JARWAL : l'océan de la Vie

 

Jarwall le gardien du livre

« Cette histoire, les enfants, montre que toute mon expérience est centrée sur moi-même. Je suis celui par lequel tout ce qui vient à moi est reçu, analysé, commenté, rejeté, détesté, adoré. Ce moi qui perçoit est au centre. Tout du moins, c'est l'impression qu'il donne. J’ai compris en ayant perdu provisoirement la mémoire que ce moi est ce qui m'appartient le moins, c’est une entité constituée de multiples fragments, parfois éparpillés au vent des conditions de vie. Lorsque je sais que quelqu'un pense du mal de moi, comme Jackmor par exemple, je suis en quelque sorte relié à cette personne, je me laisse emporter par les pensées générées par cette crise. De la même façon lorsqu'il s'agit de quelqu'un qui m'aime. C'est à partir du moi que j'entre en relation avec le monde. Je vais donc m'appliquer à confirmer l'existence de ce moi en accumulant des fragments à partir desquels je pourrais sculpter l'identification dont ce moi a besoin pour se prolonger. On devine le piège. Quelle est la réalité de ce moi sitôt qu'il prend forme à travers des pièces éparpillées ? Juste un amalgame hétéroclite. C’est cela que j’ai compris. J’essayais d’exister alors que je n’avais aucune idée de l’image initiale.

-Ça me fait penser à un puzzle que je voudrais reconstituer alors que je n’aurais même pas eu l’image finie en modèle, expliqua Nolwen.

-Qu’est-ce que c’est ce puzzle ? demanda Jarwal.

-C’est un jeu de patience, on a des petites pièces avec un morceau d’image et quand on les assemble, ça donne une grande image complète.

-Je comprends, c’est important d’apprendre la patience et effectivement, c’est un très bon exemple pour expliquer la façon dont nous voyons la Vie. On croit que parce que nous avons dans les mains quelques petites images, on a saisi l’ensemble. On essaie de construire quelque chose dont on ne possède même pas la vue générale.

-On dirait un ouvrier qui voudrait construire une maison alors qu’il n’a même pas idée de ce que ça va donner à la fin, ajouta Zack.

-Oui, c’est exactement ça, s’enthousiasma le lutin. Vous voyez, vous comprenez très bien de quoi je parle. L'énergie dispensée pour élaborer cette image est pourtant phénoménale. Je vais accumuler et protéger mes objets, mes relations, mes connaissances, mes passions, mes projets...Tout cela crée un attachement grâce auquel je pense pouvoir donner de la valeur à mon existence. J'appartiens à mes attachements et je m'en glorifie... Il va falloir en plus que je protège mon territoire, toutes mes possessions. Je vais devoir lutter contre ceux qui s'opposent à mes droits. Je chercherai sans doute à intégrer un groupe qui me ressemble et qui pourra me défendre. J’abandonnerai certainement une partie de mes convictions pour être bien vu, bien accueilli et pouvoir bénéficier de la force de ce groupe.

-Ah, oui, on voit ça à l’école. Tous ces enfants qui veulent absolument suivre un chef et faire comme lui ou qui s’habillent comme leurs idoles de télévision. Ça m’énerve ! lança Zack.

-Ils ont peur Zack, tout simplement. C'est inévitable. Beaucoup de gens fonctionnent de cette façon. La peur qu'on me vole mon identification ou qu'on ne la reconnaisse pas, que je sois rejeté ou incompris, que mes choix de vie soient bafoués. J'entre en confrontation avec ceux qui ne me reconnaissent pas ou qui défendent leur image. La colère se nourrit de ma peur. Attachement, aversion, colère, peur, réjouissance, reconnaissance, insatisfaction, désillusion, amour, joie, peine. C’est un chaos immense. Il se peut qu'un jour, pour une raison connue ou pas, je prendrai conscience de ces tourments répétés. Une illumination, un choc, une révélation, quelque chose d'incompréhensible pour la raison mais qui me bouleversera au-delà du connu. J'entrerai peut-être dans une nouvelle dimension, ça sera long évidemment, douloureux sans doute mais je sentirai pourtant que c'est mon chemin.

-C’est ce qui t’est arrivé chez les Kogis ?

-Oui Tom. Mais il y a un autre risque. Si j’attribue cette révélation à moi-même sans comprendre qu’elle vient de la Vie elle-même, j'aurai l'impression d'être supérieur aux autres, d’être plus puissant qu’eux. Je détournerai la révélation pour m’en glorifier.

-Et le moi sera toujours le Maître.

-Tout à fait Nolwen. Alors je chercherai à préserver cette plénitude, à l'accroître même, et dès lors se mettra en place une nouvelle identification. D'autres empilements. Juste d'autres perceptions, d'autres sensations, d'autres pensées, d'autres réflexions narcissiques. Je me prendrai pour un Sage ou un grand Maître. J'aurai juste changé ma façon de regarder les pièces du puzzle éparpillées.

-En ayant été incapable de voir l’image originale.

-Oui Nolwen. Cette quête n'aura été qu'une illusion, une machination du moi qui se sera finalement révélé le plus malin... Il sera toujours le maître des lieux.

-Mais quelle est cette image originale Jarwal ?

-Il faut comprendre avant tout qu’il n’y a rien à chercher. Tout est déjà là mais en le cherchant, je m'en éloigne. Tout le problème vient de ce remplissage inconsidéré de l’existence. On ne voit plus rien quand on a entassé des gravats.
Le Soi, c’est la fusion de ce moi, du je et de la conscience de la Vie.

-Je ne comprends plus rien, avoua Tom.  

-Tu ne comprends pas les mots Tom mais ton âme sait de quoi je parle parce que tu es déjà dans cette vie intérieure. Sinon, tu ne serais pas là à m’écouter.

-Il ne s’agit pas de constituer l’image originelle parce qu’elle est nécessairement déjà là mais de parvenir à enlever tout ce qui la couvre. C’est ça Jarwal ?

-Oui Nolwen.

-Et cette image originelle, c’est la conscience de la Vie qui la détient. C’est lorsque nous avons abandonné notre appartenance à ce chaos humain.

-Pas exactement Zack. Il ne s’agit pas de l’abandonner parce que sinon il faudrait aller vivre sur une île déserte. Il s’agit de ne pas lui appartenir. De faire la distinction entre la participation lucide et la disparition dans le flot. Imagine une molécule d’eau de l’Océan. Elle n’est pas dans l’Océan puisqu’elle fait partie de l’Océan. Je dis par conséquent qu’elle est de l’Océan. Sans toutes ces molécules d’eau, l’Océan n’existe pas. Mais sans l’Océan, les molécules ne seraient que des individualités esseulées. La fusion des molécules crée l’Océan. Il y a plusieurs menaces ensuite. Soit certaines molécules regroupées considèrent qu’elles ont un pouvoir plus grand que celui de l’Océan et elles finissent par l’oublier, le contester, le combattre même, soit certaines molécules refusent de se voir assemblées dans un Tout et considèrent qu’elles doivent préserver une liberté de décisions, une autonomie qui leur paraît plus importante que le Tout. Dans les deux cas, ces molécules sont dans l’erreur. Celles qui s’imaginent obtenir un pouvoir parce qu’elles pensent avoir une ressemblance, une particularité, des idées communes, des intentions autres que la participation à l’Océan, celles-là participent au désordre. Elles fabriquent une rupture dans la cohésion des molécules. D’autres molécules vont prendre peur et vont vouloir assembler leurs peurs pour fonder d’autres groupes contre les premières. La confrontation prend une ampleur inéluctable et incontrôlable. De leur côté, celles qui pensent bénéficier d’une autonomie vont s’efforcer de s’isoler ou de lutter individuellement contre ces groupes. Elles ne participent pas pour autant à la cohésion perdue mais elles l’entretiennent en réagissant contre un désordre qu’elles condamnent. Elles utilisent le même fonctionnement que les groupes qu’elles critiquent. Des entités rebelles entêtées dans une distinction qu’elles vénèrent ne participent aucunement à la réhabilitation de l’Unité. Elles se voient comme plus importantes que l’Océan lui-même et succombent à la peur de disparaître. C’est toujours la peur qui crée le chaos. Cette incapacité à dépasser la vision restrictive de l’individu est une condamnation de l’Unité.

-Mais comment doit-on se comporter alors Jarwal ?

-C’est là qu’intervient cet apprentissage de l’observation consciente. Il ne s’agit pas de se nier en tant qu’individu ni de rejeter l’appartenance à l’Océan mais de parvenir à observer les deux phénomènes. Juste les observer, sans leur apporter la moindre émotion. C’est ce qu’on appelle « agir dans le non-agir ». Je suis une molécule animée par l’Océan. J’agis dans le champ de mes expériences mais sans jamais être dissocié d’une dimension bien plus grande. L’Amour est à la source de cette paix intérieure. Laisse la vie te vivre, elle sait où elle va. Cette phrase est essentielle pour moi. On pourrait penser que c’est une invitation à l’abandon et à la lâcheté, comme un bâton qui flotte sur l’Océan. Mais nous ne sommes justement pas des bâtons. Nous sommes animés par la Vie et c’est en son cœur que nous devons apprendre à agir. Non pas agir contre elle en nous dressant fièrement devant elle mais agir dans la dimension qu’elle nous propose. C’est un équilibre extraordinaire à trouver. »

Le silence.

L’écho de tous les mots, la nécessité d’aller au plus profond de la compréhension. Chacun animé par la volonté d’explorer les horizons proposés, au regard de son propre potentiel, sans se soucier de l’avancée des compagnons, juste dans l’acceptation de ses limites et de l’énergie disponible.

« Il faut que vous rentriez les enfants. Vous avez une longue descente et le jour va tomber. »

Cette difficulté à quitter les espaces intérieurs. Comme si les mouvements de l’Océan participaient au bonheur des voyages.

« Tu sais Jarwal, c’est très à la mode depuis quelques temps de parler de l’environnement. La pollution, les destructions de la planète et tout ça. Mais j’ai un peu l’impression que cette façon de voir cet environnement est totalement fausse et en plus je me dis que notre façon de nous voir est également fausse. Ce que nous voyons de nous n’est qu’un environnement mais c’est au cœur de cet environnement que se trouve la réalité. Enfin, j’ai du mal à l’expliquer. Tu vois, c’est comme si nous, les humains, on voyait la Terre comme quelque chose de séparée de nous mais en fait, c’est pareil pour nous. Nous sommes séparés de nous-mêmes parce que nous ne percevons que ce qui est visible ou identifiable, tout ce sur quoi on sait mettre un nom. Ah, ça m’énerve, je ne sais pas comment l’expliquer !

-J’ai parfaitement compris ce que tu veux dire Nolwen. Notre identité, tout ce que sur quoi nous avons-nous-mêmes apportés une reconnaissance que nous transmettons aux autres, toute cette fabrication est artificielle. Elle n’est qu’un environnement. Mais ce qui importe et qui est réel est caché en nous-mêmes. Nous portons un trésor et nous nous occupons du coffre qui le contient. De la même façon que les hommes s’inquiètent de l’environnement ou y sont totalement indifférents sans comprendre qu’ils ne s’intéressent qu’à des formes matérielles en ignorant le flux vital qui les anime. Mais il n’en reste pas moins que je préfère les voir s’inquiéter de la préservation de cet environnement plutôt que de le délaisser. Il existe au moins la possibilité qu’un jour ils parviennent à établir un vrai regard et qu’ils cessent de jouer des rôles de sauveur, juste pour leur gloire personnelle.

-Tout ça, c’est de l’espoir Jarwal et cet espoir est une illusion. Tu l’as dit toi-même.

-C’est vrai Zack. C’est pour cela qu’il faut juste agir dans le non-agir, faire ce qui te semble juste sans te préoccuper des résultats éventuels. Faire ce que tu es sans vouloir que les choses soient ce que tu aimerais. Puisque les choses ne peuvent pas être ce que tu n’es pas.

-Tu veux dire que les choses sont ce que je suis ?

-Oui Zack. Tu crées la réalité qui te correspond. Tu vis ce que tu es et tes actes influent sur la réalité de ton environnement mais ils ne changent rien à la réalité de la Vie que tu portes. La Vie que tu portes, je l’appelle le réel. L’environnement n’est que la réalité. Mais il faut arrêter nos discussions les enfants, vous allez vous mettre en retard et je m’en voudrais que vos parents s’inquiètent. Filez vite. Nous nous reverrons.

-C’est difficile de te laisser Jarwal. J’aimerais tellement ne plus te quitter, avoua Nolwen en baissant les yeux. La vie quotidienne ne sera jamais aussi belle qu’avec toi.

-Ta vie quotidienne sera ce que tu es Nolwen. Ne l’accuse pas d’être d’une quelconque responsabilité.

-Tu as raison Jarwal. Je m’en souviendrai. Allez les garçons, on y va. »

Ils s’enlacèrent tous les quatre, comme unifiés par leur amour commun de la Vie puis Jarwal prit son bâton de marche, ajusta sa besace, remit son chapeau et regarda intensément les trois enfants.

« Mon âme vous aime de tout son cœur. »

 

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