Intermittents du spectacle...
- Par Thierry LEDRU
- Le 21/12/2011
- 2 commentaires
C'est l'impression que j'en ai quand je regarde la façon dont se déroule l'existence.Je suis un intermittent du spectacle.
Des rôles à tenir quasiment en permanence et puis, parfois, des périodes de paix intérieure.
Mari, père, instituteur, montagnard, "écrivain...,", endetté pour une maison qui appartient encore à la banque...Mes enfants hériteront de murs que j'aurai payés trois fois au regard des intérêts versés. Totalement absurde. Il aurait mieux valu que j'achète cinq vélos et qu'on parte sur les routes du monde. Un regret...
Spectateur du monde aussi et là, c'est une scène dont j'aimerais parfois ne plus entrevoir la moindre noirceur. 500 milliards alloués aux banques européennes aujourd'hui...Du dégoût.
Comment se libérer de cette pression constante de ces rôles et de ce spectacle alors qu'il s'agit pourtant de "choix" personnels ?
Je sais que la réalité de ces "choix" est particulièrement illusoire. Il me reste à les assumer au mieux. Ils m'apportent de réels bonheurs en alternance avec les difficultés qui s'y greffent.
Pour ce qui est du spectacle du monde, il me reste à décider de ma participation, de ma situation passive de voyeur ou de mon retrait.
Le problème vient du fait que mes rôles m'enchaînent. Les choses qu'on croit posséder finissent par nous posséder. Les choix qu'on croit avoir pris sont des décisions imposées.
J'oeuvre par conséquent à user de cette vie faussée en ajustant mes actes à ces fameux choix. J'ai vu passer dans mes classes plus de mille enfants. Je leur ai donné beaucoup d'énergie. Je ne sais pas ce qu'il en restera et il est inutile que je m'en inquiète. Sur le moment, j'ai fait ce que je jugeais bon et utile. J'ai au moins cette satisfaction-là.
J'aime autant que je le peux les gens que j'aime. J'accompagne au mieux nos trois enfants. Je vis auprès de ma princesse avec le même bonheur qu'au premier jour. Ces rôles-là sont les plus beaux de mon existence.
J'écris parce que c'est le moyen le plus efficace dont je dispose pour prendre le recul nécessaire à l'observation de ces rôles. Ceux que j'ai tenus, ceux d'aujourd'hui et si possible en prévision des rôles futurs en espérant que je n'y succomberai pas avec le même aveuglement.
Il s'agit d'identifier les maîtres du spectacle. Les metteurs en scène sont multiples mais pas tous connus. Il est de leur intérêt de ne pas se montrer au grand jour. Il est préférable de laisser les intermittents du spectacle jouir de la chance qu'ils pensent détenir en ayant été "choisis" pour tenir un rôle. C'est gratifiant d'avoir un rôle, c'est ce qu'on apprend depuis l'école maternelle.
Esclavage moderne auquel voudraient participer tous les peuples opprimés, déshérités, affamés, maltraités. L'image d'un progrès salvateur et d'une vie épanouie, protégée, assurée.
Je ne meurs pas de faim, je peux me faire soigner, j'ai un abri solide, je ne suis pas en danger de mort.
Beaucoup ne disposent même pas de ça. Comment pourrait-on les juger ? Indécence absolue.
Je sais pourtant, au coeur de cette vie protégée, que le bonheur n'est pas encore là. Après avoir observé le spectacle, ce dégoût qui me monte à l'âme, que dois-je en faire ?
M'investir pour tenter d'en changer le processus ? Me retirer en abandonnant la masse ? Quelle est cette prétention qui me laisse à penser que j'ai un quelconque pouvoir ? Quelle est cette lâcheté qui me laisse à penser que je ne peux rien faire ? Ou est l'équilibre ? Existe-t-il ?
J'essaie désormais de quitter la scène autant que possible, de sortir de la salle elle-même. Etre spectateur est aussi avilissant que de tenir un rôle. Le même jeu de marionnettes. Le metteur en scène lui-même est la marionnette de ses conditionnements mais il a su en tirer un certain pouvoir. Je lui laisse la place sans aucune hésitation. Le dégoût de ce rôle me protège au moins du dégoût de moi-même.
Je suis manipulé mais je ne manipule personne.
Quoique... Les enfants qui passent dans ma classe reçoivent nécessairement des données qui les préparent à ces rôles. Les "connaissances" qu'ils absorbent avec plus ou moins de facilité les mèneront à faire des "choix"...Mais qui fera ces choix ? Des individus conscients et lucides ou des individus dirigés, conduits, influencés au fil des expériences ?...Liberté...Quelle liberté ?
La seule qui soit réelle consiste à cartographier l'espace qui nous enferme. L'espace social, familial, professionnel, passionnel, historique, économique, intellectuel, médiatique...
L'homme n'agit pas, il est agi. Il faut juste agir pour parvenir à cette conscience-là. Et là encore, il ne s'agira que d'une réaction, pas d'un acte. Mais cette réaction-là a au moins le mérite d'être menée par l'individu lui-même.
Juste la possibilité d'atténuer la sensation de dégoût.
"L'existence précède l'essence" disait-il. J'y ai cru longtemps. Mais la "nausée" a fini par être la plus forte. Le spectacle du monde est redoutablement toxique.
Il arrivera un jour où je ne le regarderai plus. Je chercherai en marchant sur la terre à exister par mon essence. Peut-être serais-je déshumanisé alors et que c'est là que se trouve l'humain. Pour l'instant, je ne sais où il se cache.
Commentaires
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- 1. Thierry Le 22/12/2011
Et oui Pascale, le prix de la lucidité, c'est la tristesse mais elle peut devenir elle-même un piège supplémentaire dans le sens où elle nous plonge dans l'abandon...Difficile de trouver l'équilibre dans cette alternance constante entre cette volonté d'agir et l'aspect dérisoire de notre force individuelle. Il n'en reste pas moins que nous devons tenter au moins non seulement d'être "indignés" mais bien plus encore d'être "engagés". C'est la seule source d'espoir. -
- 2. Pascale Madeleine Le 22/12/2011
Terriblement juste…
Mais le fait que l’on se pose la question, que l’on s’alarme dans ce monde où l’inhumain semble gouverner indique que nous sommes des manipulés conscients. Ce n’est déjà pas si mal. Il y a un prix à payer : la tristesse, voire la colère dans laquelle nous plonge ce constat.
Nous ne changerons pas la nature même de l’humain, mais pour rester vivant et digne de nos éthiques, nous pouvons au moins tenter de se décaler, regarder autrement… Piètre consolation ? Sans doute.
Je ressens chaque jour cette culpabilité, ce sentiment d’être lâche, rattrapée l’instant d’après par un autre sentiment ; quelle prétention oui, de penser que je pourrais changer quoi que ce soit…
Pourtant, je crois qu’il faut continuer à s’indigner, à l’instar de Stephan Eissel, sans pour autant gâcher les moments de bonheurs que nous donne la vie, la nature. Presque retourner à l’état primaire, faisant partie de ce Monde qui nous a donné vie…
Merci pour ces états d’âme partagés Thierry… Une nécessaire apostrophe…
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