SCIENCES
Un tiers de la population mondiale ne voit plus la Voie lactée
Par Camille Gévaudan —
La revue «Science» vient de publier le tout nouvel «Atlas mondial de la clarté artificielle du ciel nocturne», qui montre que la pollution lumineuse augmente chaque année. La transition de l'éclairage public vers des ampoules LED va aggraver la situation.
Les nuages qui se traînent au-dessus de Paris n’aident pas à la contemplation des astres. Mais même s’il faisait beau en cette mi-juin, on n’y verrait rien. Outre la Lune et les planètes – Mars, Jupiter et Saturne –, peut-on encore déceler plus de cinq ou six étoiles à l’œil nu depuis la capitale ? Le ciel nocturne est vide et jaune, baigné de pollution lumineuse émise par l’éclairage public, les vitrines, les bureaux restés allumés et autres panneaux publicitaires. Le phénomène prend de l’ampleur, au point que 80 % de la population mondiale vit désormais sous un ciel artificiellement lumineux. Aux Etats-Unis et en Europe, le taux monte à 99 %.
La revue Science vient de publier le tout nouvel Atlas mondial de la clarté artificielle du ciel nocturne, signé par une équipe italo-germano-israélo-américaine, qui suit la qualité du ciel depuis 2001. Les chercheurs s’appuient sur les plus récentes images satellites en haute définition et sur des mesures de clarté du ciel à différents endroits du monde, avant de compiler les résultats dans un logiciel de leur cru qui calcule la propagation de la pollution lumineuse.
Le ciel nocturne en Europe.
Sur chacune des cartes à l’échelle d’un continent, la légende est la même :
- Les zones sombres ont un ciel d’un noir absolu, clair comme de l’eau de roche ;
- En bleu, le ciel commence à s’éclaircir vers l’horizon ;
- En vert, la pollution lumineuse monte jusqu’au zénith et le ciel est 8 à 50 % plus lumineux que dans son état naturel ;
- En jaune, le ciel naturel est «perdu» avec 50 % à 400 % de luminosité supplémentaire. Au seuil supérieur, on n’arrive plus à distinguer la grande traînée laiteuse de la Voie lactée : 35,9 % de la population mondiale est concernée ;
- En rouge, c’est pire. Les étoiles qui peuplent le ciel disparaissent. La luminosité devient si forte qu’à la limite supérieure, l’œil humain passe en mode diurne et voit avec ses cônes au lieu des bâtonnets ;
- En blanc, l’œil humain est en mode diurne. Il n’a même plus besoin de lancer son processus d’adaptation à l’obscurité, tant l’environnement est lumineux.
L’Amérique du Nord et l’Asie
Vision photopique et scotopique
La pollution lumineuse s’est intensifiée depuis un demi-siècle, avec une augmentation moyenne de 6 % chaque année en Europe et en Amérique du Nord. Et ce n’est pas près de s’arranger. L’installation progressive d’ampoules LED dans l’éclairage public des villes est aussi bénéfique pour leur facture d’électricité que néfaste à l’environnement nocturne.«En postulant que le flux photopique s’échappant vers le ciel restera égal, une LED blanche de 4 000 kelvins est environ 2,5 fois plus polluante dans la bande scotopique du spectre que l’éclairage au sodium.»
Pour comprendre cette analyse publiée dans Science, il faut se souvenir que l’œil humain a deux modes de fonctionnement. De jour, il voit en couleurs avec ses photorécepteurs appelés cônes – c’est la vision photopique. Et quand il y a peu de lumière, il utilise plutôt ses bâtonnetsqui ne permettent qu’une vision en nuances de gris, la vision scotopique. Si les ampoules LED nous permettent donc de voir aussi bien notre chemin que les vieilles lampes au sodium, elles nous gêneront bien davantage quand nous voudrons adapter nos yeux à l’obscurité pour, par exemple, observer les étoiles.
Pollution lumineuse en Europe. A gauche, la situation en 2016. A droite, prédiction dans quelques années, après la transition aux ampoules LED.
A Singapour, au Koweït et au Qatar, vision diurne 24 h/24
«La pollution lumineuse est l’une des formes les plus envahissantes d’altération environnementale, estime l’étude. Durant la nuit, elle est facilement observable à des centaines de kilomètres de sa source dans des paysages qui semblent, de jour, préservés de toute présence humaine, même dans des espaces protégés comme les parcs nationaux (les dômes lumineux de Las Vegas et Los Angeles sont par exemple visibles dans le Parc national de la vallée de la Mort en Californie).» Les chercheurs déplorent que le sujet soit encore souvent ignoré de la communauté scientifique, alors que de nombreux domaines sont touchés, de l’astronomie à l’écologie. Trompés par une lumière forte et blanche en pleine nuit, de nombreux oiseaux ont par exemple du mal à compter le temps qui passe et migrent à la mauvaise saison. Les chauves-souris sont tout autant déstabilisées, sans parler des écosystèmes sous-marins et de la santé humaine (cycles de sommeil perturbés, baisse de production de mélatonine, risques accrus de cancer…).
Si l’on regarde le pourcentage de population concernée et non le territoire, les pays les plus pollués du monde sont Singapour, le Koweït et le Qatar, où près de 100 % des habitants sont en zone blanche (vision diurne vingt-quatre heures sur vingt-quatre). En Europe, la Grèce, l’Espagne et l’Islande ne s’en sortent pas très bien. A l’inverse, les paradis du ciel nocturne s’appellent Tchad, République centrafricaine, Madagascar… et la majorité des autres pays africains.
La pollution lumineuse dans les pays du G20, en pourcentage de la population touchée.
Mesurer la qualité du ciel
Pour mesurer la qualité du ciel, le principe est simple : il suffit de recenser quelques étoiles visibles à l’œil nu. Chaque étoile du ciel a une caractéristique que l’on appelle magnitude apparente – c’est sa luminosité vue depuis la Terre. Plus elle est basse, plus l’étoile est brillante. Arcturus, que l’on voit encore à Paris, a une magnitude apparente de -0,04, tandis que la petite étoile bleue d’Albiréo culmine à 5,1. L’œil humain atteint la limite de ses capacités autour d’une magnitude de 6 ou 7… mais seulement quand le ciel est pur comme du cristal. En centre-ville, on tourne plutôt vers 4.
L’échelle de Bortle permet d’évaluer la qualité du ciel noir à l’œil nu. Tableau fourni pour l’enquête «Insectes et ciel étoilé» en 2014.
Et voilà comment, avec une liste d’étoiles sous la main accompagnées de leur magnitude théorique, on peut les chercher dans le ciel, les trouver… ou non, et estimer ainsi sa pureté. L’équipe italienne de l’atlas de la pollution lumineuse a procédé de la même façon mais en s’appuyant sur des appareils photo à capteur CCD, ainsi qu’un appareil nommé Sky Quality Meter.
Camille Gévaudan