L'antispécisme, un mouvement de libération.

 

 

L’œil était dans la cage et regardait l'humain.

 

L'antispécisme, un mouvement de libération animale

Catherine-Marie Dubreuil

Dans Ethnologie française 2009/1 (Vol. 39), pages 117 à 122

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1Le mouvement de libération animale français, ou antispécisme est apparu en 1985 après la diffusion d’un texte destiné au milieu libertaire  signé par trois étudiants lyonnais. Ils se font connaître lors de concerts, de soirées, de réunions dans les milieux libertaires et punk. Quelques militants contestataires les rejoignent, ensemble ils inventent l’antispécisme. Peu après, ils créent la revue Les Cahiers antispécistes, qui restera leur essentiel support médiatique. Leur communication passe aussi par les sites Internet, par les « fanzines » ou « feuilles d’opinion » qu’ils échangent et distribuent lors de leurs rencontres et de leurs manifestations. Les antispécistes sont jeunes (entre seize et trente ans), urbains. La centaine de militants des origines s’est constituée peu à peu en réseaux et en collectifs dans les grandes villes (après Lyon, Paris, Rennes, puis Strasbourg, Lille, Dijon, Toulouse) et elle s’est amplifiée jusqu’à concerner quelques milliers de militants réguliers et occasionnels et de sympathisants actifs. 

Intellectuels, enfants de la classe moyenne (milieux d’enseignants notamment), ils ont un bon niveau d’études et militent pour les droits de l’homme sous diverses formes  Célibataires ou vivant en union libre, ils traversent et partagent squats et appartements. Ils expérimentent un mode de vie alternatif et tentent d’inventer des pratiques non hiérarchiques et non autoritaires, dans une volonté de reconquête de l’existence sous le signe de la liberté et de l’autonomie. Ils veulent inventer un monde sans souffrance et sans domination pour tous, humains et animaux.

2Le combat que mène le mouvement antispéciste de libération animale revendique un traitement identique pour les hommes et pour les animaux, en vertu de leur capacité commune à vouloir vivre et à pouvoir souffrir. La profession de foi de ce courant peut se résumer ainsi : « Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe. En pratique, le spécisme est l’idéologie qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines […]. La lutte contre ces pratiques et contre l’idéologie qui les soutient est la tâche que se donne le mouvement de libération animale. »

3Cette mouvance, en conflit avec la société globale, lutte pour l’abolition de la division du monde entre dominés et dominants et pour la liberté des humains comme des animaux. Ce combat engage les militants dans un ensemble de revendications multiples et leur fait espérer une reconnaissance politique, dans la lignée des avancées pour les droits de l’homme et les droits des minorités avec lesquelles ils se sentent en affinité. Par contre, ils s’estiment loin des groupes de défense animale avec qui, à leurs débuts, ils ont voulu s’entendre sans y parvenir.

 

Antispécisme et défense animale : les principales divergences

 

4Faisant appel à la bienveillance et à la morale de l’homme, les mouvements de défense animale invitent généralement à se comporter avec « gentillesse » envers les animaux. Dans un souci de modération, ils tolèrent l’exploitation des animaux et leur abattage, considérés comme des maux nécessaires pour la subsistance et les besoins de l’humanité. Ils visent à supprimer la souffrance animale dans les limites du possible, compte tenu des impératifs de la civilisation dans laquelle nous vivons. Invoquant la dignité humaine qui se grandit en réduisant la souffrance des animaux, ils se situent dans une perspective essentiellement humano-centrée : il est bon pour l’homme de ne pas être cruel envers les animaux. Critiques vis-à-vis de l’élevage industriel pour la consommation humaine, ils plaident pour le retour à un élevage fermier qui garantirait aux animaux de rente des conditions de vie plus supportables. Mais un tel retour ne peut s’envisager que si les humains consentent à manger moins de viande, d’où les encouragements au nom de la diététique, de la solidarité avec le tiers-monde, de l’éthique : « Protéger les animaux […] c’est aussi nous protéger contre cette férocité mal endormie au fond de nous qui sans cesse menace de défigurer le visage humain […] En ce qui concerne les animaux destinés à la boucherie, il faudrait être végétarien particulièrement intolérant pour y opposer, pour soi et pour les autres, une condamnation et un refus total et définitif » [Chapoutier, 1990].

Compassion et modération contre raison et radicalité

5Proches par le constat de la souffrance animale, la protection animale et l’antispécisme n’en tirent cependant pas les mêmes conclusions. L’essentiel de la controverse doctrinale tient à ce que la défense animale s’appuie sur la dignité humaine, raisonne en termes d’espèce. Elle ne remet pas en cause le principe de l’exploitation des animaux qu’elle tente seulement d’adoucir ; elle ne revendique donc pas le végétarisme comme solution.

6Pour les antispécistes, le sentimentalisme et les bonnes intentions (émotion et morale) ne permettent pas de répondre à la question pour eux essentielle : que faire concrètement pour causer moins de souffrance ? Ce n’est pas par « amour des bêtes » que les choses vont changer. Faute de réflexion et d’arguments « rationnels », la défense animale nuirait à la libération des animaux en ne permettant pas d’atteindre les objectifs qu’elle se fixe. La revendication d’exigences radicales, non protectionnistes ou compassionnelles, puise souvent sa justification dans l’histoire des luttes antiesclavagistes dont Jérémie militant antispéciste depuis plus de dix ans, se considère comme un successeur : « C’est sûrement très bien qu’on ne fouette plus les esclaves, mais ils restent esclaves ! Ce n’est pas les gens qui luttaient pour que les esclaves soient mieux traités qui ont aboli l’esclavage ! »

En écho, un autre membre du mouvement souligne les effets indésirables d’un réformisme même sincère : « C’est comme si Amnesty International faisait toute une campagne pour que, quand les gens torturent les autres, ils les torturent avec des outils qui font moins mal, ça paraît absurde ! » Si les antispécistes reconnaissent l’utilité du travail de la Société protectrice des animaux, et plus généralement des mouvements de défense des animaux, ce genre de combat ne saurait les satisfaire. Le statut et le sort de l’animal restent inchangés. Leur radicalisme idéologique se traduit également de façon stricte au quotidien, en ne tolérant aucune contradiction entre les idées et les pratiques.

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Manger ou ne pas manger de la viande ?

 

7Pour les antispécistes, la question fondamentale est celle de l’alimentation carnée qui conduit à interroger la problématique de sa « fatalité biologique » concernant l’être humain. S’il est incontestable que le lion et le tigre n’ont pas d’autre choix qu’un régime carnivore, l’homme peut opter pour une autre alimentation. Manger de la viande n’est pas pour lui une nécessité vitale, comme en témoignent les pratiques végétariennes en tout temps et en tout lieu, ce qui constitue pour les militants antispécistes un fait avéré, non une opinion subjective. Consommer de la chair animale n’est indispensable ni pour vivre en bonne santé, ni pour mener une vie épanouissante, ni pour jouir des plaisirs de la table. L’homme, en tant qu’animal omnivore capable de créer et d’infléchir ses propres choix et pratiques, peut se passer de viande s’il le décide, et s’orienter vers le végétarisme sans dommage, contrairement aux autres animaux prédateurs.

8Les antispécistes sont strictement végétariens à titre militant. C’est là un trait essentiel qui caractérise leur mouvement et le distingue des autres. Cette spécificité leur est d’ailleurs reconnue par une partie des protectionnistes qui n’ont pas hésité à les qualifier de « mangeurs d’herbe ». La divergence n’est pas mineure puisqu’elle porte sur l’objet de la bataille à mener : cesser de consommer de la viande pour les antispécistes, lutter contre les mauvais traitements inutiles chez les défenseurs des animaux. Cette différence non seulement les distingue, mais les oppose, opérant une scission entre ceux qui ne tolèrent pas l’alimentation carnée et ceux qui, malgré leur sensibilité animalitaire, participent au « carnage ».

9Les antispécistes ne sont pas de ceux qui, ne pouvant régler la question sur le plan concret, le feraient sur le plan imaginaire, ni de ceux qui exploitent les bons sentiments. Cette intransigeance renvoie les « amis des animaux » à leurs contradictions, ce qui ne manque pas de faire surgir des tensions.

10Exprimant fermement des convictions auxquelles ils tiennent, les antispécistes apparaissent souvent comme une minorité déviante, faisant preuve de consistance : « La consistance du comportement est perçue comme un indice de certitude, comme l’affirmation de la décision de s’en tenir inébranlablement à un point de vue donné, comme le reflet de l’engagement dans un choix cohérent, inflexible » [Moscovici, 1979 : 138]. C’est certainement cette consistance qui a valu à l’antispécisme des oppositions virulentes mais aussi des adhésions d’anciens protectionnistes, séduits par l’absence de compromis et la cohérence de la doctrine libérationniste.

Sophie, militante, enseignante en philosophie, explique ainsi son engagement : « Quand j’ai compris pourquoi les antispécistes se distinguaient des défenseurs des animaux, je me suis moi-même nommée différemment ; je ferais plutôt partie des défenseurs des animaux jusqu’à l’extrême. J’ai compris qu’on ne pouvait pas les défendre en acceptant de les tuer et de les manger. Je voyais bien que tous ceux qui font partie des défenseurs des animaux mangent de la viande, portent du cuir […]. J’estime que ce n’est pas possible d’aimer les animaux, d’être ému par eux, et d’accepter qu’on leur fasse ce qu’on fait. J’ai donc cessé de manger de la viande. »

11Tandis que les défenseurs des animaux obtiendraient des accords de complaisance avec une société globale très majoritairement hostile (défenseurs progressistes), les antispécistes ne transigent pas, fût-ce au prix d’une impopularité, d’une incompréhension et d’une marginalisation durables (libérateurs révolutionnaires). Les concessions et les compromis sont autodestructeurs, pensent-ils : que serait en effet un mouvement fondé sur la lutte contre la souffrance et pour l’égalité de considération des animaux sensibles, s’il admettait l’alimentation carnée 

Concilier humanisme, animalisme et politique

12Soucieux de porter le problème de la condition animale dans la sphère publique et politique, les antispécistes ont choisi la cohérence argumentaire et l’adéquation des idées et des pratiques pour donner une légitimité et une efficacité à leur action militante.

13À leurs yeux, la question est en effet politique, au même titre que la lutte contre la torture, le racisme, le sexisme ou le fascisme. Quand la défense animale fait appel à la compassion et à la sensibilité individuelle, les antispécistes cherchent à atteindre la raison, la responsabilisation éthique et citoyenne des gens. Thomas, militant, étudiant en sociologie, commente ainsi leur souci de maintenir visible leur spécificité : « Aujourd’hui des associations se réclamant de la libération animale se repositionnent sur des objectifs plus ou moins abolitionnistes, sans modifier leur discours ni politiser d’aucune façon la question de l’exploitation animale. L’essor de ce courant en France ne fait que souligner l’importance de la constitution d’un pôle spécifique antispéciste qui maintienne explicitement comme horizon politique l’exigence d’un monde de justice et d’égalité. »

14Du point de vue libérationniste, ce qui justifie de respecter l’individu animal n’est pas qu’il appartienne à une espèce en voie de disparition, ni qu’il plaise aux humains, mais le fait qu’il soit vivant et capable de souffrir.  

À ce titre, les antispécistes mettent sur un même plan les humains et les animaux, tous à libérer de la domination et de la souffrance qui lui est associée. De même, ils refusent d’opérer des différenciations entre les humains « exploiteurs d’animaux » et les autres. Thomas enchaîne : « Il n’y a pas lieu de distinguer entre “eux”, les “méchants”, et “nous”, les “gentils”. Nous sommes tous responsables, mais pas coupables. » L’antispécisme serait ainsi une nouvelle forme d’humanisme-animalisme qui s’inscrirait dans la lignée des mouvements de libération pour les humains opprimés (esclaves, Noirs, femmes, homosexuels) avec le désir d’obtenir des succès comparables.

15C’est toute l’originalité de ce courant animalitaire, qui entend ainsi se démarquer des mouvements de protection animale dont les militants estiment, à l’instar de Romain, assistant social, que « dans la défense animale, il y a des gens qui sont presque d’extrême droite, qui utilisent des propos racistes pour dire, par exemple, que les musulmans égorgent des moutons, que ce sont des monstres… Cela montre qu’ils hiérarchisent les humains… Nous, les antispécistes, on évite toute hiérarchisation, l’oppression d’un individu est grave, qu’il soit humain ou non humain ! ».

16Certaines attitudes compromettantes d’une partie des défenseurs des animaux engendreraient un risque propre à la France : le danger de « bardodisation »selon lequel tout groupe se réclamant d’une action en faveur des animaux se voit soupçonné de complaisance pour l’extrême droite. Aussi les antispécistes sont-ils attentifs à ne pas se mélanger, à ne pas être « récupérés ». Ils supportent mal de militer aux côtés des autres associations proanimales. La seule riposte imparable à leurs yeux est de faire reconnaître leur militantisme comme un mouvement résolument politique pour éviter toute accusation de misanthropie.

17Si les représentations antispécistes ne coïncident pas avec celles de la protection animale, de façon comparable, elles ne peuvent être confondues avec celles des protecteurs de la nature.

Antispécisme et protection de la nature : les incompatibilités majeures

18On prend parfois l’antispécisme pour un mouvement de protection de la nature. Pourtant les antispécistes ne sont pas écologistes. Ils dénoncent, au contraire, la vision « naturaliste » de ces derniers et ses conséquences sur le sort réservé aux animaux. De leur point de vue, la notion même de nature est un instrument au service de la domination humaine sur le monde, un artifice culturel, une idéologie.

19Les discours et les pratiques des acteurs de la protection animale, liés parfois à un souci vague mais consensuel de protection de l’environnement, relient souvent intérêt pour les animaux et intérêt pour la nature. Or, c’est justement cette opinion largement partagée qui incite à penser que tout ce qui ressort de l’ordre du « naturel » est un donné immanent. Alors que l’écologie défend l’idée d’une force intangible – la nature – qui décline et distribue immuablement les êtres en dominés et dominants, les antispécistes voient dans cette approche la légitimation socialement construite de formes de domination entre les êtres. Martin, l’un des pionniers du mouvement, considère que les antispécistes doivent impérativement se distancier de l’écologisme, pour faire comprendre précisément ce qui les en distingue : « L’urgence est de travailler à une révolution culturelle ; c’est la dichotomie humanité/nature qu’il est essentiel de critiquer. »

20L’idée de nature semble avoir, en effet, des défauts antispécistement rédhibitoires. Elle justifie ou, pire, idéalise la cruauté, alors que l’objectif essentiel est précisément la lutte contre tous les types de souffrances. Elle renvoie toujours à l’homme, héros principal de ses mises en scène, qui s’en trouve comme exclu, s’estimant souvent plus culturel que naturel, ce que l’antispécisme réfute également.

21Le grand défaut du naturalisme est aussi l’incapacité de générer l’idée d’un monde meilleur ; il entretient au contraire toutes sortes d’injustices en tant qu’instrument privilégié de hiérarchisation et de classification. Martin revendique une position « antinaturaliste » : « Dépasser le naturalisme, c’est aller au-delà d’une vision du monde restreinte construite à notre avantage d’humains. Nous, animaux humains, pouvons cautionner l’ordre naturel parce que notre espèce n’est pas censée en faire partie. La nature des êtres a servi à justifier beaucoup de choses : le racisme, la guerre, l’ordre social établi. C’est toujours l’idée de différence de nature qui fonde racisme et sexisme… Les modes de vie qui proposent une alternative au nom d’un retour à la nature sont plus régressifs que progressistes et sont intellectuellement stériles. »

22En effet, quand on parle de la nature comme d’une entité avérée, indiscutable, on parle tout aussi facilement de la nature humaine, de la nature féminine, de la nature des choses… Et on souscrit, à son insu, à des certitudes qui ordonnent, figent et excluent.

23Enfin, le « respect de la nature » – faisant partie des idées consensuelles et normatives actuellement véhiculées au sein de nos sociétés – est à ce titre également rejeté, comme étant l’idéologie du respect de l’ordre des dominations.

Culte de l’individu

24Les mouvements environnementalistes raisonnent en termes d’espèces et non d’individus. Pour les antispécistes, ce qui importe n’est pas la vie en général, ni son principe, mais la vie concrète et sensible incarnée par des êtres singuliers. L’environnement n’étant pas une entité douée de sensibilité, il ne compte pas parmi leurs préoccupations. S’ils n’imaginent pas un environnement pollué avec plaisir, c’est à cause des souffrances qui peuvent en découler pour les individus : la préservation de la qualité environnementale est nécessaire à la vie et au bonheur des êtres sensibles qui l’habitent.

25« Pour l’opinion publique en France, ceux qui veulent interdire la chasse à la tourterelle ou le massacre des bébés phoques sont, comme les protecteurs de la nature, des écolos. La défense des animaux, l’appel à leur libération font donc partie de l’éthique environnementale. Rien n’est moins sûr. La logique du bien-être, ou du droit, des animaux, est celle de l’extension d’un schéma individualiste » [Larrère, 1997 : 44].

26Les antispécistes vouent en effet un culte à l’individu, dont l’épanouissement personnel serait incompatible avec la société. Ils militent pour d’autres rapports entre les gens, c’est-à-dire contre le couple, contre l’hétérosexualité normative, contre l’école obligatoire et contre toutes les formes de contraintes faisant obstacle à l’autonomie des individus.

27En faisant de la libération animale une lutte globale, ils imaginent un monde sans prédation, un paradis pacifique où plus un être vivant ne mangerait un autre être. Leur dégoût pour la souffrance les mène vers l’utopie d’un monde débarrassé de toute forme de violence interspécifique. Théo, ingénieur et militant de la première heure, suggère ce refus de la souffrance dans ses propos : « J’aime la nature, ce qu’elle apporte, la vie, le plaisir. Je n’aime pas ce qu’elle enlève, la souffrance, la mort. J’aime le bonheur, j’aime aussi celui des autres… Le cochon est un animal qui m’est sympathique. Il m’est insupportable de penser à ce qu’on lui fait dans les élevages et les abattoirs. Quelle inconscience de réduire à de la viande un être sensible, et cela pour le si petit plaisir de manger de la viande. Mais l’être humain d’abord – disent les écologistes, les pouvoirs publics, presque tout le monde ! Le seul respect que j’aie pour la nature, c’est le respect du désir de jouir de la vie. »

28Les antispécistes sont sensibles à la souffrance. L’émotion empreint leurs paroles, presque à leur insu, des paroles d’indignation, de refus de la vie dans sa dimension cruelle. Cette farouche pathophobie les entraîne dans un songe où humanisme et animalisme, individualisme et altruisme seraient réconciliés. Ils sont proches de ceux dont parle Dalla Bernardina : « Dans ce public, nous pourrions trouver des sujets qui ont du mal à passer du conte merveilleux à l’acceptation de la vie en ce qu’elle a de prosaïque et de contraignant, autrement dit du principe de plaisir au principe de réalité » [Dalla Bernardina, 2006].

29Les antispécistes ont espéré, à plusieurs reprises, se rapprocher de courants militants déjà existants (défense animale, protection de la nature), mais ils n’ont pu s’allier avec eux. Ce qui les différencie profondément de ces courants, c’est le rêve libertaire qui les habite, qui les guide.

30C’est d’ailleurs dans le milieu alternatif qu’ils ont tenté de réaliser leur rêve, un jour, avant de prendre le large, à la suite de conflits qui concernaient déjà certains motifs évoqués précédemment. L’antispécisme n’aurait sans doute pas existé sans le passé anarchiste de ses instigateurs qui ont trouvé une nourriture intellectuelle dans le milieu libertaire. Dans sa raison d’être, dans ses objectifs et dans son mode de fonctionnement, l’antispécisme reproduit les principes de l’anarchisme : dissensions internes, débats interminables sur l’organisation, remises en cause incessantes, pour court-circuiter toute forme de pouvoir naissant.

31L’antispécisme s’est peu à peu construit en France en tant que mouvement singulier et spécifique, après avoir vainement tenté de se rapprocher de la mouvance protectionniste et du militantisme écologiste. D’autres courants comparables de libération des animaux, notamment dans les pays anglo-saxons, n’ont pas opéré de scission aussi radicale sur les principes et sur le terrain avec les mouvements de défense des animaux ou de la nature. Ils n’hésitent pas à s’exprimer par des actions de sabotage (envers les laboratoires, les parties de chasse ou les magasins de fourrure) qu’ils organisent avec toutes sortes de militants, selon les situations et les opportunités.

Les antispécistes français refusent catégoriquement ce type de manifestation, se réclamant imperturbablement d’une posture pacifiste et raisonnée. Confrontés à un contexte généralement hostile, dans le doute, ils se sont toujours séparés des autres, jamais d’eux-mêmes. 

 

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