"Dites-leur"

Les temps sont sombres pour les auteurs et créateurs : rémunération, droits d’auteurs, protection sociale, tout concours à la fragilisation de la profession. Le combat est âpre, d’autant qu’il se double souvent d’un mépris affiché pour certains, en particulier pour les « auteurs jeunesse ». Antoine Dôle fait état des « petites cases » dans laquelle la profession est souvent cantonnée, entre dédain violent et désinvolture. Pour poursuivre, malgré tout et tous, une œuvre en devenir. Pour les lecteurs, et pour soi-même.
 

  Photo : Page Facebook d'Antoine Dole 



Le mépris des uns... 

 
Je suis dans le bureau d'une éditrice de littérature générale. Elle me parle de mon roman qu'elle souhaite publier. Elle me parle comme si je n'avais pas de notion du travail éditorial : « On va faire comme ceci et comme cela, vous verrez je vous guiderai ». Je lui rappelle en souriant que je connais un peu, que j'ai publié 8 romans jeunesse avant de la rencontrer. Elle se raidit sur sa chaise : « Ah oui mais non, ça ça n'existe pas pour nous. D'ailleurs sur votre livre on mettra un bandeau Premier Roman. Considérez que vous n'avez pas de lecteurs. ». 
 
J'arrive à 600km de chez moi, pour un salon du livre. J'ai pris le train avec une vingtaine d'auteurs. Nous arrivons à la gare. Nous rejoignons les organisateurs dans le hall. Plusieurs auteurs de littérature générale sont invités à les suivre vers de belles voitures stationnées sur la place, puis aux auteurs jeunesse on dit : « Il y a un bar dans la gare, si vous voulez attendre. Il n'y a pas assez de voitures pour emmener tout le monde ». On accédera à nos chambres une bonne heure plus tard, véhiculés dans un mini bus, dans un autre hôtel à part, en périphérie de la ville. 
 
J'interviens dans une classe, dans le cadre d'un Festival. Il y a de nombreux auteurs invités : littérature générale, littérature jeunesse, bandes dessinées. La professeure me présente à sa trentaine d'élèves : « Aujourd'hui vous rencontrez Monsieur Dole, auteur jeunesse, mais si vous voulez rencontrer de vrais auteurs, vous pouvez les retrouver sur le salon tout le week-end ». 
 
Je participe à un gros salon du livre. Un type parcourt un de mes romans et s'étonne : « C'est bien écrit pour un roman jeunesse ! ». Je soupire en racontant cela à une amie autrice de littérature générale qui me propose de déjeuner ensemble. À notre arrivée, l'accueil auteurs nous a remis une enveloppe à chacun avec nos tickets repas. Nous allons dans un restaurant de la liste que mon amie a parcourue. Le restaurant ne veut pas m'accueillir : mes tickets repas (auteur jeunesse) ne me donnent pas accès aux mêmes établissements que ma pote (auteur littérature générale). Notre hôtel n'est pas le même non plus. Notre rémunération non plus d'ailleurs (le % en édition jeunesse est plus faible, pour le même travail).
 
Un journaliste publie la liste des 20 auteurs qui ont vendu le plus de livres en France en 2018, avec les chiffres, et les félicite chaudement. J'ai vendu plus de livres que certains. Je m'étonne alors que mon nom ne figure pas dans son classement. Il me répond : « Ah oui mais vous vous publiez en jeunesse, on ne prend pas ces chiffres en compte ». Pourquoi ? Pas de réponse. 
 
Je sors d'un festival à Nancy, après 9h de dédicaces ininterrompues. Je me retrouve dans le train avec d'autres auteurs. J'en reconnais certains, que j'ai vus à la télévision. Une dame notamment, passée à La Grande Librairie pour parler de ses romans. Deux personnes arrivent en courant dans le train, tout le monde se retourne sur elles. Une mère et sa fille, elles s'avancent vers moi, elles m'ont loupé au festival et espèrent une dédicace avant le départ du train. Les auteurs présents éclatent de rire en voyant l'enthousiasme de ces deux lectrices à me rencontrer, la dame connue me regarde et en parlant très fort pour que tout le monde l'entende : « ça alors, voilà un auteur connu que personne ne connaît ! ». Tous se mettent à rire, je suis tétanisé.
 
Je croise une amie autrice sur un salon. Elle me félicite pour le succès que rencontre ma série. Puis son visage devient un peu grave quand elle me dit « ça doit être chaud de ne pas être reconnu par la profession, non ? ». Je lui demande pourquoi elle dit cela, elle précise : « Bah, beaucoup de professionnels ne s'intéressent même pas à tes bouquins... Ils disent que c'est de la merde alors qu'ils ne les ont pas lus. C'est en jeunesse, quoi. T'as jamais pensé à faire une bd adulte ? ». 
 
Je termine un salon. Une voiture m'attend à l'accueil pour me ramener à la gare. Je partage la voiture avec trois autres auteurs. Nous faisons les présentations en attendant le chauffeur. L'une explique qu'elle fait de la fantasy, une autre de l'essai politique. À mon tour, j'explique : « Moi j'écris de la littérature jeunesse ». La quatrième autrice pianote sur son téléphone comme si nous n'étions pas là. Je lui demande ce qu'elle écrit, elle me dit « De la littérature » sans décoller les yeux de son écran. Je lui demande « quel genre ? », elle me répond « De la vraie ». Elle ne nous adresse plus la parole pendant tout le trajet. 
 

 

... L'amour des autres

 
Je suis à la maison. Je reçois un mail. Un parent qui m'écrit. Une mère, avec mille précautions, qui s'excuse de me contacter mais explique qu'elle devait le faire. Pour me dire que sa fille lit. Sa fille qui n'a jamais voulu ouvrir un livre avant. Elle écrit : « Ma fille lit grâce à vous. Je voulais que vous le sachiez ». Le MERCI à la fin de son message est écrit en grosses lettres. 
 
J'interviens dans un collège, à Bordeaux. Après la rencontre, une ado traîne au fond de la classe. Elle met du temps à rassembler ses affaires, laisse les autres sortir de la salle. Elle se rapproche de moi, timide, n'ose pas lever les yeux : « Je voulais vous dire, Monsieur, votre livre... Votre livre il m'a sauvé la vie ». Quand elle quitte la salle, je me retrouve seul et je pleure sur un coin de table. C'est la chose la plus importante qu'on m'ait jamais dite. 
 
Je suis devant une quarantaine de libraires, pour parler de la sortie d'un livre. Après avoir répondu à leurs questions, mon éditrice a organisé une surprise. Un trophée, avec une plaque gravée. Dessus il est écrit « 1.000.000 exemplaires ». Toute la salle applaudit. Je me dis que j'ai peut-être accompli quelque chose. 
 
Un matin, je reçois une photo. Un libraire passionné et passionnant a fait tatouer le titre de mon second roman sur son bras. C'est de la chair et de l'encre. Pour toujours.

Je suis sur un salon. La libraire qui s'occupe du stand s'approche de moi en souriant. Elle me dit que c'est elle qui voulait ma venue. Elle me parle pendant un long moment de ce que mon premier roman a provoqué dans sa vie. Son envie de devenir libraire jeunesse et de guider de jeunes lecteurs vers des textes qui bousculent. Elle ne sait pas comme j'avais besoin d'entendre ça. 
 
Je croise ce journaliste d'un grand quotidien national. Aussi loin que je me souvienne, il a toujours parlé de mes livres dans son journal. Il a bataillé plus d'une fois pour que ces lignes existent. Pour que j'existe. Parce que la littérature jeunesse a peu de place. Chaque fois que l'envie d'abandonner me prend je repense a ce qu'il m'a dit il y a des années à la sortie de mon second roman : «N'arrête jamais d'écrire ». A chaque fois qu'il me voit il me demande quand sortira le prochain. Et à chaque fois que le prochain sort, il me redit l'importance que ça a, écrire à travers tout le reste et pour des gens qui y croient plus que nous, parfois. 
 
J'ouvre ma boîte aux lettres, la maison d'édition m'a fait suivre une lettre. Je n'écris plus depuis des semaines. Quand j'ouvre, l'écriture que je découvre est maladroite mais les mots écrits au feutre orange sont puissants. Un enfant de sept ans me dit qu'il est mon plus grand fan et qu'il attend mon prochain livre, que je dois me mettre au travail. J'allume mon ordinateur, il ne faut pas le faire attendre. 
 
Je dîne avec mon éditeur. Je suis noyé dans les doutes. Je lui parle de mon projet de roman. Il dit qu'il sera là. Si j'ai besoin, si je veux lui faire lire quelque chose, même juste pour me rassurer. Et je sais que ce n'est pas juste une mondanité. J'ai quelques-uns de ces trésors dans ma vie : des gens qui sont là, près de moi, pour que j'apprenne à briller même dans le noir. 
 
J'ai une invitation. On m'invite à venir parler de mes livres en Nouvelle Calédonie. On me dit que là-bas, à l'autre bout du monde, des enfants se sont mis à lire grâce à ma série. Des enfants qui plus tard sauront qu'ils sont capables de grandes choses, grâce à tous les héros et héroïnes de livres qu'ils auront accueillis dans leur tête et qui les inspireront. 
 
Alors dans le mépris, des lumières s'allument. Des sourires. Des cœurs s'ouvrent en grand. Quand j'ouvre une de ces lettres de lecteurs, quand je vois des journalistes porter nos mots aux côtés de ceux des autres, quand je rentre dans ces bibliothèques chaleureuses qui partagent nos univers, chaque fois qu'un éditeur monte au créneau pour défendre cette littérature exigeante que peut être la littérature jeunesse, chaque fois que je repars d'un salon du livre qui m'a baigné d'amour, ou qu'une librairie m'accueille parce que mes livres y ont trouvé leur place.
 
Chaque mot compte et peut faire la différence. Chacun de vos sourires, chaque dessin. Chaque message.

Chaque fois, chaque jour, chaque instant. 

Vraiment, croyez-moi. Dites à vos auteurs jeunesse que vous les aimez. 

Dites-leur ce que leurs livres ont provoqué dans votre vie. 

Prenez votre clavier, là, maintenant. Et écrivez à l'un d'eux. 

Dites-leur. 
Dites-leur. 
Dites-leur. 

Parce que ce monde ne cesse de leur expliquer, en long en large et en travers qu'ils ne sont pas grand-chose. 
Perdu dans le mépris des uns, il leur restera toujours quelque chose de l'amour des autres pour les éclairer doucement.

 

Antoine Dole

 
 
(PS : Je précise : il y a beaucoup de gens formidables, en littérature jeunesse comme en littérature générale. Des auteurs ouverts j'en ai rencontré plein, des éditeurs attentifs, des journalistes curieux, des salons et festivals respectueux et soucieux de ne pas faire de distinction. Je ne généralise pas. Je partage ces anecdotes, des moments parmi d'autres, sur le mépris et sur l'amour qui composent mon métier. Il y a bien évidemment plein de sensibilités différentes et d'autres expériences).  


 

Commentaires

prune, le 01/06/2019 à 08:05:09 Répondre

malheureusement je ne suis pas vraiment étonnée par votre récit il y a le même mépris pour ce qui est de la transmission par exemple du théâtre ... ou des spectacles pour enfants ( je suis comédienne j'ai beaucoup joué pour les enfants et je transmets le théâtre à des adultes et des enfants ... c'est donc du vécu ) Ça semble étrange pourtant et je me suis toujours dit qu'il aurait fallu que ces gens tentent cette écriture où cette démarche pédagogique pour avoir voix au chapitre ...Au vu de l'exigence que peuvent avoir les enfants et au fait que ce soit si difficile de les nourrir et de les contenter. Sans oublier que nous nous adressons alors aux générations à venir encore capable de changer ce monde et de le faire évoluer vers plus d'humanité... quelle responsabilité : continuez à écrire pour les enfants,pour les adultes et moi je vais commencer à vous lire ça m'a donné envie

Karine, le 01/06/2019 à 12:19:32 Répondre

Je suis moi-même une écrivaine en devenir (mon premier roman sortira à la fin du mois) et déjà je peux affirmer que je ne comprends que trop bien ce que vous décrivez.



Des lettres de refus d'éditeurs, par exemple, qui commencent leur courrier par "Monsieur" alors que je suis une femme. Il y a aussi les "Madame, Monsieur", comme ça, on utilise une seule et même lettre pour tout le monde, tellement plus simple! Ça n'est pourtant pas grand chose comparé à ce que vous témoignez, mais il faut admettre que ça vous laisse perplexe, c'est le cas de le dire.



Merci pour ce témoignage touchant.

Nathy, le 01/06/2019 à 12:34:53 Répondre

Hélas, les auteurs de l'imaginaire rencontrent eux aussi ce mépris, nous ne sommes pas de vrais auteurs et j'en passe et de temps en temps on reçoit le message d'un lecteur ou d'une lectrice qui nous remonte le moral.

NinaChan, le 01/06/2019 à 12:45:32 Répondre

Waouh, quelle prise de risque ! Quel courage, Monsieur Dole ! Sur le fond de ce qui est dit, personne ne trouvera rien à redire. Ce désaveu de la littérature jeunesse par la "vraie" littérature ne date pas d'aujourd'hui et gagne toujours à être dénoncé. En revanche, quant au porteur du message... Connaissant bien l'homme (ou le personnage, on ne sait plus), on se dit quand même que la littérature jeunesse mériterait ambassadeur plus convainquant. À se demander dans le fond à quoi sert vraiment cette tribune : dénoncer dans le mélo un scandale réel bien que déjà connu, ou de faire une pub demi-habile à son auteur ? En somme, pas dupe, on referme surtout l'ordinateur en se disant : "Oh, le pauvre petit chat malade au million d'exemplaires vendus..."

Sardine, le 01/06/2019 à 13:10:17 Répondre

Nous aussi on vous adore ! on aime votre travail, bon bien sûr on est spécialisés Jeunesse, alors on fait partie de ceux qui ont gagné leur journée ( leur vie ??) quand un enfant se met à lire... A tous les grincheux et surtout les irrespectueux, rappelez-leur que la littérature jeunesse ( et la BD en tête !) tire le marché du livre !!! Pour info... smile smile smile Et sinon, on eur envoi Ajax et sa dose de mignonitude... winkBonne continuation ! car oui, il faut continuer...La vie de libraire aussi est compliquée, mais on est passionnés, n'est-ce pas? Sandrine. La librairie Mots et Merveilles, à Saint-Omer, où vous êtes le Bienvenu.

 

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