoire de ceux dont se fiche l’Histoire. Et ça fait un bien fou.

Pierre Kropotkine (1842-1921)

Qu’il parle du « communisme primitif » des tribus préhistoriques, des communes villageoises, des cités médiévales et de leurs puissantes guildes ou des associations de travailleurs, il décrit avec simplicité des pratiques d’entraide aussi répandues chez nos aïeux que méconnues aujourd’hui. Le travail collectif, la propriété commune des terres et le fait que rien ne pouvait se décider sans l’accord de l’assemblée étaient des caractéristiques partagées par la plupart des sociétés qu’il évoque. On découvre les trésors d’ingéniosités inventés depuis des millénaires pour lutter contre les inégalités et faire que les conflits ne dégénèrent pas en règlements de comptes violents, voire en guerre. Greniers communs, ventes groupées, caisses d’entraide pour la maladie ou les grèves, jurys populaires et droit coutumier… On y apprend comment, avant la Sécurité sociale, le Code civil et les supermarchés, les humains s’organisaient pour faire face à la nature hostile mais aussi pour « se protéger des habiles et des forts ».

Et l’entraide dont parle Kropotkine ne se limite pas à quelques individus isolés mais à des groupements de familles, de villages, de tribus rassemblées en confédération de parfois plusieurs dizaines de milliers de membres. L’humanité qu’il décrit a confiance en sa capacité d’autodétermination. Ou plutôt avait confiance. Car, si les communautés humaines se sont longtemps méfiées des petits chefs, Kropotkine estime que le travail de sape de l’Église et de certains intellectuels ont eu petit à petit raison de notre goût pour l’insoumission et l’autogestion. « Bientôt aucune autorité ne fut trouvée excessive […]. Pour avoir eu trop de confiance dans le gouvernement, les citoyens ont cessé d’avoir confiance en eux. »

La colonisation de nos imaginaires

Ce livre est plein de surprises et d’apprentissages, abondamment sourcé, et plaisant à lire. Un siècle après sa sortie, il garde toute sa pertinence, d’un point de vue scientifique mais aussi politique (comme l’explique le très bon livre de Renaud Garcia sur le sujet). Dans la préface, Pablo Servigne (coauteur d’un ouvrage qui prolonge le travail commencé par L’Entraide), fait remarquer que les travaux de Kropotkine ont été jusqu’à récemment ignorés par les scientifiques et commencent seulement à être pris au sérieux. Pas trop tôt ! Car ce vieux bouquin nous est utile pour tenter de résoudre un des paradoxes de notre époque : le capitalisme réussit l’exploit de nous apparaître à la fois détestable et nuisible, mais… indépassable. Nos imaginaires sont tellement colonisés que l’on peine à imaginer un monde sans État, sans flic, sans actionnaire, sans salariat et sans banque.

Le savant russe nous rappelle que nous n’avons pas toujours été les êtres de calcul, cupides et soumis que nous sommes aujourd’hui. Sans nier que l’histoire humaine est aussi faite de violences et de dominations, il nous donne à voir une humanité partageuse, inventive et rebelle. Il prouve ainsi que le capitalisme et l’État ne sont ni naturels ni éternels et que d’autres formes d’organisation, basées sur l’entraide et l’autogestion, sont possibles. À nous maintenant de les faire (re)vivre.

Pour aller + loin

 L’Entraide, de Pierre Kropotkine, éditions Aden, 2009.

Pierre Kropotkine ou l’économie par l’entraide, de Renaud Garcia, éditions Le Passager clandestin, 2014.

L'Entraide, l'autre loi de la jungle, de Gauthier Chapelle et Pablo Servigne, éditions Les Liens qui Libèrent, 2017.

 

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