L'amnésie environnementale

J'ai des souvenirs merveilleux de mon enfance dans les bois. Je pouvais parcourir des kilomètres sans rencontrer de traces humaines comme celles que je vois aujourd'hui : coupes rases qui se multiplient, constructions de lotissements et de zones commerciales. Les bois où j'ai vécu enfant n'existent plus. Ils ont été rasés et à la place, il y a un périphérique et des zones urbaines, lotissements et zones commerciales. Il y avait une zone humide, vaste, emplie de vie. Tout a été asséché, remblayé, bétonné. C'était dans le secteur de Quimper. Puis, plus tard, mes parents ont fait construire une maison près de la mer et de la même façon, tout le littoral est devenu aujourd'hui une enfilade de maisons et de magasins. Ce sont des centaines d'hectares qui ont été transformés.

On a quitté la Savoie pour fuir cette urbanisation frénétique et on est venu dans la Creuse. Et depuis quatre ans, ici, on voit s'étendre les coupes rases, des massacres effroyables. Le relief s'y prête aisément. Pas de grosses pentes, les forêts sont très accessibles, il y a beaucoup de chemins et de pistes forestières. L'avenir des forêts creusoises est très sombre.

Et on a décidé de partir. La maison est vendue.

 

 

 

 

Méthode

Type

Fiche posture et repère

L'amnésie environnementale : comprendre pour agir

 

 

Santé-Environnement


Mots clés

compétences psychosociales

émotions

L'amnésie environnementale touche de plus en plus et constitue une clé d'analyse dans l'inaction face au réchauffement climatique. Mais qu'entend-on par amnésie environnementale, et comment y remédier ? C'est l'objet de cette fiche repères qui fait le point sur cette notion émergente et des notions connexes telles que l'extinction de l'expérience de nature ou le syndrome de la référence changeante.  Si les conséquences sont connues, des pistes d'actions existent également.

1. De quoi parle-t-on ?

Extinction de l'expérience de nature

Des chercheurs ont récemment montré une diminution voire une extinction de l'expérience de nature dans une revue de la littérature (A global synthesis of trends in human experience of nature) [1]. Cela se traduit par une diminution des contacts avec la nature, comme les balades en forêt, mais aussi par le fait que l'humain vit de plus en plus en milieu urbain, loin des espaces naturels et des forêts (2/3 des français vivent en ville en 2021 selon l'INSEE). Aujourd'hui, nous passons ainsi en moyenne plus de 80% de notre temps à l'intérieur (selon Santé Publique France). Or « un haut niveau d'“expérience de la nature” dans l'enfance détermine fortement la connaissance, les valeurs associées et l'attachement émotionnel à la nature des humains », précise une équipe de chercheurs dans le cadre d'une étude publiée en 2022 dans Frontiers in Ecology and the Environment.

Cette extinction d'expérience de nature va de pair avec l'extinction de l'expérience de la biodiversité. Ainsi, R.M. Pyle, dans L'extinction de l'expérience, précise que « la perte d'espèces locales menace notre expérience de la nature. Si une espèce s'éteint dans notre environnement accessible - qui est d'autant plus restreint que nous sommes très âgés, très jeune, handicapé ou pauvre, en un sens c'est comme si elle disparaissait totalement ».

Les bienfaits de la nature sur la santé et sur la projection dans l'avenir

De nombreuses recherches soulignent les bienfaits de la nature sur la santé physique et psychologique : diminution du stress, augmentation de l'immunité, de la vue, de la concentration, de la créativité… Les espaces de nature en ville constituent également des lieux de répit et de réduction des effets des aléas climatiques (canicule notamment) et favorisent la pratique de l'activité physique, les rencontres…

De plus, du point de vue de la psychologie du développement, le rapport à la nature est essentiel car participe à la construction de l'imaginaire de l'enfant, élément déterminant pour transformer ses sensations en représentations. Le jeu dans la nature participe à l'intégration de la personnalité et à la compréhension des autres et du monde. Plus le monde imaginaire de l'enfant est développé, plus il lui sera facile d'imaginer plusieurs issues à une situation négative et de se projeter dans l'avenir.

Cette extinction d'expérience de la nature interroge également l'organisation de nos sociétés modernes où les enfants jouent de moins en moins à l'extérieur et passent plusieurs heures par jour devant les écrans. Ils n'ont ainsi pas ou peu l'occasion d'explorer la nature par eux-mêmes. En outre, lorsqu'ils fréquentent des espaces verts dans les villes, ces lieux de nature sont souvent fortement réglementés dans leur accès public, ce qui contribue à la mise à distance de la nature voire à sa dégradation. Selon un rapport de l'Institut de veille sanitaire 2015, quatre enfants sur dix ne jouent jamais dehors pendant la semaine. La rationalisation et l'uniformisation de nos imaginaires et de nos activités causées par l'explosion de la consommation de contenus à travers nos écrans dégrade grandement nos expériences de nature : les enfants (comme les d'adultes) ont le sentiment de trouver davantage de stimulation dans un écran qu'à travers une expérience de balade en forêt, de randonnée en montagne ou de construction d'une cabane dans un arbre. La biologiste A.C. Prévot illustre pleinement l'enjeu : « quand un enfant grandit loin de la nature, il aura moins tendance à vouloir la protéger ensuite, car elle ne fait pas partie de son cadre de référence. Elle n'existe pas dans sa mémoire » [3].

L'éloignement de la nature et le syndrome de manque de nature

Notre mode de vie actuel, sédentaire et citadin, pousse les humains, notamment les plus jeunes à s'éloigner de la nature voire à en avoir peur. Face à ces constats, corroborés par l'augmentation de l'hyperactivité, de la prise de poids ou encore de la myopie et de l'asthme, le journaliste R. Louv a popularisé le concept de « syndrome de manque de nature » (ou nature-deficit disorder) [4]. Il part du postulat que pour réduire ces symptômes et signes cliniques, le remède est simple : rapprocher de la nature les êtres humains de tout âge.

Aller plus loin en consultant la synthèse réalisée par le FRENE.

L'amnésie environnementale générationnelle et individuelle

Ce sont ces réflexions qui ont nourri l'hypothèse d'une « amnésie environnementale générationnelle ». Selon le psychologue de l'environnement P. H. Kahn, à l'origine de ce concept, l'amnésie environnementale se produit alors que « nous considérons l'environnement naturel dans lequel nous grandissons comme une référence qui nous servira à mesurer les dégradations environnementales plus tard dans nos vies. De génération en génération, les dégradations de l'environnement augmentent. Mais chaque génération considère le niveau dégradé dans lequel elle grandit comme le niveau non dégradé, comme un niveau normal. […On] appelle ce phénomène psychologique l'amnésie environnementale générationnelle » [5].

Sur le plan psychologique, chaque individu construit sa vision du monde en fonction de ses expériences passées, notamment durant son enfance. Cependant, avec l'ampleur et le rythme soutenu de la perte de la biodiversité, les générations successives développent des représentations différentes de ce qu'est l'état originel de la nature. C'est pourquoi S.K. Papworth et d'autres chercheurs [7] ont identifié deux formes d'amnésie environnementale : la générationnelle, où les nouvelles générations perdent le référentiel des conditions environnementales passées, et l'individuelle, où les individus oublient leurs propres expériences passées de l'environnement.

Pour P.J. Dubois, ornithologue et auteur de « La grande amnésie écologique » [8], l'amnésie tient avant tout au manque de transmission de la mémoire environnementale. Selon lui, les individus ayant un contact intime avec le vivant sont parfois trop accablés par les changements qu'ils observent : ils oublient alors d'en parler à leurs enfants. Résultat : les éléments constitutifs de l'environnement sont effacés de la mémoire familiale et intergénérationnelle.

Le syndrome de la référence changeante

Cette notion renvoie au « syndrome de la référence changeante » (shifting baseline syndrome) forgé par le biologiste marin D. Pauly qui déclare lors d'une conférence « nous transformons le monde, mais nous ne nous en souvenons pas » [6]. Il a élaboré ce concept en 1995 après avoir constaté que les chercheurs spécialistes de la pêche prenaient comme référence scientifique la taille et la composition du stock de poissons du début de leur carrière. « Chaque génération de chercheurs oubliait que cet état qu'elle considérait comme normal était déjà dégradé par rapport aux générations précédentes, ce qui avait comme conséquence d'empêcher une prise de conscience globale de l'érosion de la biodiversité marine », précise A.C. Prévot, directrice de recherche au CNRS.

En résumé, l'amnésie environnementale est un mécanisme psychologique où les individus oublient ou sous-estiment les changements négatifs survenus dans leur environnement naturel au fil du temps, accélérant sa destruction. Ce concept souligne que face à des processus denses mais lents et diffus, tels que le réchauffement climatique ou la perte de biodiversité, l'habituation conduit à ce que l'amplitude du changement passe presque inaperçue, de la même manière qu'un parent ne remarque pas forcément le développement pourtant quotidien de son enfant. Ainsi, ce phénomène nous fait accepter comme normal le monde dans lequel nous évoluons même s'il est très différent et plus dégradé que celui que nous avons connu enfant ou dans lequel nos parents ont grandi.

2. Quels sont les risques liés à l’amnésie environnementale ?

Les conséquences de l'amnésie environnementale sont problématiques puisqu'à l'ère de l'Anthropocène, l'action de l'humain sur son environnement transforme le monde sans que nous n'ayons toujours souvenir de l'état antérieur. Or, la transmission du savoir passe principalement par la mémoire. C'est aussi la mémoire des catastrophes naturelles -et des meilleures façons de s'y adapter- qui se perdent. Cela déclenche finalement une conséquence « fataliste » qui nous entraînerait contre notre volonté dans une chute vers l'oubli et nous rendrait inapte à tout changement. P.J. Dubois corrobore cette théorie en précisant que le cerveau met constamment à jour sa perception du monde en écrasant les versions antérieures. Cette hypothèse est approuvée par A.C. Prévot, qui soutient que la nature ne fait plus partie du cadre de référence des enfants et n'est donc plus ancrée dans leur mémoire : en conséquence ils auront moins d'opportunités de vouloir la préserver.

On dénombre alors trois risques sous-jacent liés à cette perte de mémoire et de souvenir, tous accélérant le phénomène :

L'inaction : En s'accoutumant à des situations jadis anormales et en cessant de les percevoir comme telles, nous perdons toute impulsion à agir.

La perte de repères : Au fil du temps, ce qui était autrefois anormal devient la norme. Certaines générations ne perçoivent plus l'état dégradé de leur environnement car n'ont jamais connu de réalité antérieure. Et si la connaissance théorique de cette dégradation peut pousser à agir pour améliorer la situation, elle ne remplace pas l'expérience, moteur de changement et facteur de résilience individuelle et collective. Par exemple, avec le changement climatique les événements météorologiques extrêmes deviennent de plus en plus fréquents. Les populations côtières, habituées pendant des siècles à se prémunir contre les inondations et les tempêtes, se retrouvent aujourd'hui démunies face à ce dérèglement car elles ont perdu le savoir et les repères que leurs ainés avaient acquis par l'expérience.

La perte de sensibilité : Nous observons une diminution progressive de notre connexion avec la nature dans nos vies. Dans ces conditions, comment pouvons-nous être sensibles à la destruction d'une forêt ou à l'extinction d'une espèce animale si nous n'avons que rarement, voire jamais, été en contact direct avec elles ? Sans ressentir d'affection pour ces éléments, il devient extrêmement difficile de se mobiliser pour les préserver - moteur fondamentalement humain.

3. Comment agir face à l’amnésie environnementale ?

Pour limiter l'amnésie environnementale et ses conséquences (l'inaction environnementale notamment), le levier majeur est de renforcer les connexions avec la nature, les expériences de nature en favorisant les expériences collectives qui renforcent le sentiment du pouvoir d'agir. Cela passe aussi par un autre rapport à la nature dont nous faisons partie.

En pratique

De nombreux acteurs développent des actions afin d'agir en faveur du vivant et limiter les effets de l'amnésie environnementale. Il n'existe pas encore de revue de la littérature pour identifier formellement les leviers d'actions efficaces sur l'amnésie environnementale mais les expériences de terrain et une étude de la littérature sur les effets des interventions en éducation relative à l'environnement [9] du Réseau Idée permettent d'identifier des pistes :

Renforcement de la mémoire collective : encourager la préservation de notre mémoire collective des changements environnementaux à travers des initiatives communautaires, des récits historiques et des archives environnementales… Favoriser également le partage des expériences et souvenirs de nature.

Education dehors, multiplication des expériences de nature : encourager les pratiques éducatives dehors, afin d'entretenir le lien avec la nature de manière très régulière.

Education au vivant : renforcer l'éducation à l'environnement pour ouvrir les yeux sur la biodiversité, la richesse du vivant.

Education à la régulation émotionnelle : déployer des actions qui permettent de développer l'empathie envers le vivant et plus globalement qui s'appuient sur la prise en compte des émotions. Certaines émotions peuvent constituer un obstacle à l'action quand d'autres sont de réels leviers donc l'accompagnement dans l'identification et la régulation émotionnelle apparait comme nécessaire.

Création de zones protégées ou débitumisation d'espaces pour favoriser la biodiversité : soutenir la création de parcs naturels, d'aires marines protégées où l'activité humaine est limitée et la débitumisation pour faire revenir des espèces et favoriser ainsi les contacts entre l'humain et la nature.

D'autres formes d'action restent à inventer pour renforcer ce lien au vivant. Travailler avec d'autres acteurs pour sortir des approches morcelées, croiser des approches, créer des nouvelles manières d'agir sont autant de pistes pour réensauvager notre relation au monde comme nous y invite B. Morizot dans « L'Europe réensauvagée ». Cette relation vise à adopter un humanisme qui nous relie intrinsèquement au vivant plutôt que de nous en distinguer. Nous ne devons pas perdre ces liens essentiels avec la vie qui nous entoure : nous sommes façonnés par elle autant qu'elle l'est par nous.

Notes de bas de page

[1] A global synthesis of trends in human experience of nature Frontiers in Ecology and the Environment (Volume 21, Issue 2 Mar 2023).

[2] R. Pyle, L'extinction de l'expérience dans Ecologie et politique N°53

[3] A-C. Prévot, La nature à l'œil nu, Edition CNRS, 2021

[4] Le syndrome de manque de nature, du besoin vital de nature à la prescription de sortie. Dynamique sortir, FRENE.

[5] P.H.  KAHN, Children's affiliations with nature: structure, development and problem of environmental generational amnesia, dans: Children and nature: psychological, sociocultural and evolutionary investigations, MIT Press, p. 93-116.

[6] https://www.ted.com/talks/daniel_pauly_the_ocean_s_shifting_baseline/transcript.?subtitle=en

[7] S.K. Papworth, J Rist, L. Coad and E.J. Milner-Gulland  (2009), Evidence for shifting baseline syndrome in conservation. Conservation Letters

[8] P.J. Dubois, La grande amnésie écologique ; Delachaux & Niestle, 2012.

[9] C. Préat, Quels sont les effets éducatifs des interventions en éducation relative à l'environnement ? Réseau Idée, 2024.

 

 

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