Abel Quentin : Cabane
- Par Thierry LEDRU
- Le 13/02/2025
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Cabane
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des Libraires de Nancy et des journalistes du Point - 2024
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Abel Quentin
EAN : 9791032925430
477 pages
L'Observatoire (21/08/2024) AUTRES EDITIONS
Existe en édition audio
3.84/5 689 notes
Berkeley, 1973. Département de dynamique des systèmes. Quatre jeunes chercheurs mettent les dernières touches au rapport qui va changer leur vie. Les résultats de l'IBM 360, alias « Gros Bébé », sont sans appel : si la croissance industrielle et démographique ne ralentit pas, le monde tel qu'on le connaît s'effondrera au cours du XXIe siècle.
Au sein de l'équipe, chacun réagit selon son tempérament ; le couple d'Américains, Mildred et Eugene Dundee, décide de monter sur le ring pour alerter l'opinion ; le Français Paul Quérillot songe à sa carrière et rêve de vivre vite ; et l'énigmatique Johannes Gudsonn, le Norvégien, surdoué des maths ? Gudsonn, on ne sait pas trop. Certains disent qu'il est devenu fou.
De la tiède insouciance des seventies à la gueule de bois des années 2020, Cabane est le récit d'une traque, et la satire féroce d'une humanité qui danse au bord de l'abime.
Après Soeur (sélection prix Goncourt 2019) et Le Voyant d'étampes (prix de Flore, finaliste Renaudot et sélection Goncourt 2021), Cabane est le troisième roman d'Abel Quentin.
3,84 sur 689 notes
5★48 avis
4★38 avis
3★28 avis
2★5 avis
1★5 avis
23 novembre 2024
°°° Rentrée littéraire 2024 # 41 °°°
Abel Quentin s'est inspiré du rapport Meadows, Les Limites de la croissance, dans lequel des scientifiques du MIT prédisaient en 1972 la fin du monde tel que nous le connaissons, un effondrement économique et démographique total si la croissance continue de façon exponentielle. Il a conservé le nombre d'auteurs pour inventer quatre personnages et leurs trajectoires sur cinquante années.
« Ils étaient quatre, comme les Beatles ou les évangélistes »
L'auteur aurait pu opter pour un roman camouflé en essai politique moralisateur pour évoquer ces cinquante années où on savait mais rien fait, cinquante ans perdus, gâchés à cause de l'indifférence, l'hybris ou l'aveuglement des sociétés. Il fait au contraire le choix d'appréhender l'angoisse existentielle qui a saisi ces quatre jeunes gens, âgés d'une vingtaine d'années, pour raconter, avec des accents quasi balzaciens, comment on vit après ça, après fait la découverte terrifiante d'un effondrement futur inéluctable.
C'est l'aventure humaine qui intéresse Abel Quentin. Chacun des personnages incarne une réaction possible face au déni collectif. Les Américains Mildred et Eugene Dundee sont ceux qui partent au combat, ceux qui durant toute leur vie portent le fardeau/ flambeau et prêchent en Cassandre dans le désert. le Français Paul Quérillot, c'est le cynique, celui qui ne veut pas se faire emporter par le rapport et décide de profiter, épousant son temps en travaillant pour une industrie pétrolière tout en étant travaillé par sa mauvaise conscience. Et il y a le Norvégien, Johannes Gudsonn, le génie des maths, celui qui ne supporte par la réalité d'une croissance exponentielle inarrêtable et disparaît des radars.
« le rapport 21 a mis au jour un mal sans visage, un crime collectif dénué d'intention criminelle : la croissance. Des milliards d'individus qui, pris isolément, ne poursuivent aucune intention malveillante : ils vont pourtant entraîner la mort de millions d'autres, provoquer des famines et noyer des deltas. »
Cabane est construit avec une précision d'horloger. Une courte partie pour contextualiser la rédaction du rapport. Une deuxième partie consacrée aux trois premiers scientifiques, à tour de rôle. Je me suis régalée de la plume malicieuse de l'auteur qui par mille détails d'entomologiste raconte leurs parcours à travers l'angle des faiblesses et des vanités humaines. Même si ces personnages relèvent de l'archétype, la façon dont Abel Quentin a de coller à eux fait que leur évolution physique et leur rapport à leur corps dit tout de leur psyché, de leurs tourments et de leurs failles.
Et puis, changement -génial- de braquet avec la troisième partie. Totalement inattendu alors que le récit commençait à ronronner dans cette succession de portraits. Un nouveau personnage fait irruption, Rudy, un journaliste français qui est né après le rapport de 1972 et part enquêter sur le plus énigmatique du quatuor : le Norvégien qui a disparu, dont on ne sait même pas s'il est toujours vivant. Un coup de fouet romanesque qui transforme le récit en quasi thriller pour savoir ce qu'il est devenu.
« Je ne vois plus que les famines, les pénuries, les monstruosités que préparent nos orgies présentes. San Francisco, où je me suis aventuré hier, me débecte : l'atmosphère paresseuse de la fête est partout, les gens boivent et rotent, l'air ahuri, satisfaits. »
Johannes Gudsonn est LE personnage du roman. C'est vers lui que converge tout le récit. La mue de ce prodige des maths ayant soif d'absolu en Saint-Just hanté par la fin du monde, décrit à travers le regard des autres, est absolument passionnante de complexité et radicalité, jusqu'aux confins de la folie.
Plus le roman avance, plus il se teinte de réflexions philosophico-existentielles qui résonnent forcément avec notre époque. Car comment ne pas devenir fou lorsqu'on sait ce que va devenir l'Humanité et que le déni collectif est un mur ? Johannes est la première victime de la solastalgie, cette détresse psychologique lié à la prise de conscience d'une urgence écologique.
Derrière ses tonalités volontiers sarcastiques et ironiques, c'est finalement la sincérité de l'auteur, sa colère, son effroi, son désenchantement, qui affleurent. Derrière les portraits de ces quatre scientifiques, c'est la solitude de l'Homme face à sa conscience qui émerge.
Le titre est impeccablement choisi. La cabane, il nous en faudrait toute une, matérielle ou mentale. Pour fuir, s'isoler, se protéger, penser l'action, vivre sans compromis dans une intégrité radicale. En écho à d'autres cabanes : celle du philosophe naturaliste Thoreau qui s'est retiré à Walden pour critiquer la société américaine moderne ? Celle de Theodore Kaczynski, dit Unabomber, dans le Montana, mathématicien devenu le premier éco-terroriste ?
Mildred Dundee souhaitait comme épitaphe : « On vous avait prévenus, abrutis ». La fin du roman est toute aussi abrupte. Sur le coup, elle ne m'a pas convaincue avec son nihilisme à la Houellebecq, mais elle est totalement cohérente. C'est juste que j'aurais bien continué d'avancer dans le récit. Reste que ce roman, érudit et intelligent, est d'une virtuosité absolument remarquable et rare.
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