À quatre pattes dans les hautes herbes, Amandine, 28 ans, feule, grogne, rugit et gratte furieusement le sol. Dans cette prairie ensoleillée de Bretagne, oubliant tout vernis social, la trentenaire nantaise entre dans la peau d’un jaguar qui arpente la jungle, renifle les dangers et frotte son pelage contre l’écorce des arbres. Électrisé par le tambour de Simeth, la chamane maya, le corps frêle d’Amandine, secoué de spasmes, expulse alors une colère colossale en une transe cathartique… Avant de s’effondrer dans l’herbe. Vidée, la jeune femme plonge avec délices dans une rivière ombragée, au milieu des libellules bleutées. Tout en essuyant ses cheveux ruisselants, Amandine exulte d’une joie sauvage : «C’est très libérateur !»
Retrouver du sens
Qu’est-ce qui a conduit cette jeune informaticienne, qui n’a rien d’une illuminée, à pratiquer ce rite ancestral maya ? «Il y a trois ans, je travaillais chez Capgemini, raconte-t-elle. Rester assise sept heures par jour derrière un écran, dans l’air conditionné et sans voir personne : je mourais à petit feu. Je ne me voyais pas vivre ainsi jusqu’à ma retraite.» Résultat : burn-out à 25 ans, scoliose et dépression. «Mon corps a dit stop. Je suis partie au Pérou chez un chamane faire du woofing (tourisme alternatif qui permet d’être nourri et logé chez l’habitant en échange de travaux, NDLR). Il m’a soignée avec l’ayahuasca, une liane médicinale d’Amazonie. Le chamanisme me nettoie de mes émotions négatives : mon manque d’estime de moi, ma peur du lendemain et la colère que provoque en moi la destruction de la planète. Depuis, j’ai retrouvé un sens à ma vie. Aujourd’hui, je me forme à la permaculturepour devenir maraîchère bio.»
Entre totems et tipis indiens dressés dans une clairière du Morbihan, ils sont plus de 400 curieux, comme Amandine, à participer à ce festival chamanique baptisé Rencontre au cœur du sacré, né en 2015. Chaque été s’y entremêlent dans une ambiance joyeuse et bienveillante les traditions de guérisseurs celtes, mongoles, hébraïques, africains ou amérindiens. On y danse avec l’esprit du jaguar, on se connecte à son animal totem, on rencontre ses esprits guides, on communique avec les arbres, on nettoie sa lignée dans des huttes de sudation, et l’on célèbre la terre mère par des offrandes. «Notre public, qui est majoritairement féminin, jeune et passionné de développement personnel, a doublé en quatre ans», se réjouit Corinne, 57 ans, alias Oiseau de lune, ex-comptable parisienne devenue femme médecine et organisatrice du festival.
Les psys du XXIe siècle ?
Chamane ! Par quel charme puissant cette figure du guérisseur sorcier, vieille de plus 40.000 ans, envoûte- t-elle en 2018 notre société occidentale désacralisée, matérialiste et technologique ? «Diabolisé en Occident par les philosophes des Lumières, puis réhabilité par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss dans les années 1950, le chamanisme a resurgi pendant les seventies dans les milieux alternatifs hippies sous la forme d’un néochamanisme», explique l’anthropologue Jeremy Narby, coauteur de Plantes & chamanisme(Mama Éditions, avec Jan Kounen et Vincent Ravalec). Aujourd’hui, de la campagne bretonne aux dîners mondains, de plus en plus de millennials hyperconnectés et d’urbains actifs tout à fait rationnels, qui carburent plus au jus bio qu’au LSD, contactent un chamane aussi facilement qu’un thérapeute. Les chamanes issus des sociétés traditionnelles, qui savent entrer en relation avec le monde de l’invisible et les esprits de la nature afin d’y intercéder pour les hommes, deviendraient-ils les psys du XXIe siècle ?
Cette chamane-mania ensorcelle aussi l’univers du luxe. Depuis 2016, Louis Vuitton aurait son chamane attitré. Le 28 mai dernier, la maison de luxe l’aurait même fait venir en jet privé pour chasser la pluie lors de son défilé croisière 2019, qui se déroulait en plein air à la Fondation Maeght, à Saint-Paul-de-Vence. Ce même chamane aurait été mandaté pour garantir le beau temps lors des noces de Meghan Markle et du prince Harry. «Dans le monde du luxe, on s’échange discrètement les 06 des meilleurs chamanes», avoue la dircom d’une grande maison. Avec des séances pouvant atteindre 300 euros les deux heures, le chamane business se porte bien. Même le monde très pragmatique de l’entreprise y succombe. Ainsi, la chamane Liliane Van der Velde propose aux managers des stages pour voyager dans l’«esprit» de son entreprise, dénouer un litige avec un client ou trouver ses alliés professionnels.
Dans les librairies, les livres sur le sujet fleurissent au rayon développement personnel. Sur Internet, où des guérisseurs sincères et efficaces côtoient des charlatans, les stages énergétiques explosent. En Amérique du Sud, un tourisme chamanique émerge autour de l’ayahuasca, cette plante sacrée pour les Amérindiens, mais interdite en France car considérée comme un psychotrope. Dans son récent best-seller How to Change Your Mind : the New Science of Psychedelics(Éditions Penguin Press), le journaliste du New Yorker Michael Pollan défend les effets thérapeutiques de ces plantes hallucinogènes utilisées par les chamanes depuis des millénaires.
Des urbains désenchantés ?
Faut-il voir dans ce phénomène une énième mode ésotérique new age, dont les risques de dérives sectaires ont été épinglés par un rapport de la Miviludes dès 2009 ? Ou une quête plus profonde, qui répondrait à la fois au désenchantement du monde, analysé par Max Weber, et à l’angoisse générée par la crise écologique ? Pour Arnaud Riou, auteur de Réveillez le chaman qui est en vous (Éditions Harmonie Solar), «le chamanisme revient au goût du jour parce que notre planète va mal. Beaucoup d’urbains en quête de sens, sensibles à l’écologie, à la méditation et au yoga désirent expérimenter une reliance plus spirituelle à la nature. Ils cherchent une connexion revitalisée avec le vivant. On a tous besoin de se reconnecter à la dimension sensible et sacrée de la nature, dont on a été coupé par le matérialisme et le monothéisme.»
Le président du Palais de Tokyo, Jean de Loisy, qui a dirigé l’exposition Les Maîtres du désordre en 2012 au Musée du quai Branly, relie cet engouement au succès actuel de la littérature sur les arbres, la conscience des végétaux et des animaux : «Depuis la naissance du monde moderne, l’homme se considère comme étant en dehors de la nature, dans une relation de prédation et d’exploitation qui, aujourd’hui, est ressentie comme inacceptable. Cet intérêt pour le chamanisme exprime le désir d’un rapport moins rationnel, plus sensible et plus immersif au monde. On bascule d’un rapport de pouvoir sur la nature à une relation de résonance intime.»
Cette quête d’une transcendance avec la nature touche des dirigeantes très structurées. Bénédicte, directrice marketing d’un groupe européen d’informatique, a réalisé plusieurs voyages en Amazonie : «Avec la prise d’ayahuasca, j’ai ressenti une connexion intense au vivant qui a aiguisé ma conscience écologique, raconte-t-elle. Je suis sortie de mon corps, je percevais les sensations des arbres et des plantes.» Dans le business, Bénédicte a aussi senti son intuition se décupler. «J’appréhende désormais le monde en 5D, avec ma raison, mes émotions, mes perceptions et mon ressenti, qui sont les bases de la communication intuitive. Lors des réunions, je sens la vibration des mots et des intentions cachées, je sais trouver le message juste et percutant, je peux rassurer des clients sur des appels d’offres à plusieurs millions d’euros. Je perçois la réalité avec une conscience élargie.»
“Le corps est mémoire”
Quand on lui a dit qu’elle était chamane, lors d’un festival, Bérangère, 48 ans, a éclaté de rire. «J’ai répondu : “Vous êtes dingues !” Adjointe au maire de Fréthun (Pas-de-Calais) et championne de France de randonnée aquatique, je ne suis pas du tout “perchée”. Je suis cartésienne, sportive et rationnelle. Pendant deux ans, j’ai tout rejeté. Et je me suis retrouvée clouée au lit par de violentes douleurs au dos. Quand j’ai accepté cette mission, mes douleurs ont disparu en quelques heures.» Initiée aux rites scandinaves, et baptisée désormais Vegvizir, elle soigne par des voyages au tambour nombre de femmes blessées dans leur féminin, victimes d’abus sexuels ou souffrant de fausses couches à répétition. «Le corps est mémoire, il garde tout. La demande est si forte que j’ai créé l’association Ursprang avec Anja Normann, une chamane suédoise, pour aider les femmes à se reconnecter à leur puissance et à prendre leur place.» Elle met en garde contre les dangers de la fascination : «Quand des patients en larmes se jettent à votre cou en vous remerciant, on peut vite s’enivrer et basculer dans une forme de pouvoir. Il faut rester humble, ancré dans ses valeurs. Il n’y a pas de magie, le chamane apporte ce qu’il peut avec ses outils, sa connexion et son altruisme.»
Même les psys s’y convertissent. Quand les outils thérapeutiques classiques ne parviennent pas à résoudre des problèmes d’addictions, de névroses, de dépressions, de ruminations négatives ou de scénarios de répétitions, certains envoient leurs patients chez un chamane. C’est le cas de Stéphane, psychologue à Genève : «Face à certains traumas engrammés depuis des années dans la mémoire corporelle, la thérapie par le langage ne suffit pas. Je conseille alors à mes patients de participer à des huttes de sudation près de Morzine, menées par Milenko, un ami chamane chilien. Le chamanisme, qui intègre le physique, l’émotionnel, l’énergétique et le spirituel, aborde l’être de façon holistique. C’est un véritable booster thérapeutique, qui permet une transformation profonde et spectaculaire.»
La science se penche aussi sur ce phénomène. Sur le modèle des recherches sur les bienfaits de la méditation réalisées avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard, l’Inserm étudie en imagerie cérébrale les effets de la transe sur le cerveau, avec l’aide de Corine Sombrun, une pianiste devenue chamane en Mongolie.
Un défi à la raison
Certains psys deviennent eux-mêmes chamanes. Pour soigner des traumas, ils s’initient aux rituels les plus étonnants, comme le recouvrement d’âmes. Psychologue clinicienne à l’hôpital de Plymouth, en Angleterre, et auteur de Comment je suis devenue chamane (Éditions Fayard), Claire Marie s’est formée à la médecine aztèque : «Quand on subit un trauma, une partie de notre énergie sort du corps. Cela crée un vide que l’on remplit par des pensées négatives et par l’énergie des autres.» Comment travaille-t-elle concrètement ? «Habillée de blanc, je frotte le corps de mon patient avec des œufs. J’utilise aussi le son avec un tambour, les parfums avec des fleurs, j’appelle l’esprit du vent, du feu, de l’eau et de la terre. En fin de cérémonie, je souffle sept fois sur différentes parties du corps pour réinsuffler les parcelles d’âmes qui se sont échappées. Quand le patient se nettoie en profondeur, souvent les œufs pourrissent en deux heures.»
Ce type d’expériences mystiques, courantes dans le chamanisme, résonnent comme un défi à la raison. En 2018, faudrait-il donc croire aux esprits ? Pionnier de cette double approche thérapeutique et spirituelle, le psychiatre Olivier Chambon, qui a publié Le Chamane & le Psy (Mama Éditions, avec Laurent Huguelit), rassure : «Ce n’est pas un afflux d’irrationalité qui infiltrerait soudain notre société. Certains penseurs et chercheurs comme Ervin László ou Mario Beauregard posent la question de l’existence de champs d’informations et d’énergies qui sont intelligents et indépendants de nous. La physique quantique montre que nous baignons dans un monde de vibrations et d’ondes avec lequel nous sommes en interaction.»
Qu’apporte, au fond, le chamanisme ? «Il nous montre que notre conscience est beaucoup plus large que notre petit “moi” de tous les jours. Dans notre vie routinière, nous vivons dans un état rétréci de conscience. Le chamanisme nous libère du brouillard mental de nos soucis quotidiens et de notre obsession pour la réussite. Il nous “éveille” de ce rêve contemporain. Il répond à un besoin de réenchanter nos vies, de se réanimer, au sens de remettre de l’âme dans nos existences, d’exprimer notre essence profonde et de restaurer l’équilibre entre l’homme et la nature. Il nous aide à retrouver un lien spirituel avec la terre mère pour nous guérir et comprendre le sens de notre vie, ce pour quoi on est là.»