Coronavirus : Edgar Morin
- Par Thierry LEDRU
- Le 04/05/2020
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Tout ce que je pense, tout ce que j'essaie de valider, autant dans l'inquiétude que dans la conscience d'une opportunité magnifique. Il arrive immanquablement des épreuves dans la vie des gens. Personne n'y échappe. Elles seront destructrices sur le coup, considérablement bouleversantes, destructurantes. Puis viendra le temps d'en construire quelque chose de bon. Sinon, c'est qu'elles n'auraient servi à rien.
Dans un roman, je ne sais plus lequel, j'avais écrit :
« Si tu n’apprends rien de tes tourments, c’est que tu ne méritais pas qu’ils prennent soin de toi. »
Elodie Suigo : Edgar Morin, vous êtes sociologue, médiologue, philosophe, penseur de la complexité, docteur Honoris Causa de 34 universités à travers le monde. Vous aviez déjà tout vécu et là, vous vivez quelque chose que vous n’aviez pas du tout imaginé : un confinement mondial…
Edgar Morin : je l’ai vécu d’une façon tout à fait étonnée, puisque c’est un événement inouï ! Surtout, je le vis dans une activité surabondante et dans cette crise énorme, je suis énormément mobilisé intérieurement. J’essaie de me faire une opinion, j’essaie de comprendre et je n’ai même pas le temps de cette chose dont j’aurais pu profiter, qui est un peu de détente, de repos, de farniente etc...On en sait de plus en plus et de moins en moins sur ce virus étrange et sur les conséquences incroyables que va donner cet événement.
C’est le principe même de la philosophie ; plus on sait, moins on sait et là, l’homme n’est plus maître de son destin.
C’est une des choses les plus intéressantes. Parce qu’une partie des dirigeants de ce monde sont persuadés que l’homme va de plus en plus maîtriser son destin dans le transhumanisme etc... Or, moi j’ai toujours pensé que plus l’homme était puissant dans sa technique, dans toutes ses œuvres magnifiques, plus il était infirme devant la douleur, devant le chagrin, devant la mort, devant la maladie... Donc il faut accepter notre destin aléatoire, incertain, accepter que la vie humaine est une aventure dans l’incertitude. Ma philosophie, c’est que la vie est une abnégation dans un océan d’incertitudes et on peut se ravitailler dans des îlots et des archipel de certitudes. Vous savez, si on suit la leçon que nous donne les événements, c’est une révélation fulgurante. C’est que tout est lié ! C’est ça la philosophie de la complexité. Nous voyons que d’un petit virus, on a une crise économique, que cette crise économique est liée à la crise climatique. Nous voyons que notre petite personne, nos foyers, notre nation, l’Europe, tout est concerné. Tout ce qui semblait séparé aux esprits qui cataloguent tout est en fait relié et nous avons une communauté de destin qui nous saute aux yeux. Et qu’il faut voir.
Comment imaginez-vous le monde d’après ?
On ne peut absolument pas le prévoir. On peut prévoir, supputer que le ralentissement économique général provoquera une crise économique. Nous savons que les crises économiques sont toujours l’occasion de profondes régressions et, par exemple, que la crise économique de 29 a produit Hitler, mais qu'elle a aussi produit Roosevelt. Une crise favorise l’imagination créatrice. On voit d’ailleurs actuellement un bouillonnement d’idées un peu partout. Mais nous avons aussi les peurs, les angoisses, ceux qui cherchent des coupables, des boucs-émissaires à punir etc... Vous savez, il y a toutes les hypothèses. La pire hypothèse, c’est une barbarie planétaire. Parce qu’il ne faut pas oublier qu’avant la crise du coronavirus, nous avons vécu 20 années de régression partout : crise de la démocratie, et un peu partout des états néo-autoritaires ou démagogues assez tordus. Ce danger risque de s’aggraver encore, y compris en France. Donc nous sommes dans une conjoncture régressive. Il faut essayer de promouvoir une nouvelle voie. Mon idée, c’est qu’il faudrait que des forces se rassemblent dans un mouvement d’un type nouveau, avec une pensée qui sache qu’il y a une nouvelle politique, qui utilise les besoins écologiques, qui soit sociale, qui soit fondée sur la solidarité et la lutte contre les inégalités. Il faut que cette nouvelle politique se dessine. J’ai vu tellement de printemps qui ont été suivis d’hivers ! J’ai vu le "Printemps arabe", j’ai vu tant de printemps dans ma vie… Mais ça ne veut pas dire que je suis pessimiste, ça veut dire que je suis vigilant, que je suis inquiet. Et je sais que, même si les forces régressives gagnent du terrain, nous devons maintenir des petits îlots de fraternité, de pensée libre, de pensée critique, et que ces îlots de résistance, comme il y a eu d’autres formes de résistance avant, vont aider les futures générations à redémarrer.
Vous avez toujours eu un adage : "Attends-toi à l’inattendu". Est-ce toujours valable ?
Ça a toujours été une maxime, parce que ça a été l’expérience de ma vie et je suis sûr que l’inattendu va arriver. J’espère qu’il sera un bon inattendu et pas un mauvais !
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