Assis sur un billot
- Par Thierry LEDRU
- Le 21/01/2022
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Aujourd'hui, j'ai fendu du bois. Un forestier du secteur me donne des ronds de bois irréguliers, ceux qu'il coupe à l'extrémité des troncs pour faire des bûches régulières. Ces ronds, il ne les vend pas, il les entasse. Je lui ai donc demandé si je pouvais les récupérer et il était ravi. Moi aussi. J'en suis à environ trois stères et comme c'est à trois cents mètres de la maison, c'est encore mieux.
Donc, j'explose ces ronds à grands coups de merlin et je les range comme si je faisais un tétris :)
Et du coup, je pense, pendant des heures, au rythme de gestes répétitifs : prendre le rond, le poser sur le billot, prendre le merlin, armer et frapper, ramasser les éclats, les mettre dans la brouette et quand la brouette est pleine, je les empile.
Quatre heures de suite. Pas besoin d'aller soulever des haltères pour entretenir les bras.
J'ai les écouteurs du MP3 sur les oreilles. J'adore les musiques de Max Richter. Elles me parlent, elles me stimulent, elle m'électrisent, elles m'apaisent, elles m'émerveillent.
Il m'arrive régulièrement de m'arrêter, je pose tout, je m'assois sur le billot, je regarde les arbres, le potager, la prairie où je suis, le ciel, les herbes, une buse dans le ciel puis je ferme les yeux. Et j'écoute vraiment, en dedans et je vois mon sang dans mon corps, le flux qui coule et le coeur qui bat, la pompe de vie, j'écoute l'énergie, sans un geste sinon celui de ma poitrine. C'est là, souvent, que les pensées prennent une direction précise, c'est dans ces moments-là qu'une exploration s'engage, un cheminement que je ne quitte plus.
Aujourd'hui est revenu "l'ego encapsulé" comme un diable sorti de sa boîte, une évidence. Je dois continuer à autopsier cette entité.
Le modèle du moi le plus commun est celui du moi individuel, séparé et distinct du monde. C'est un paradigme extrêmement puissant et tous les schémas de pensées qui en résultent conditionnent notre rapport aux autres et à la Terre. Le philosophe Alan Watts a surnommé cela "l'ego encapsulé de peau" (skin-encapsulated ego).
Ce qui est à l'intérieur de la peau est moi, ce qui est en dehors d'elle n'est pas moi.
Toutes nos expériences, nos perceptions, nos rapports, nos relations sont générées par ce paradigme et nous modelons la réalité en conséquence. Nous transformons en fait la réalité puisque nous n'en percevons que la partie inhérente à cette façon de penser et de vivre. Il est dès lors quasiment impossible dans le cadre d'une vie formatée de sortir de cette enceinte et de s'offrir de nouveaux horizons. Nous n'avons même pas conscience qu'il puisse exister une autre réalité, ou plutôt une extension de la réalité.
J'ai pris concience de cette entité lorsque je courais Là-Haut, dans les montagnes, il y a des années de cela. Mais je n'avais pas de nom à lui donner. C'était juste une intuition. C'est l'antagonisme entre les journées de travail et les journées de montagne qui mettaient en exergue cette ultime différence entre l'être social et l'être spirituel, entre le "moi" identifié, reconnu, intégré et le "Soi" innommé, inconnu et désintégré.
Le moi existe, il ne s'agit pas de le nier, c'est une réalité mais il n'est pas une entité fermée.
Elle a été fermée.
Le paradigme le plus développé a pris le pas sur toutes autres formes de perceptions. On peut bien entendu se demander ce qui a poussé l'être humain à une telle diminution de sa perception...Un égocentrisme surpuissant peut-être lié à sa fragilité originelle. Le besoin de se sauver au cœur d'une Nature insoumise. C’est là que j’entrevois les caractères ancestraux. Le goût du pouvoir sans doute également. Prendre la place du chef à la place du chef. Et le chef se doit d'être le Maître du monde pour recevoir l'adhésion du groupe. La Nature en devenant l'ennemi à dominer offrait un piédestal à ce goût du pouvoir... Juste des hypothèses bien entendu... On ne peut pas résumer une évolution aussi considérable en deux ou trois idées.
Mais ce qui est essentiel, c'est d'accepter l'idée qu'un paradigme n'est qu'une méta théorie, non pas une "méta réalité", ni encore moins le Réel. Il est donc toujours possible de changer de théorie, il suffit de changer de regard... L'intellect suivra. Et fondera une autre théorie. La théorie n'a pas d'existence propre, elle est créée par un raisonnement. Effaçons le raisonnement ou changeons-le et la théorie se transforme, rien n'est figé.
L'ego encapsulé. Une force d'inertie redoutable. Le pouvoir ne peut pas tomber de cette façon. C'est insupportable. Le chef doit résister pour préserver son statut…L'évidence avec la situation actuelle, sociale, économique et politique.
Nous sommes sans cesse, générations après générations, dans la même situation. Les scientifiques ont bien évidemment « raison » puisque toutes les preuves qu'ils ont apportées correspondaient aux recherches qu'ils menaient. On trouve ce qu'on cherche, c'est une évidence. Et puisqu'on l'a trouvé, c'est que c'était juste... Pour trouver autre chose, il faut aller chercher ailleurs. Mais là, les scientifiques courent le risque de ne pas être subventionnés, de perdre leur poste, de ne pas voir publier leurs recherches ou de ne même pas obtenir les fonds pour les mener à terme.
« Un homme passant dans une rue voit un individu affairer à chercher quelque chose au sol, sous la lumière d’un lampadaire. Il s’approche.
-Vous avez perdu quelque chose ?
-Oui, j’ai perdu mes clés de voiture. »
Il décide de l’aider mais au bout d’un moment, il s’arrête.
-Vous êtes certain de les avoir perdues ici, sous ce lampadaire ?
-Ah, non, pas du tout, je les ai perdues, là-bas, un peu plus loin mais il n’y a pas de lampadaire, c’est tout noir alors je les cherche ici… »
La science…Diffcile aujourd'hui d'en avoir une pleine confiance. A qui obéit-elle ? A qui est-elle soumise ? De qui dépend-elle ?
Les scientifiques sont-ils sous l'emprise d'un ego encapsulé ou oeuvrent-ils dans une totale liberté de conscience ? Se pose bien entendu la notion de "conflits d'intérêt"...
Comment sortir de ce moi encapsulé ? Il faut déjà en prendre conscience… Réellement et pas dans un espace intellectuel.
Comment s’y prendre ?
Comment parvenir à concilier nos vies « modernes » avec un attachement à la quête spirituelle ?
Comment préserver les enfants du paradigme totalitaire ?
Comment éveiller en eux une dimension spirituelle étant donné qu’elle est la seule démarche permettant d’envisager une évolution verticale ?
L’extension de l’homme s’est faite sur un plan horizontal, environnemental. Même la démarche scientifique répond à une intention de pouvoir. L’altruisme est une utopie morte.
La démarche spirituelle propose une extension verticale à ceux qui parviendront à plonger dans leurs propres abysses.
La futilité n’est pas de mise dans cette exploration.
Mais la futilité est l’arme du pouvoir dans le monde horizontal. La futilité incite à ne rien comprendre et à s’en réjouir. Le pouvoir accorde une importance considérable au développement de la futilité. Il y met des moyens gigantesques.
Les enfants adopteront donc le paradigme de leurs parents, de leurs enseignants, de leur société. Ils n’y comprendront rien mais ils lutteront de toutes leurs forces pour le préserver. Parce qu'en eux a été insérée la domination de l'ego encapsulé.
Un héritage maudit qui viendra persuader les adultes de leur santé mentale…Nous ne sommes pas fous puisque nous sommes des milliards à fonctionner pareillement…Les fous sont dans des asiles…
Non, ils sont dehors…
La norme est une abomination qui réconforte. Une norme qui conduit l'humanité à vivre sous domination et à exercer une telle pression sur le monde vivant qu'elle en arrive à creuser sa tombe. On me dira que c'est exagéré. Evidemment puisque l'ego a forcément raison. Il serait insupportable que l'ego s'observe lui-même comme une entité néfaste.
On nous parle d'économie en oubliant que le terme contient l'idée inverse du gaspillage. Savoir économiser, ne pas gaspiller, ne pas dilapider, ne prendre que le nécessaire et si possible le restituer ou en tout cas agir de façon à ce que l'extraction ne soit pas une dévastation.
L'humanité des egos encapsulés est une armée en marche.
La nature est le lieu des combats.
Serons-nous un jour assez lucides pour cesser la guerre en nous ? Car c'est en nous que nous luttons. Entre le moi et le Soi, entre l'avoir et l'être, entre l'envie et le contentement.
Apprendre à se contenter du nécessaire vital.
Etre assis sur un billot et regarder les nuages, écouter le vent et le chant des oiseaux ou le silence de l'hiver, écouter le sang qui coule dans les veines.
Parfois, je reste assis longtemps.
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