Députés collaborateurs.
- Par Thierry LEDRU
- Le 02/06/2018
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Dans les couloirs du pouvoir, les lobbyistes tentent d’influer sur les lois : infiltration, petits cadeaux et amendements clés en main, toutes les méthodes sont bonnes pour parvenir à leurs fins.
Là, les choses sont claires.
Delphine Batho, la députée à l'origine de l'amendement interdisant le glyphosate dans le projet de loi Agriculture et alimentation, a déclaré le 22 mai dernier avoir découvert que son texte avait été "siphonné" par des lobbies.
Elle raconte avoir mis son amendement dans la base de l’Assemblée nationale depuis son domicile, puis l’avoir modifié plusieurs heures après, quelques jours avant qu’il ne soit rendu public. À ce stade, seuls les députés rédacteurs, le rapporteur du texte et les services de l’Assemblée y ont accès. Les autres députés eux-mêmes ne peuvent le consulter.
Lobbies : une complicité au cœur de l’Assemblée ?
Delphine Batho est alors contactée par un lanceur d’alerte : il lui transmet une preuve que la première version de son texte – non modifié – figure dans un document interne de l’UIPP, l’Union des industries pour la protection des plantes. Pour elle, c’est le signe indiscutable que son amendement a été "siphonné" par un lobby, transmis au groupe d’industriels – qui compte notamment dans ses membres BASF, Bayer ou Monsanto. "Comme si les lobbyistes", dit la députée, "avaient un système d’alerte interne ou une complicité au cœur de l’Assemblée".
Le 23 octobre 2017, Nicolas Hulot s’était ému de la "pression terrible"exercée par les lobbies. Le ministre de la Transition écologique avait lâché sur le plateau de C à vous sur France 5 ces phrases sans équivoque : "Il y a un moment, il faut qu’on arrête d’être naïfs. Ces firmes - et je vais parler avec prudence parce que croyez-moi, on se sent tous menacés par ces firmes-là - ont des moyens de pression que l’on subit les uns et les autres. Il faut quand même le savoir, et faire en sorte que le lobbying de ces entreprises ne court-circuite pas la démocratie. Ces firmes ne sont puissantes que parce qu’on est faibles."
Delphine Batho a beau s’indigner en plein hémicycle, personne ne s’en émeut vraiment. Le président de l’Assemblée, François de Rugy, lance une enquête interne, qui ne donne rien.
Représentants d’intérêts : pour sécuriser le processus de dépôt des amendements par les députés nous allons prendre de nouvelles mesures. #RTLMatin
L’enquête interne menée suite au signalement de Delphine Batho n’a pas permis de déterminer la source de la fuite de l’amendement qu’elle avait déposé. Cet exemple est rarissime.#RTLMatin
Du côté des lobbies soupçonnés d’avoir récupéré cet amendement, on nie. "Nous récupérons les amendements, en effet", dit Delphine Guey. La responsable communication de l’UIPP explique qu’effectivement ils se procurent des amendements, mais seulement au moment où ils sont rendus publics sur le site de l’Assemblée. "Comme toutes les parties prenantes, bien souvent on s’appuie sur des cabinets extérieurs dont le métier est justement de faire de la veille réglementaire. Le cabinet nous a informés de la mise en ligne des amendements, et à partir de là nous avons fait notre travail d’analyse, comme toutes les parties prenantes et nous n’avons jamais, à aucune occasion, pu avoir accès au fameux amendement que Delphine Batho met en avant."
Les attachés parlementaires courtisés
Alors circulez, il n’y rien à voir ? La fuite a pourtant bel et bien eu lieu.
Les députés et le personnel de l’Assemblée ont accès aux textes en cours d’élaboration, tous les ministères concernés par l’amendement aussi. En l’occurrence ils sont onze, dont des poids lourds : Agriculture, Santé et Écologie. Ça commence à faire du monde. François de Rugy omet de le dire, peut-être est-il difficile de se mettre en porte-à-faux avec ceux qui ont concouru à son accession au perchoir.
Alors qui ? Qui peut concrètement accéder aux textes, hormis les députés, les fonctionnaires de l’Assemblée et le personnel des ministères ? Il y a encore les attachés parlementaires. Ils sont rarement dans la lumière, et pourtant au cœur de la fabrique de la loi. C’est donc une catégorie extrêmement sollicitée, courtisée même, par les lobbyistes. Même après avoir quitté leurs postes, ils sont très recherchés par les divers cabinets de conseil. L’ex-députée écologiste Isabelle Attard a été frappée de voir à quel point son attachée parlementaire a été demandée après la fin du mandat.
Je ne sais même pas comment ils ont su qu’elle n’était plus attachée parlementaire, mais ça n’a pas traîné. Et j’étais d’autant plus étonnée qu’elle était en poste en région et non pas à Paris.
Isabelle Attard, ex-députée écologiste
Les approches sont parfois très directes. Un lobbyiste qui veut garder l’anonymat confie qu’il y a plusieurs années, il a été contacté par un de ses clients, un important fabricant de cigarettes. "Le PDG m’a demandé de lui trouver un assistant parlementaire, qu’il pourrait employer à mi-temps - à l’époque c’était juridiquement possible. Sa mission aurait été de transmettre à l’entreprise les comptes-rendus des commissions parlementaires. J’ai refusé. J’ai perdu le client."
Dans les ministères et à l‘Assemblée, il y a aussi les "petites mains". Les assistants, les secrétaires, qui manipulent papiers et dossiers. Il peut être tentant d’essayer de se procurer des documents grâce à eux. C’est en tout cas le soupçon qu’ont eu un jour les services de Marisol Touraine, alors ministre de la Santé. C’était au moment du vote du projet de loi sur le paquet de cigarettes neutre. Une secrétaire a été trouvée en train de fouiller dans des dossiers où elle n’avait strictement rien à faire… faute de preuve, elle a été par prudence déplacée dans un autre service, moins sensible.
Thierry Coste, "un véritable mercenaire"
Sans aller jusque-là, certains lobbyistes utilisent des méthodes parfois limites et le revendiquent, comme Thierry Coste, le patron de Stratégie et Lobbying, une entreprise qui annonce clairement la couleur.
L’homme, qui a désormais l’oreille du président de la République sur les sujets de la chasse et de la ruralité, ne cache pas qu’il travaille aussi dans le domaine des armes (pour la "NRA française" dit-il) et encore pour certains pays pas très démocratiques d’Afrique ou du Moyen Orient. Et il assume. "Mon métier, c’est de plaider pour l’intérêt de mes clients et faire en sorte qu’ils aient raison auprès des pouvoirs politiques, auprès des médias. Je ne dis pas qu’ils ont raison, mais ils me payent pour expliquer, pour bien défendre leur cause. Donc mon métier c’est d’abord de faire beaucoup d’investigation, de renseignement : j’infiltre les groupes de pression opposés, les syndicats, tout ce qui peut nuire aux intérêts de mes clients. Ensuite je dois convaincre les ministres, les conseillers des ministres, les parlementaires."
"Et puis utiliser les bons arguments au bon moment", affirme Thierry Coste."Une bonne discussion, une bonne polémique, un bon rapport de force, j’utilise tout. Le juridique, la communication, la négociation très cool et très sympa, peu importe. J’assume complètement le fait d’être un véritable mercenaire. J’ai un code d’honneur qui est de respecter les lois et les règlements, de ne jamais pratiquer la corruption, et de ne jamais pratiquer les polémiques sur les affaires de sexe et d’argent. Pour tout le reste, je suis sans foi ni loi."
Seul le résultat compte pour moi : je respecte la loi, point. Pour le reste je n'ai aucun état d’âme.
Thierry Coste, patron de Stratégie et Lobbying
Éléments de langage pour les parlementaires
Il y a mille manières d’agir pour les lobbies, qu’ils soient identifiés – quand ils le revendiquent comme Thierry Coste – ou qu’ils se présentent comme cabinets de conseil ou d’avocats, associations professionnelles, ou cabinets d’"affaires publiques" (nouveau nom politiquement correct des lobbyistes).
Pour faire pression, les groupes d’intérêts utilisent toute une panoplie de moyens. Il y a d’abord les classiques "éléments de langage" fabriqués par les lobbies pour peser sur la décision publique. Au moment du vote sur les néonicotinoïdes, Dow Chemical, la grande firme américaine de chimie, fait passer à un cabinet de lobbying un mail pour défendre le sulfoxaflor – un pesticide tueur d’abeilles - avec un argumentaire clé en mains. Argumentaire signé… UIPP. Et Dow Chemical demande clairement au cabinet de sensibiliser "ses" députés. Extrait : "La définition proposée par les amendements ne correspond aucunement au consensus scientifique actuel. Les amendements proviennent de différents groupes politiques et le risque qu’ils soient adoptés est donc très important. C’est pourquoi je vous serais très reconnaissant de mobiliser vos contacts et de sensibiliser vos députés pour faire en sorte que ces amendements ne soient pas adoptés. Vous trouverez en pièce jointe l’argumentaire détaillé concernant ces amendements, préparé par l’UIPP".
Réponse de l’UIPP à travers sa porte-parole Delphine Guey : "Notre travail consiste à voir à travers les propositions et projets de loi quel seraient les impacts de telle ou telle rédaction. De là à rédiger des amendements… Ça peut arriver, c’est-à-dire que parfois on nous demande des propositions, quand on est auditionnés par exemple par le ministère de l’Agriculture, mais on ne rédige pas en tant que tel l’amendement, non."
Et pourtant, il y a des coïncidences plus que troublantes. Dans le projet de loi sur l’alimentation par exemple, une soixantaine de députés (LREM, UDI, LR et Modem) ont déposé strictement le même amendement en faveur de l’épandage de pesticides par des drones sur des vignobles en pente. Le même amendement… à la virgule près.
Cadeaux et déjeuners prestigieux
Sur un plan moins technique et plus relationnel, il y a les veilles recettes pour convaincre les élus, qui fonctionnent toujours. Les petits cadeaux par exemple. Le député LREM Richard Ramos raconte avoir reçu une bonne bouteille de la part d’un des plus gros cabinets de lobbying parisiens. Un petit cadeau tout à fait "déontologique" puisqu’il rentre dans les recommandations de l’institution : ne pas accepter de cadeau d’une valeur de plus de 150 euros. Mais le député veut renvoyer la bouteille, et demande à l’accueil de l’Assemblée de le faire. La jeune femme, effarée, lui répond que le cabinet a fait livrer en tout des centaines de bouteilles !
Il y a aussi les formules éprouvées : on invite à déjeuner ou à dîner dans des établissements luxueux, on convie à des évènements ou des concerts prestigieux. Là encore, les exemples sont nombreux. Les grands cigarettiers (British American Tobacco, Japan Tobacco) sont notamment friands des loges VIP au Stade de France où ils invitent politiques ou journalistes… Marisol Touraine alors ministre de la Santé - fervente mélomane - raconte ainsi un fabuleux concert à Royaumont avec affiche prestigieuse et buffet gastronomique, qu’elle a décliné, quand elle a vu que l’invitation émanait de Japan Tobacco.
Des colloques de lobbies au sein même de l'Assemblée nationale
Au-delà de la "stratégie du cocktail", une très bonne façon de se faire bien voir des élus, c’est… de les mettre eux-mêmes en valeur. Quoi de mieux qu’organiser un colloque clé en main sur une thématique forte ou d’actualité – de préférence au sein même de l’Assemblée - et d'en confier la présidence à l’élu, qui peut donc ensuite se poser en spécialiste de la question auprès de ses pairs. Colloques financés par les entreprises qui y participent.
Parmi eux on relève Esprit de défense, effort de défense, organisé par l’association des villes marraines des forces armées, où sont intervenus le Groupement des industries de construction et activités navales et Safran Helicopters Engines. Autre exemple, Quelles conditions techniques et économiques pour une transition énergétique réussie ?, qui rassemble des grands noms du nucléaire, comme EDF et Framatome. Pas un seul groupe d’intérêt représentant des énergies renouvelables ! Ce concept de colloque tout prêt a été inventé il y a plus de 20 ans par Hervé Maurey et sa société de lobbying… Hervé Maurey devenu depuis sénateur.
La force de l'entre-soi
La grande force du lobbying "à la française", c’est l’entre-soi. Il y a déjà un entre-soi de caste : on sort souvent du même milieu, des mêmes grandes écoles. Il y a ensuite l’entre-soi des portes tournantes entre le privé et le public, entre les cabinets de lobbying et les cabinets d’élus. Le Premier ministre en est un exemple : il était directeur des "affaires publiques" chez Areva entre 2007 et 2010. Et à cet égard, le CV des collaborateurs ministériels est aussi édifiant : sur 298 collaborateurs, 43 ont travaillé à un moment de leur carrière dans le lobbying. La palme revient au ministère du Travail, où sur neuf personnes, quatre ont travaillé dans le lobbying et deux dans les "relations sociales" pour le Medef.
Qu’en est-il de la question du contrôle, de la moralisation de la vie publique, de la transparence ? C’est l’enfant pauvre du système. La loi Sapin 2 a posé quelques bases – minimalistes, selon Eric Alt, le magistrat et vice-président de l’association anticorruption Anticor – avec la création l’an dernier d’un registre officiel où les lobbyistes doivent se déclarer. Aujourd’hui 1 500 groupes d’intérêt y sont recensés, mais les déclarations ne se font pas en temps réel et n’ont lieu que tous les six mois. Elles ne permettent pas de connaître les personnes avec lesquelles les représentants d’intérêt sont entrés en contact.
Pour Éric Alt, "ni la loi Sapin, ni la Haute autorité pour la transparence de la vie publique - ne sont allées assez loin. Tant qu’on accepte des espaces d’opacité la démocratie n’est pas tout à fait atteinte. C’est une question d’éthique, de culture, d’esprit critique. C’est peut être trop demander aux parlementaires. C’est comme s’il y avait une confusion entre un intérêt public et privé. Alors le pénal peut traiter les situations graves : prise illégale d’intérêt, trafic d’influence, mais on ne peut réguler une société uniquement par le pénal. C’est une culture à faire évoluer ou à retrouver, car c’est l’éthique de la haute fonction publique française qui peu à peu se délite avec ces pratiques. Il faut aussi que le citoyen exerce une vigilance sur le pouvoir".
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