Le sens du Sacré (5)

La connaissance de soi consiste à se libérer du connu, comme le disait Krishnamurti. Le mental est cet espace connu dans lequel nous errons sans y connaître autre chose que les données extérieures qui s’y sont incrustées. Si le regard ne se tourne pas vers le contenant- l’humain-, il ne s’agit que d’un contenu, périssable, superficiel mais terriblement carcéral.

Je vois dans le cheminement intérieur la nécessité d'affronter "notre pulsion de mort. » Celle-ci consiste à errer dans les conditionnements auxquels nous nous sommes identifiés. Mais celui-là est "mort" qui n'existe que dans l'hébétude de ses certitudes. « La pulsion de mort » cimente l’individu dans un caveau de choses connues, rapportées, enseignées, infligées. Car le regard intérieur n’est pas la finalité. Il s’agit juste d’absorber.

"La pulsion de vie" impose au contraire de s'extraire de cette routine érigée en réussite parce qu'elle annihile, en les analysant, les inquiétudes et les tourments. Bien entendu, on ne voit souvent l'étreinte consciente des traumatismes que comme une auto-flagellation, un goût pervers pour la souffrance, une exacerbation narcissique de l'égo qui se complait dans le malheur ressassé. S'il ne s'agit effectivement que d'une exploitation malsaine du statut de victime afin d'amener vers soi la compassion, la plainte et l'identification à ce rôle adoré, il n'y a dans cette dérive qu'un enfoncement néfaste dans le bourbier des douleurs irrésolues. Il s’agit également d’un inconscient collectif extrêmement puissant qui rejette l’individu qui explore parce qu’il pose devant tous l’image de l’inertie. Le rebelle devient donc un marginal et un exclu. Protection du groupe humain contre les intrusions dérangeantes. « La pulsion de mort » est un tombeau encombré d’esprits reliés par des chaînes séculaires, génération après génération.

La pulsion de vie n'est pas cela. Elle demande à explorer l'inconnu en nous, cet inconnu qui nous terrorise et que nous ne voulons pas affronter parce qu'il porte tous les stigmates des coups reçus, les souffrances enkystées, les malheurs fossilisés. En nous accrochant désespérément à nos habitudes, à nos croyances, à nos chimères, nos sempiternelles répétitions, en vissant nos yeux aux veilleuses qui repoussent les noirceurs, nous restons figés dans la pulsion de mort. Rien n'est possible et nous irons ainsi jusqu'à la mort réelle. Hallucinés de certitudes et de mensonges maintenus. Bien sûr que l'existence nous aura paru aussi douce que possible, tant que nous serons parvenus à résister aux assauts de l'inconscient. Encore faudra-t-il que notre enveloppe corporelle parvienne à échapper aux somatisations de toutes sortes...Ça n'est pas gagné...Cette pulsion de mort n'est par conséquent qu'une errance enluminée. Il n'y a aucun éveil mais un cinéma hollywoodien. C'est le mental le metteur en scène et l’inconscient collectif le producteur. Il défend ses possessions jusqu’à déposséder les individus de leur conscience.

Mais c'est le chaos des étoiles qui créé la splendeur de l'Univers. La pulsion de vie qui détruit les dogmes personnifiés nous pousse vers le chaos en nous-mêmes. C'est un chemin de clarté et une épreuve. Il ne s'agit pas de dolorisme mais une quête de lucidité. Rien n'empêchera d'admirer le cosmos dans les nuits calmes.

Refuser la pulsion de mort, celle qui maintient l'individu dans le carcan de ses traumatismes, par peur, par déni, par accoutumance, c'est se nourrir de l'élan vital qui veut que la vie soit une évolution verticale et non l'extension horizontale de l'individu.

De toute façon, il suffit de regarder autour de nous, nos proches, quelques connaissances, pour réaliser que si ce travail n'est pas entamé, consciemment, maintenu, préservé, encouragé, les dégâts collatéraux finissent la plupart du temps par jaillir comme si l'âme étouffée gangrénait l'enveloppe qui la porte. Je l'ai vécu. J'en suis sorti. La médecine ne l'explique pas. Nous sommes nombreux dans ce cas.

La connaissance de soi peut se présenter comme une tentative de l'individu à ramener l'inconscient à la conscience ou à ouvrir le conscient à l'inconscient. De nombreuses pratiques sont envisageables. L'écriture m'a servi de support. La Nature est un écrin fidèle.

Je suis sorti en vélo ce matin. Soixante-dix kilomètres à fond et toujours ce bonheur immense de la désintégration des forces, cette certitude que le corps va finir par lâcher et pourtant cette insistance à appuyer sur les pédales qui ne se dément pas, ce goût de la force qui ruisselle. Cette énergie inconnue que les scientifiques attribuent à notre organisme, elle est bien au-delà de l’exploitation des glucides et de ce mécanisme fabuleux du corps en action. Il faut déchirer ce rideau. Il faut quitter les connaissances apprises pour accéder au Sacré. La pulsion de vie s’y trouve cachée.

Alors, j’ai appuyé, appuyé, j’ai refusé d’écouter les brûlures des cuisses et je me suis concentré, comme à chaque fois, sur ce ruissellement qui survient, immanquablement, quand la chair n’en peut plus.

« Crève, charogne », me suis-je dit en souriant.

Un final très montant. Une bosse de six kilomètres que j'ai tenté de franchir sans jamais relâcher la pression, la bave aux lèvres, les tympans saturés par la force de mes souffles, la brûlure constante des cuisses. Je savais, avec l'expérience, qu'il ne fallait pas lever la tête, ne jamais regarder en avant, ne jamais subir cette vision destructrice de la pente, rester appliqué sur la poussée des jambes, juste le mètre en cours, le ruban de goudron qui défile sous mes yeux, inséré dans l'instant, ne pas espérer la fin de la montée au risque de voir fondre l’énergie, comme avalée par cet espoir néfaste. J'ai franchi le sommet et j'ai basculé aussitôt dans la pente, grand plateau, cinquante kilomètres à l'heure, l'enchaînement des virages, une euphorie bienheureuse, aucune envie de récupérer mais bien au contraire de continuer à puiser dans le creuset bouillant. Un long faux plat montant et puis une nouvelle bosse de trois kilomètres.

Toujours à fond.

C'est là que j'ai senti qu'il n'y avait plus rien, plus aucune pensée, plus aucune attention forcée, aucune concentration sur le geste mais pour le ressentir, il a fallu que je prenne conscience de mon absence. Un retour éphémère de la pensée et puis son effacement quasi immédiat, comme si cette pensée n'avait plus de raison d'être, qu'elle n'était qu'une intruse inutile, totalement déplacée, une excroissance qui s'était vidée de toute son énergie. Je voyais ruisseler devant moi des filets de sueur, je sentais autour de moi cette odeur particulière du corps, ce parfum âcre, entêtant, lorsque l'effort impose d'aller chercher dans les abysses les forces disponibles, comme si ces forces agglutinées dans les tréfonds possédaient une odeur de cave. Je sais quand cette odeur survient que je ne suis pas loin du point de rupture et que le chant du cygne va survenir. 

Je ne savais pas où j'étais dans la montée, je n'avais plus de lien réel avec le monde environnant. Et les frissons sont apparus, comme une bourrasque, des cascades caloriques déboulant du crâne jusqu'aux orteils, rebondissant dans les recoins, saturant de jouissance chaque cellule. J'ai éclaté de rire et mon rire m'a surpris.

J'ai vu sur le compteur que la vitesse augmentait et j'ai appuyé encore plus fort, j'ai laissé couler de ma gorge les râles et la mélodie des souffles, un leitmotiv calé sur le mouvement de mes jambes. Rien, aucune douleur, aucune brûlure, une montée verticale dans les gouffres intérieurs. Des flashs de pensées zébrant l'euphorie comme des éclairs disparates, incontrôlés et ne laissant aucun souvenir.

Je suis arrivé au sommet de la bosse. Et tout s'est effondré.

Il restait trois kilomètres. Je les ai parcourus comme un moribond. Comme un voyageur revenant d'un séjour étrange, une terre inconnue et redécouvrant, misérablement, sa condition humaine.

Mais l'écho du rire est toujours là. Et les frissons. Rien ne meurt quand la pensée n'est plus là.  

Le Sacré est tapi dans le silence intérieur.  

 

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