A CŒUR OUVERT : Une interview disparue
- Par Thierry LEDRU
- Le 17/01/2022
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Un ami lecteur m'a envoyé cette interview en me demandant pourquoi elle n'était pas sur mon blog. Il l'a trouvée sur la Toile.
Je n'ai eu acune raison à lui donner. Je n'en sais rien. C'est un mystère mais il m'est déjà arrivé de m'apercevoir que certains articles disparaissaient, qu'ils n'étaient plus enregistrés, qu'en cliquant sur le lien, on ne trouvait qu'un :"erreur 404. Page introuvable".
Effectivement, j'ai cherché dans les archives et c'est ce que j'ai trouvé : "erreur 404". Je n'ai pas d'explication. Un mystère informatique. De la même façon d'ailleurs, j'ai vu que certaines photos disparaissaient. C'est comme s'il existait une durée de vie sur la Toile :)
"Un titre à double sens pour un roman magnifiquement écrit, À cœur ouvert.
D’une part le côté « chirurgical » avec l’opération que subit Paul Laskin, à qui on implante un cœur artificiel, et d’autre part la dimension très philosophique du cœur ouvert pour recevoir, recevoir une somme d’éléments, de réflexions, de conscience de soi, de ce qui fait la Vie, au sens universel du terme, cette vie dont nous ne sommes que l’infime partie d’un tout qui nous dépasse. Un roman à lire absolument, qui vous emportera vers des chemins de lumière.
Thierry, vous nous proposez là un roman philosophique qui nous pousse à nous interroger, sur le sens de la vie, de l’amour, sur notre capacité à éveiller notre conscience, et en même temps vous construisez une intrigue romanesque très efficace pour nous mener au bout du roman, qu’on quitte en ayant envie de retourner très vite dans votre univers. Alors on a envie d’en savoir plus sur vous, sur votre écriture, pourquoi vous écrivez, comment, vos thèmes de prédilection :
Lorsque j’avais seize ans, mon grand frère, Christian, qui en avait dix-neuf, a eu un accident de voiture. La gendarmerie a appelé mes parents. C’était la nuit. On a foncé à l’hôpital. Quand on est arrivé, un interne nous a dit : « Il est cliniquement mort. » Je suis rentré dans la chambre. Je n’ai pas reconnu mon frère. Et j’ai dit : « Je sortirai de cette chambre avec Christian et il sera vivant. » J’ai passé trois mois dans cette chambre. Jour et nuit. C’était pendant l’été. J’ai manqué la rentrée des classes. Pas question de le laisser. J’ai écrit chaque événement dans un cahier, mes pensées, mes détresses, l’évolution de mon frère, la mort, Dieu, l’amour, la peur, la souffrance. Mon frère s’en est sorti. Pour la médecine, il représentait une énigme. Il n’avait plus de boîte crânienne au niveau du front. Ils ont mis une prothèse. C’était une première médicale.
Je me suis occupé de mon frère pendant deux ans. C’était très difficile pour lui. Un œil mort, une cheville bloquée, il pesait quarante-sept kilos pour 1 m 96 en sortant de l’hôpital… Il a fallu tout reprendre jusqu’à ce qu’il puisse refaire de l’escalade avec moi. Une passion commune. Il avait déchiré le cahier que j'avais écrit à l’hôpital, sans le lire. Une déchirure pour moi aussi. Tout ça est très complexe. Un déni de l’évidence pour sa part. La charge de ce qu’il avait perdu avec l’incapacité de comprendre ce qu’il avait vécu. Une blessure spirituelle pour moi. J’étais le témoin de sa guerre. Je ne pensais pas pouvoir retrouver ce que j’avais écrit dans cette chambre. Mais j’avais découvert la force incommensurable de l’écrit. Cette acuité, cette autopsie des pensées. Je ne pouvais plus m’en passer.
Au lycée, je me suis mis à écrire comme un forcené, comme un écorché. Un prof de français et un prof de philo m’ont dit qu’un jour je serais édité. Que mes mots étaient des « scalpels. » Tout avait commencé au milieu des scalpels. Je ne choisissais rien en fait.
L’écriture s’imposait à moi parce qu’elle était vitale. J’adorais la philosophie. J’aurais aimé être professeur, mais je voulais devenir indépendant financièrement et soulager mes parents qui continuaient à subvenir aux besoins de mon frère. Comme j’aimais beaucoup les enfants, j’ai décidé de devenir instituteur. La formation était payée et moins longue que celle de professeur. Je ne le regrette nullement.
Je vivais déjà une passion exclusive pour l’escalade et l’alpinisme. J’espérais devenir guide de haute montagne. Mais à vingt-quatre ans, j’ai eu une première hernie discale. L’opération a été un échec. Et on ne devient pas guide de haute montagne avec un dos détruit. Dépression. Lourde, très lourde. Et encore les mots pour me sauver.
En quelques mois, j’ai écrit Vertiges, mon premier roman. L’histoire d’un alpiniste qui redescend son compagnon sur son dos, comme un fardeau à rendre aux hommes. Je ne comprenais pas encore le symbolisme de l’histoire entre mon frère et moi. Ça viendrait plus tard.
Voilà pour mes débuts dans l’écriture. Rien de bien joyeux. C’était une thérapie, une nécessité surtout, une bouée de sauvetage.
L’écriture de Vertiges a été un déclic. J’ai d’abord pris conscience de l’importance de la nature dans ma vie, de tout ce qu’elle m’apportait, de la sérénité et de « l’éveil » que j’y trouvais. La haute montagne surtout. Parce qu’elle m’offrait la possibilité de me découvrir, d’explorer mon potentiel. Simultanément à ces défis physiques que je multipliais à mon niveau, j’accompagnais cette démarche d’une réflexion constante. Les relations humaines, l’amitié, l’amour, la mort, le sens de l’existence, cette nécessité de « pousser la machine, » de ne pas accepter les limites. Mais cette opération manquée sur ma colonne vertébrale continuait à me faire souffrir… Je devais m’en accommoder, mais c’était une souffrance morale plus encore que physique. Je courais malgré tout, des semi-marathons et des virées très longues à vélo. Se vider pour se remplir…
L’écriture continuait à m’offrir un baume salvateur, un cataplasme sur mes douleurs existentielles. Un retour analytique sur mes expériences de vie. J’avais besoin de comprendre, un besoin viscéral et je savais que l’écriture avait cette force que les échanges humains ne m’apportaient pas. Les pensées sont trop éphémères alors que les écrits sont des cheminements infinis de taupe… Aller toujours plus bas dans les profondeurs, avec acharnement. J’aurais bien eu besoin d’une psychothérapie. Je préférais écrire. Lorsque j’écris, il m’arrive de ne plus être « là », de ne plus être un mari, un père, un instituteur… J’entre dans une dimension d’une profondeur inouïe et en même temps dans des horizons inaccessibles dans le cadre de la vie sociale. Rien n’existe autour de moi, le monde a disparu, les êtres ont disparu, le jour a disparu, le temps n’est plus. C’est comme un puits au fond duquel scintille une lumière inconnue. Comme si la noirceur était lumineuse.
J’ai quitté la Bretagne pour venir m’installer dans les Alpes, en Haute-Savoie. J’avais absolument besoin du spectacle des montagnes. J’ai rencontré Nathalie. Nous vivons ensemble depuis. Nous avons trois enfants.
Mon frère est mort à trente-neuf ans d’une rupture d’anévrisme. Un choc effroyable, destructeur. Je ne l’avais pas revu depuis plus d’un an. Je l’ai retrouvé dans la salle de la morgue. Une énorme culpabilité. Mes parents n’étaient pas là et injoignables. Je suis allé en Bretagne pour m’occuper de son corps, de l’administration, pour préparer la crémation, prévenir la famille… J’ai enfin réussi à contacter mes parents pour leur dire : « Maman, Papa, Christian est mort. »
Je ne pouvais pas échapper à la quête spirituelle. C’est mon chemin de vie, je devais l’accepter.
À trente-neuf ans, cette hernie discale mal opérée et qui me faisait souffrir s’est réveillée avec une violence inimaginable. Je « portais » toujours mon frère et mon dos n’en pouvait plus, mais je ne l’avais pas encore compris.
Personne ne voulait m’opérer. Les risques étaient énormes. Mais j’allais perdre ma jambe gauche. Un chirurgien s’est lancé et ça a marché. Du moins, c’est ce que tout le monde a cru pendant quelques années. Mais ce travail en moi n’était toujours pas fait.
Je continuais à écrire.
D’autres histoires aussi. Sur mon blog « là-haut », je travaillais sur des textes « philosophiques », des réflexions qui me concernaient. L’être réel, le moi, le Soi, le mental, le temps psychologique, la mort, la douleur, la peur, l’intention, le désir, l’imagination, la conscience et l’inconscient, l’intuition, l’espoir et le désespoir, l’amitié, les autres, l’âme…
Et puis, à quarante-deux ans, trois hernies discales d’un coup. Mon médecin n’avait jamais vu ça. C’est toujours là, en moi, cette douleur effroyable. Cette destruction psychologique… Jambe gauche paralysée, atrophie musculaire, l’incompréhension, pourquoi tout ce mal ? Je tournais la boîte de morphine dans mes mains lorsque je me retrouvais seul. La vider d’un coup et que tout s’arrête…
Personne ne pouvait rien. Je faisais des rêves étranges, apaisants, comme des messages d’anges au milieu de cauchemars hallucinants… Des auras bleutées qui me parlaient : « Laisse la vie te vivre, elle sait où elle va. » Une totale incompréhension…
J’allais mourir. Vessie bloquée, les reins en danger, douze kilos perdus, des cauchemars infinis au milieu des larmes, ma femme et mes enfants effondrés. Un calvaire.
Une opération de la dernière chance : sortir les intestins, visser une plaque sur la colonne, ouvrir le dos, visser une autre plaque et boulonner les deux. 50 % de risque pour le fauteuil roulant, 25 % paralysie de la jambe gauche, 25 % je remarche à peu près. J’ai refusé. Prolongement du calvaire. Et puis la rencontre avec Hélène, un hasard qui n’en était pas un, une médium magnétiseuse. La première séance, quatre heures dans un espace inconnu, une dimension spirituelle dont je n’imaginais pas l’immensité… Je suis sorti en marchant. J’aurais pu rentrer à pied. Trois mois après je reprenais le ski.
À mon tour, je devenais une énigme pour la science.
J’ai écrit Les Éveillés pour essayer de comprendre.
Je ne pouvais pas échapper à cette quête spirituelle. Tout ça n’était qu’un chemin à prendre. Ça ne dépendait pas de moi
… À cœur ouvert s’est imposé un peu plus tard. C’est toujours la perte de l’intégrité physique et morale qui m’importait, comprendre ce qu’elle révèle, réaliser qu’il s’agit d’une opportunité de transformation.
-Paul Laskin, votre personnage, est transformé par l’opération qui fait de lui une sorte de cobaye, puisque son cœur artificiel le relie à toute une « machinerie » informatique. Et pourtant, sa conscience s’éveille littéralement, au fur et à mesure du questionnement qui s’installe en lui. C’est d’une richesse philosophique remarquable. Êtes-vous un philosophe, vous sentez-vous l’âme d’un « guide spirituel », pour transmettre, questionner, « éveiller » vos lecteurs ?
Un guide spirituel, certainement pas. Marcher dans les pas d’autrui interdit de se rencontrer. C’est une condamnation. Et je souhaitais pourtant devenir guide de haute montagne ! Mais dans l’espace spirituel, il importe avant tout de se connaître soi, pas de connaître son guide. Et le guide ne peut pas vous renvoyer à vous-même, il ne renvoie que l’image qu’il a de vous. Il est possible de montrer simplement comment on s’enseigne soi-même. Mais il ne s’agit pas d’une intention narcissique. Juste la volonté de rester intègre, humble, conscient. Que les autres puissent se nourrir quelque peu de cette démarche doit être de leur part un choix lucide. Surtout pas une imitation. « Si tu n’es pas toi-même, qui pourrait l’être à ta place », Henry David Thoreau. Cette maxime m’a nourri et je serais malhonnête à vouloir la détourner en m’octroyant le terme de guide ou même de philosophe.
Il y a en trame de fond une très belle histoire d’amour, entre Diane et Paul. L’amour, est-ce pour vous un élément essentiel dans les relations humaines, a-t-il une place privilégiée dans une démarche de développement personnel ?
Il convient d’établir au préalable ce que le mot « Amour » désigne. L’amour intentionnel est issu du mental et il est au service de l’ego. Il souffre de tous les fonctionnements instaurés par l’histoire temporelle de l’individu, ses refoulements, ses traumatismes, ses éducations modélisées. L’amour intentionnel est le reflet des tourments de l’ego qui se projette dans un avenir illusoire à travers des espoirs, des attentes, des projets, un futur idéalisé, ou établit un ancrage invalidant sur un passé disparu. Cet amour-là n’est que le reflet de notre incapacité à vivre l’instant présent dans un état de clairvoyance. Il est le symbole même de l’anarchie de nos pensées, du capharnaüm psychologique qui caractérise l’ego. Dès lors que l’individu qui se croyait aimant et aimé ne se reconnaît plus dans l’autre qu’il aime, il s’enfuit. Car dans ce faux amour, l’objectif est de maintenir une identification. Si la relation déséquilibre cet état figé, il y a rupture. Mais aucun des deux partenaires n’a jamais aimé. Et ils l’ignorent. Puisqu’ils ne savent pas qui ils sont quand ils aiment. Qui pourrait aimer sans exister au préalable ? C’est comme s’obstiner à arroser des fleurs qui n’ont pas encore été plantées. Croire que l’Amour peut nous construire est une abomination envers l’Amour lui-même. Et il ne le mérite pas.
L’Amour inconditionnel est un état constant, une vibration initiée par une conscience libérée du Temps psychologique. C’est cela que je cherche à transcrire dans mes romans.
Il y a les prisons que l’on accepte, mais pire encore celles que l’on se fabrique. L’amour mentalisé est une prison aux murs gigantesques. Seul l’individu ayant accompli une quête intérieure, une épuration spirituelle, qui sait ce qu’il est hors de tous conditionnements, qui a conscience des manipulations de l’ego, seul celui-là a la capacité de faire de l’Amour véritable un espace à découvrir et non des murailles à constituer.
Ce que j’aime dans la femme que j’aime c’est sa façon d’aimer la vie. Et c’est pour ça que je l’aime. Ce qui me permet d’aimer la vie en elle. Cet Amour-là est d’abord l’Amour de la Vie. Nous n’en sommes que les supports.
-La nature est omniprésente également, c’est retiré au cœur de la nature sauvage et presque déserte que Paul commence à avancer sur le chemin qui se déroule devant lui. Quelle place la nature tient-elle dans votre œuvre, mais aussi dans votre vie ?
Je lui dois d’être en vie. C’est tout de même une bonne raison pour l’aimer.
J’ai parcouru les bois de mon enfance, seul, très souvent, avec un amour infini pour le silence, les couleurs, les parfums, je vivais au bord de la mer. Les jours sans école, je partais au petit matin avec mon sac, je rentrais le plus tard possible, j’avais construit une cabane au sommet d’un chêne, c’était mon refuge. Je ne me suis jamais senti seul, en fait. Je parlais aux arbres et aux oiseaux, je sifflais avec le vent et je courais avec les nuages. Je lisais dans ma cabane :L’enfant et la rivière, Terre des hommes, Croc blanc, L’amour de la vie… La Nature est un épurateur, un liquidateur de tourments, un espace vierge de toute attente, un calice où l’âme est en paix. Même dans les parois des Alpes, il m’arrivait de ressentir cette étrange impression d’être aimé… Je me suis toujours demandé si la Nature était consciente de notre présence. J’aimerais être certain qu’elle sache à quel point je l’aime. J’écris aussi pour témoigner de cet amour.
Propos recueillis par Anita Berchenko
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