Conscience collective et empathie
- Par Thierry LEDRU
- Le 30/10/2017
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Et si la loi du plus fort n’était pas la seule loi de la jungle ? Et si l’entraide généralisée entre les êtres n’était pas une douce utopie de poètes mais une loi éternelle et universelle du vivant ? Dans L’Entraide, l’autre loi de la jungle (Les liens qui libèrent, 2017), Pablo Servigne et Gauthier Chapelle mettent à l’honneur la coopération, l’empathie, la symbiose et tout ce qui maintient interconnecté le monde du vivant sur Terre. Au travers d’un grand travail de synthèse transdisciplinaire, ils mènent une passionnante démonstration pour battre en brèche le mythe de l’égoïsme roi. L’homme n’est pas un loup pour l’homme. Ou plutôt si, mais le loup, comme les oiseaux, les insectes, les plantes et les bactéries, privilégiera toujours la collaboration à la compétition. Pablo Servigne nous explique comment l’homme peut aussi s’y (re)mettre.
De Thomas Hobbes à The Walking Dead, une certitude a façonné notre vision du monde au cours des quatre derniers siècles : l’égoïsme est le fondement de la nature humaine, et de la nature tout court. L’état de nature, c’est « la guerre de tous contre tous », pour citer le philosophe anglais. Supprimez l’État et les hommes pillent, tuent et se dévorent les uns les autres comme les zombies de la BD brillamment adaptée en série.
Étrange… New York n’a pourtant pas été submergé par des hordes de pilleurs le 11 septembre 2001. Du séisme qui a ravagé San Francisco en 1906 à celui d’Haïti en 2010, après le tsunami de 2004 dans l’océan Indien ou l’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans l’année suivante, aucun chaos n’a éclaté, les pulsions meurtrières, les vols et les agressions sexuelles n’ont pas explosé.
Bouleverser les imaginaires
C’est même plutôt l’entraide et la coopération qui ont surgit spontanément, d’après les observations qu’ont relevé Pablo Servigne et Gauthier Chapelle. Dans leur ouvrage paru le 12 octobre, L’Entraide, l’autre loi de la jungle (Les liens qui libèrent, 2017), les deux docteurs en biologie remettent en cause nos vieilles croyances sur la nature humaine. « Les représentations que nous avons de foules irrationnelles hurlant et courant en tous sens proviennent des histoires qu’on se raconte ou qu’on voit au cinéma, pas de la réalité. […] Si la panique est rarissime, l’entraide, elle, est bien au rendez-vous », assurent-ils.
« La théorie de la sélection naturelle émise par Darwin tombait à point nommé. Elle a servi de fondement idéologique au capitalisme naissant, en Angleterre »
Lors de catastrophes, mais également au quotidien, l’entraide serait omniprésente. Un trait de caractère universel, ancré dès la plus petite enfance, mais dont l’action serait rendue invisible par les mythes fondateurs de notre société. « La théorie de la sélection naturelle émise par Darwin tombait à point nommé. Elle a servi de fondement idéologique au capitalisme naissant, en Angleterre. La mauvaise interprétation, plus ou moins volontaire, qui a été faite de Darwin, permettait d’imposer la compétition et les mécanismes du marché ultralibéral qui rendent les plus forts toujours plus forts », nous explique Pablo Servigne, également connu comme collapsologue et co-auteur du livre Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015).
En 300 pages, aussi vulgarisantes que convaincantes, les deux auteurs se sont attelés à démonter le mythe. Ils convoquent les neurosciences, la génétique, la biologie, la psychologie, l’éthologie, l’économie ou l’anthropologie pour démontrer que la loi de la jungle, depuis des milliards d’années, ne favorise pas le plus fort, mais bien souvent le plus coopératif. « Si on affirme que la nature humaine est altruiste et que la nature est coopérative, on passe pour un naïf. On nous rétorque que c’est illogique. Il y a là un biais dans l’imaginaire et le but de ce bouquin est de créer des déclics qui viennent bouleverser ces imaginaires », résume Pablo Servigne.
La sécurité sociale des arbres
L’histoire de la vie sur Terre revisitée sous le prisme de la coopération est fascinante. À chaque étape de l’évolution, des premières bactéries procaryotes il y a plus de 3 milliards d’années aux premiers hommes, les êtres vivants ont survécu et se sont transformés grâce à la coopération. Sans entraide, nous ne serions tout bonnement pas là.
La « symbiodiversité » est présente à divers degrés, de la collaboration ponctuelle à la fusion complète, et à toutes les échelles. Une cellule dotée d’un noyau ? La fusion entre une grande bactérie (une archée) et un virus (devenu noyau). Les forêts ? Les arbres produisent du sucre par photosynthèse et en donnent aux champignons contre les minéraux que ces derniers collectent. Entre eux, les arbres partagent les nutriments selon des mécanismes incroyables que les auteurs comparent à une véritable « sécurité sociale ».
Partout, les animaux coopèrent entre eux, au sein de l’espèce et aussi entre espèces. Nous-mêmes serions incapables de digérer et de résister à certains agents pathogènes sans les milliards de « bonnes » bactéries qui nous rendent ces services contre le gîte et le couvert. En fait, la loi de la jungle n’avantage pas les individus les plus forts mais les groupes les plus forts, donc les plus coopératifs.
De Kropotkine à Harari
L’essentiel de l’ouvrage s’attarde sur le cas de l’être humain. Gauthier Chapelle et Pablo Servigne décrivent de nombreuses expériences sociologiques dont le résultat est le suivant : l’homme aurait un penchant spontané pour aider son prochain, il serait généreux même sans contrepartie.
« Dès l’âge de 14 à 18 mois, les bébés viennent spontanément aider un adulte en difficulté. Ces préférences prosociales peuvent même s’exprimer dès 3 à 5 mois »
Le modèle cognitif du psychologue Daniel Kahneman (prix Nobel d’économie en 2002) aide a comprendre comment nous serions « intuitivement » altruistes mais aussi comment la culture et l’environnement peuvent bouger le curseur de nos réflexes généreux ou égoïstes. Les auteurs décortiquent notre cerveau à coup de neurones miroirs et d’ocytocine et y cherchent des fondement pour réhabiliter l’altruisme. « L’entraide et la générosité font non seulement du bien au moral, mais contribuent à l’augmentation du sentiment de bonheur ! » Ou encore : « Dès l’âge de 14 à 18 mois, les bébés viennent spontanément aider un adulte en difficulté. Ces préférences prosociales peuvent même s’exprimer dès 3 à 5 mois. »
Les mécanismes de don et contre-don de Marcel Mauss, « l’empathie mature » définie par le psychiatre Serge Tisseron, la compassion chère à Matthieu Ricard… Les auteurs réalisent un gigantesque travail de synthèse partant de Pierre Kropotkine, fondateur du concept d’entraide, jusqu’à Yuval Harari et son concept - développé dans le best seller Sapiens - de « révolution cognitive » ayant fait émerger l’ultrasociabilité humaine. Il en ressort la conclusion que l’entraide, trop longtemps reléguée au rand de comportement anecdotique, joue un rôle central, immuable mais aujourd’hui étouffé, dans l’organisation du vivant en général, et des sociétés humaines en particulier.
Pour Pablo Servigne, l’objectif est de rééquilibrer notre vision du monde, qui exacerbe aujourd’hui l’égoïsme et l’individualisme. Mais il assure se garder de tout angélisme ou manichéisme : « Il ne s’agit pas de nier l’existence de la compétition et de l’agression, qui font partie du vivant et sont aussi indispensables pour poser des limites, un territoire ou lors de la reproduction. La compétition et la coopération sont les deux jambes du vivant, mais aujourd’hui nous avons une jambe hypertrophiée. L’idée est de réapprendre à marcher, de retrouver l’usage de notre jambe atrophiée fondée sur l’entraide. »
Les auteurs s’inscrivent dans un mouvement préexistant qu’ils espèrent voir grandir. « Nous sommes dans une lignée intellectuelle, avec Matthieu Ricard, Jacques Lecomte, le mouvement convivialiste et en remontant jusqu’à Pierre Kropotkine et Darwin. On voit aujourd’hui la résurgence de l’économie collaborative, du peer to peer, l’émergence d’une nouvelle culture de l’horizontalité », constate Pablo Servigne.
L’entraide pour sortir de la crise climatique ?
Davantage d’interconnexions et de culture de la collaboration ne seraient pas de trop pour faire face aux dangers planétaires du siècle, à commencer par le réchauffement climatique. Mais n’est-il pas déjà trop tard pour ressusciter ces facultés enfouies ? Les auteurs se posent la question mais laissent peu d’espoir quant au dénouement. La trop lente avancée des négociations climatiques, freinées par les inégalités entre pays, l’absence de vision commune et tous les blocages résultants, selon les auteurs, de notre culture séculaire de l’égoïsme, laissant présager du pire.
« Le problème, ce n’est pas la pénurie, c’est d’arriver en situation de pénurie avec une culture de l’égoïsme »
Mais en bon collapsologue, Pablo Servigne estime que le plus important n’est pas l’effondrement - inévitable, selon lui - mais la manière dont nous nous y serons préparés : « Le problème, ce n’est pas la pénurie, c’est d’arriver en situation de pénurie avec une culture de l’égoïsme. Pour éviter le chaos social, il nous faut anticiper, avoir une culture de la coopération. Ce bouquin est une boîte à outils conceptuelle pour les temps de tempête. »
Reste que la coopération pose un autre problème, et un problème de taille : les mécanismes comme la « réciprocité étendue » ou la « réciprocité invisible » décrits dans l’ouvrage permettent la formation de groupes et la coopération entre groupes, mais l’entraide résiste mal aux grands nombres. « Selon l’anthropologue britannique Robin Dunbar, notre cerveau est adapté pour entretenir un réseau social (et interagir convenablement) de maximum 150 personnes », écrivent les auteurs. À l’échelle des groupes, les inégalités, entre autres obstacles, détruisent l’entraide. D'ailleurs, Sully, le premier ministre de Henri IV, rêvait déjà en son temps d’une Europe redécoupée entre États égaux mieux à même de collaborer.
Êtres sociaux sans réseaux sociaux
Les technologies numériques ne permettent-elles pas de dépasser ces limites ? Certains, comme l’anthropologue Alain de Vulpian, y voient l’opportunité d’atteindre un nouveau niveau de conscience en connectant tous les individus, reliés entre eux « comme un cerveau ». Mais Pablo Servigne n’y croit pas : « Ces technologies ont certes permis de faire émerger une culture de la coopération, de l’horizontalité, qui est beaucoup plus puissante que la culture classique pyramidale. Mais on arrive dans une époque de pénurie, avec un pic pétrolier, un pic des ressources, des minerais. La sphère virtuelle sera la première chose qui s'effondrera ».
« Il ne faut pas avoir peur de l’effondrement de la sphère virtuelle. On peut développer une conscience collective sans technologie »
L’idée n’est toutefois pas de démoraliser les troupes : « Il ne faut pas avoir peur de l’effondrement de la sphère virtuelle. On peut développer une conscience collective sans technologie. Les premiers peuples amérindiens le faisaient très bien, ils avaient une cosmologie et une manière de vivre en interdépendance avec le vivant. On peut apprendre à se reconnecter sans les nouvelles technologies, sans indium ni palladium ».
De cet ouvrage passionnant, chacun pourra donc retenir la leçon qui lui plaira : enseignement philosophique, pistes d’organisations politiques (recentrées sur des groupes de taille optimale), ouverture spirituelle à tendance anti-spéciste, préparation à l’effondrement ou bien le simple plaisir de porter un regard moins sombre sur ses congénères, ou du moins sur leur potentiel. « On a apporté notre petite pierre pour faire émerger une culture de l’entraide, espère Pablo Servigne. Il faut que tout le monde, notamment les artistes, s’en emparent pour créer de nouveaux récits et de nouveaux mythes. Mais bien malin qui saura à quoi ressemblera cette culture dans dix ans… »
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