L'huni-manité
- Par Thierry LEDRU
- Le 13/02/2012
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Le paradigme du moi dérivé a conduit l'humanité à explorer son inhumanité. Il reste donc pour les millénaires à venir à découvrir "l'huni-manité" avant qu'il ne soit trop tard.
Aucune philosophie n'a permis d'établir durablement et à l'échelle planétaire une conscience du flux vital et de la nécessité absolue d'oeuvrer à la préservation de la Vie. Les philosophies se sont contentées d'explorer le champ humain, cette conscience égocentrée. Tout le mal est là. Ce raisonnement, qu'il soit cartésien, existentialiste, nihiliste, matérialiste, déterministe, marxiste ou autre n'aura été qu'une succession de conflits intellectuels étant donné que rien de tout ça n'aura été capable de contrer cette vision du moi encapsulé.
http://www.cles.com/entretiens/article/de-l-inhumanite-353
Michel-Antoine Burnier
De l’inhumanité
Pour Michel-Antoine Burnier, politologue, journaliste, écrivain, ami de longue date et conseiller personnel de Bernard Kouchner - jusqu’à la nomination de ce dernier au poste de gouverneur du Kosovo -, l’inhumanité se définit par rapport à l’idée que l’on se fait de l’humain. « Or, notre idée de l’homme, dit Burnier, est très récente. Soumis à nos critères actuels d’indignation morale, la quasi-totalité des grands hommes de l’histoire - y compris les savants et les philosophes - seraient aujourd’hui en prison pour barbarie. »
Paradoxe suprême : c’est l’épouvantable succession de génocides du XXe siècle qui nous aurait fait le plus progresser en humanité.
Privilège redoutable de la condition humaine : elle n’est jamais acquise. On n’est jamais tout à fait humain. Pourquoi, sinon, prendrait-on la peine de préciser, parlant d’une personne particulièrement subtile et bonne : « C’est quelqu’un de vraiment très humain » ? Et pourquoi déplorerait-on, hélas trop souvent, l’inhumanité de tel ou telle de nos congénères ?
Être humain, c’est un processus, ce n’est pas un état. Cela se gagne jour après jour.
Cela se découvre, se révèle, se conquiert. Et c’est, oui, une singularité inouïe, un privilège d’espèce. Si nous avons, hélas de plus en plus souvent, à déplorer l’inanimalité de telle poule ou de tel porc - grandis en batterie, exécutés en série et finalement jaugés dans nos assiettes -, c’est parce que ces malheureuses bêtes ont été happées par notre industrieuse inhumanité. Pour parler de ce sujet aux contours parfois dangereusement nébuleux, nous avons pris un homme concret. Formé à la philosophie et aux sciences politiques, auteur de nombreux essais, romans et parodies, Michel-Antoine Burnier, qui fut successivement rédacteur en chef de l’Evénement d’Emmanuel d’Astier, d’Actuel et conseiller de l’Express, s’est aussi beaucoup intéressé à l’histoire. Nous avions d’autant plus envie de l’interroger sur la notion d’inhumanité qu’il est, depuis plus de trente ans, l’ami et le conseiller d’un homme qui n’a cessé de se jeter à corps perdu, sur le terrain, contre les pires irruptions d’inhumanité de l’histoire présente : Bernard Kouchner, fondateur de Médecins sans frontières et de Médecins du monde. Aussi est-ce un peu la philosophie du fameux « devoir d’ingérence contre l’inhumanité » qu’en interviewant Michel-Antoine Burnier, nous sommes allés interroger.
Nouvelles Clés : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit »... On peut dire que le programme central de la Révolution .française, désormais censé s’appliquer à six milliards d’individus, demeure dramatiquement inachevé. Nous le savons bien, à la fin du siècle de la décolonisation et de la Croix-Rouge internationale, mais aussi de la Shoah et du Goulag. On ne naît pas humain, dit-on, on naît comme un « projet humain » et on ne devient éventuellement humain que dans des circonstances très particulières. Lesquelles ?
Michel-Antoine Burnier : J’ai tendance à penser que Michel Foucault n’a pas complètement tort : l’homme, au sens où nous l’entendons, est une invention récente, puisqu’il suppose un individualisme réel, une notion de la liberté, la capacité de reconnaître son semblable comme humain et un minimum d’organisation sociale, à la fois structurée et relâchée, pour que tout cela fonctionne. Bref, il faut les fondements de notre civilisation. Les autres grandes civilisations, de l’Indus à l’Égypte des Ptolémée, de Rome à Cordoue, de la Chine à Byzance, sont parvenues au même degré de développement que la nôtre à l’époque de la Renaissance. Mais elles n’ont pas donné lieu à ce que nous appelons l ’homme aujourd’hui, c’est-à-dire à l’humanisme. Elles en sont restées à des conceptions autoritaires et collectives du comportement, qui ne servent ni l’invention ni le développement, puis sont entrées en décadence. La civilisation occidentale, démarrant d’un socle commun à toutes ces grandes civilisations, a développé une forme particulière qui lui a permis d’accéder à un stade ultérieur. Toutes les autres se sont arrêtées à un moment donné ; la seule qui, parvenue au même point, a rebondi sur autre chose, c’est l’Europe de la Renaissance. Ce n’est pas un phénomène national. Il est né en Italie, mais a grandi aussi en Europe du Nord, en France, à Prague, à Londres, etc. Ce que nous appelons aujourd’hui inhumanité est un comportement qui va contre ce courant de base qui fonde notre civilisation à partir du XIV" ou du XV" siècle. Si l’on prend toutes les civilisations antérieures à la nôtre, les comportement inhumains sont absolus et ne paraissent pas particulièrement scandaleux. La cruauté romaine, pourtant terrible, ne révulse pas grand monde, en tout cas ni les moralistes ni les philosophes romains. Cicéron ne se demande pas : « Comment penser après le massacre épouvantable des esclaves insurgés dirigés par Spartacus ? » Alors que les Occidentaux se demanderont après 1945 : « Comment penser après Auschwitz ? » Si la grandeur de la civilisation romaine est incontestable - nous en sommes issus et pour une part nous l’aimons, forcément -, elle se fonde aussi sur des massacres atroces et sur la disparition de peuples entiers. En Gaule, vous avez entre un quart et une moitié de la population massacrée en dix années de conquête - les chiffres sont abrupts : sur cinq millions de Gaulois qui vivaient à l’époque, un million de morts au minimum et un million déportés comme esclaves. Rome a fait disparaître des peuples entiers, par exemple les Lygiens. Des génocides au sens universel...
N. C. : Quand a-t-on commencé à s’en indigner ?
M.-A. B. : Grosso modo à partir de Montaigne. L’humanisme naît autour de 1500. L’un des premiers à s’indigner est sans doute Las Casas, quand il revient des Amériques et qu’il raconte de quelle façon on massacre les Indiens. Il est incontestable que mille ou mille cinq cents ans plus tôt, il n ’y avait eu aucun Plutarque, aucun Sénèque pour dire : « C’est mal d’avoir fait disparaître le peuple lygien », alors que, dès la Renaissance, il se trouve des gens pour dire : « Dites-donc, ce que vous faites avec les Indiens d’Amérique, ce n’est pas bien. » À mon avis, c’est donc à partir de là que l’on commence à définir l’inhumanité : le massacre atroce et systématique des autres hommes, et leur asservissement massif. Bien sûr, et malheureusement, tout cela ne cesse pas pour autant. En un sens, le processus s’accélère même jusqu’au XXe siècle, où se produisent deux phénomènes énormes : 1°) les techniques permettent des massacres de masse à des échelles soudain industrielles - c’est la Première Guerre mondiale ; 2°) le nazisme surgit, c’est-à-dire l’inhumanité absolue.
Mais le nazisme ne nous apparaît comme atroce que parce que nous avons des siècles d’humanisme derrière nous. Car on peut, sinon, trouver énormément d’entreprises du même genre dans le passé, sans que les contemporains y aient vu quoi que ce soit à redire. Bien sûr, Gengis Khan ou Tamerlan n’étaient pas spécialement bien vus des populations... Mais Alexandre le Grand, et même César, gardent une réputation très flatteuse. Dans l’optique humaniste moderne, parce que nous savons à peu près ce que nous entendons par humanité, le nazisme nous permet de définir a contrario l’inhumanité totale et absolue. Sa monstruosité a secoué nos morales à tel point que nous sommes en train, très lentement, très difficilement, soixante-dix ans plus tard, de revoir notre définition de l’humain : il est apparu en effet que la morale humaniste classique, néo-chrétienne ou néo-kantienne, n’a pas pu empêcher Auschwitz, ni les Khmers rouges, ni le Rwanda, ni le Kosovo...
N. C. : Justement : à quoi ressemblerait un nouvel humanisme qui serait, lui, efficace ?
À quelque-chose qui intégrerait le fameux « devoir d’ingérence » cher à Bernard Kouchner ?
M.-A. B. : Je crois, oui. Nous connaissons actuellement une mutation très importante. Si Hitler surgissait en 2033 et non en 1933, le « devoir d’ingérence » pousserait les démocraties à attaquer l’Allemagne dès le début : empêcher Auschwitz. Mais cette politique - comme Léon Blum le regrettera plus tard, trop tard - ne pouvait s’imposer à l’époque, ni pendant les années qui ont suivi la Libération, parce qu’il fallait que tout cela mûrisse. Nous commençons tout juste à concevoir un droit d’ingérence préventif. La référence au nazisme est maintenant constante : nous avons connu le mal absolu. Le stalinisme aurait d’ailleurs très bien pu jouer ce rôle symbolique ; il se trouve que c’est le nazisme, coup de chance pour les communistes d’hier et d’aujourd’hui.
N. C. : Lors du débat provoqué par la publication du Livre noir du communisme, on a entendu, de nouveau, des gens s’insurger contre lefait que l’on ose comparer le nazisme - un système qui cria haut et fort son inhumanité - et le communisme - un système qui aurait malheureusement dérivé, mais dont le projet de départ était beau...
M.-A. B. : Concrètement, au XXe siècle, l’inhumanité a pris ces deux visages-là, qui sont en réalité très proches.
Le nazisme a été une caricature construite pour lutter contre le communisme. S’il n ’y avait pas eu le bolchévisme, Hitler n’aurait pas eu les matériaux ni l’organisation pour construire le nazisme - c’est quand même très ressemblant. Et jusque dans les idéologies. Le marxisme n’a jamais été un humanisme ! Quand on lit les textes de Marx et que l’on observe son comportement, on trouve les prémisses des appels systématiques au massacre que lancera Lénine. Bien avant la révolution d’Octobre, Jean Jaurès explique que si on applique à un pays les thèses du Manifeste publié par Marx en 1847, les dirigeants révolutionnaires ne représenteront bientôt plus qu’une bande campée sur le territoire et que ce sera la dictature la plus effroyable jamais vue.
Pourquoi, alors, continue-t-on à craindre de rapprocher nazisme et bolchévisme ? Cela tient simplement à la pression des anciens communistes, qui refusent d’aller jusqu’au bout de leur honte. Le communisme aurait eu une visée plus universaliste ? Mais qui a bien lu les textes fondateurs du nazisme ? Il faudrait remonter le temps et aller interviewer le jeune homme ou la jeune fille qui adhèrent au parti nazi à l’âge de seize ans, en 1937... À quoi pensaient-ils ?
À la fraternité humaine, à la joie d’être jeunes et ensemble, à la fin de la corruption bourgeoise et des vieilles morales... bref à tout ce à quoi pensaient, au même moment, les jeunes communistes - et à quoi nous avons continué à penser bien des années après...
N. C. : Qui sont les principaux penseurs antitotalitaires, selon vous ? Hanna Arendt ?
M.-A. B. : Hanna Arendt a décrit un type d’individu : c’est Eichmann, d’une inhumanité propre à ce siècle, la jonction entre le barbare et le bureaucrate, qui dit : « J’obéissais aux ordres ! » Mais Hanna Arendt n’est pas la première ; on a ce regard chez Souvarine, chez Gide, chez Koestler, chez Aron, chez Merleau-Ponty, dont l’évolution - de Humanisme et Terreur aux Aventures de la dialectique, c’est-à-dire d’un volontarisme marxiste à une nouvelle forme d’humanisme - est frappante...
N. C. : Quelle découverte font ces penseurs ?
M.-A. B. : Je crois qu’en général les humains vivent les phénomènes avec une relative lucidité ; ensuite, l’historiographie (qui se fait passer pour de l’histoire) obscurcit tout. Prenez l’exemple de la Révolution française : on a vécu comme une découverte troublante, récemment, le fait qu’il y ait eu deux révolutions, 1789 et 1793 - la seconde anéantissant les acteurs de la première. Or, la dualité de la Révolution (d’abord les Droits de l’homme, ensuite la Terreur) a été tout naturellement perçue par les contemporains, et pendant une grande partie du XIXe, tout le monde le savait ; Dumas l’explique très bien, Tocqueville aussi, etc. Et puis l’historiographie de la IIIe République, à partir de 1880, fondée sur un gauchisme antérieur, a expliqué qu’il n’y avait eu qu’une seule Révolution. La phrase de Clemenceau « la Révolution est un bloc », vient de son réquisitoire, à la Chambre des députés, contre une pièce de théâtre, Thermidor, écrite par Victorien Sardou en 1891, où l’on voyait Robespierre comme un méchant sanguinaire : figurez-vous que cette pièce a été interdite par la République radicale, au nom de la phrase de Saint-Just : quiconque l’attaque en détail [la Révolution] est un traître.
N. C. : Lorsque les générations d’après guerre (c’est-à-dire beaucoup d’entre nous) comprendront, dans les années 70, la nature foncièrement totalitaire de leur bel idéal, une évidence s’imposera : la genèse de toute cette inhumanité remonte justement, pour une bonne part, à la Révolution .française, plus précisément à 1793. Nous avons été, nous Français, le laboratoire d’où est sortie cette forme nouvelle d’inhumanité : la terreur idéologique moderne.
M.-A. B. : C’est évident en effet. C’est l’historien François Furet qui a le mieux défini les deux révolutions françaises : 1989, révolution voltairienne des droits de l’homme - celle des philosophes -, et 1993, révolution rousseauiste et terroriste - qui conduit les philosophes à la mort.
N. C. : Pour vous, Jean-Jacques Rousseau est un penseur inhumain ?!
M.-A. B. : La Terreur de 1793 est la stricte application du Contrat social ! Il n ’y a qu’à le relire : Rousseau y prévoit l’exclusion de l’individu qui ne se soumettrait pas à la Volonté générale, comme plus tard Staline élimine qui ne se soumet pas au parti, c’est clair et net. Robespierre est d’un rousseauisme exacerbé et plus la Terreur avance, plus on cite Rousseau, plus on le tutoie, plus on s’adresse à lui comme au maître sublime, etc.
La pensée de Rousseau est aussi coupable que celle de Marx. Mais pour en revenir à la différence supposée entre les régimes autoritaires de droite - nazisme et fascisme - et les régimes autoritaires de gauche - de Robespierre aux bolchéviks -, eh bien la querelle est désormais tranchée : le parti communiste yougoslave est devenu le parti nationaliste serbe fascistoïde conquérant, qu’on a vu à l’oeuvre - avec matraquage des opposants, propagande, invasion des voisins, racisme, « sous-races », épuration ethnique, etc. —, dans une continuité absolue, avec les mêmes gens, quasiment les mêmes slogans, les mêmes troupes spéciales, la même organisation, etc. Bref, la démonstration n’est plus à faire. Il y a une continuité directe entre les deux. Le fameux discours du Champ des Merles n’a jamais fait que marquer le passage de l’un à l’autre.
N. C. : Vous voulez dire qu’on a eu la chance que cela se passe dans un petit pays comme la Serbie et pas en Russie ?
M.-A. B. : Cela peut malheureusement encore se produire en Russie. Sauf que le communisme russe est très délabré, alors que le yougoslave tenait encore la route...
N. C. : Fondamentalement, l’idée judéo-chrétienne de « défendre un faible » révulsait les idéologues nazis, qui y voyaient le signe d’une maladie quasiment... écologique : comment peut-on aimer un faible, se demandaient-ils, c’est-à-dire aimer une pathologie ?
M.-A. B. : Les marxistes pensaient pareil ! Ils avaient le même culte physique de la jeunesse, les mêmes démonstrations avec pelle sur l’épaule, les mêmes torses nus, les mêmes crânes rasés, les mêmes cheveux blonds.
N. C. : Finalement notre humanisme n ’est-il pas d’essence judéo-chrétienne. C’est la Bible qui rend l’humain radicalement différent de l’animal !
M.-A. B. : Oui, d’une certaine façon... Ce n’est cependant qu’une des interprétations que l’on peut tirer de la Bible, ce livre très composite, dont l’avantage est la richesse et la durée...
Mais les interprétations médiévale ou inquisitoriale de la Bible, par exemples, n’ont rien à voir avec celle que nous avons de nos jours. Les pires horreurs espagnoles de la Renaissance ont été directement justifiées par des passages bibliques. Qui saurait dire si le christianisme a sauvé plus de gens qu’il n’en a fait tuer ? Quant à moi, je crois fondamentalement que la source de notre humanisme est gréco-latine. La Bible y a apporté des éléments, c’est évident...
N. C. : Seulement des éléments ? Nous sommes issus d’un croisement des deux, non ?
M.-A. B. : Oui sans doute, mais vous savez, la Bible sans la Grèce et Rome, ça n’est vraisemblablement qu’une petite religion intolérante et intolérable. Le judaïsme du temps du Christ nous serait très difficile à avaler ! - ce qui n’empêche pas qu’il y ait une qualité émotionnelle et littéraire très grande chez un certain nombre de prophètes bibliques : pour moi, c’est du Victor Hugo. Un christianisme tiré de la Bible a dominé le Moyen Âge, l’obscurantisme et la cruauté.
Tout ne commence que lorsque la Renaissance revivifie l’Antiquité.
Mais il me semble que le vrai terrain qui a permis l’émergence de l’humanisme, c’est le bourg de la Renaissance, c’est le bourgeois, c’est l’auto-administration (même si elle reste longtemps assez autoritaire) des gens des villes à l’écart du pouvoir spirituel, et avec un retrait relatif du pouvoir temporel. Tout d’un coup, l’espérance n’est plus le Ciel, c’est la société urbaine rationnelle - et il est remarquable que la plupart des penseurs de cette époque sont des architectes, des urbanistes rêvant de cités idéales.
Ce phénomène-là - la naissance de la bourgeoisie -, vous ne le trouvez ni en Égypte, ni en Mésopotamie, ni dans les États de l’Indus, ni à Rome (qui est gouvernée de manière administrative centralisée), absolument pas en Chine... Bref, on ne le trouve qu’en Europe, au début essentiellement en Italie et dans les pays du Nord... La seule démocratie connue de nous, c’est l’humanisme bourgeois. Le problème, c’est d’empêcher la bourgeoisie de s’accaparer cette belle découverte !
N. C. : Et la fameuse thèse de Max Weber sur le décollage protestant du capitalisme ?
Selon lui, sans les protestants, le modèle occidental ne serait jamais devenu mondial...
M.-A. B. : Je n’en suis pas complètement sûr. Parce que le catholicisme, au moins, vous laisse de temps en temps tranquille, alors que le protestantisme, jamais. Quant aux comportements autoritaires induits par le protestantisme, ils n’aident pas toujours à l’émancipation des êtres. Le calvinisme présente des aspects proches d’un pré-totalitarisme moderne, et les attaques de Luther contre les révoltes paysannes (avec en outre des phrases antisémites qui se terminent par : « Il faut les brûler ! ») nous font frémir - on peut trouver dans Luther toute la prophétie « Terre Materne » de Hitler !
N. C. : Ce qui nous ramène à l’inhumanité. À partir de quand regarde-t-on l’homme comme un être très dangereux ? Arrivant en poste au Kosovo, votre ami Kouchner disait qu’il n’avait plus du tout confiance dans l’être humain et que sa seule façon de tenir était de constamment prévoir le pire, de façon à avoir parfois une minuscule surprise positive.
M.-A. B. : La découverte que l’homme est sans cesse capable du pire ? Mais elle est vieille comme le monde ! Toutes les religions vous expliquent que le mal existe, notamment les religions juive et chrétienne, qui situent le mal et le péché à l’origine même de l’humanité.
Empiriquement, I’humanité ne fait, de toute façon, que passer sans cesse d’une guerre à l’autre. Nous nous en sommes déshabitués, en Europe, depuis 1945, mais le sort ordinaire de l’humanité, c’est le village qui brûle, les enfants éventrés, les femmes violées, les hommes tués ou emportés en esclavage. Nous autres, Européens de la seconde moitié du XXe siècle, nous vivons dans une bulle que la guerre yougoslave, d’une certaine façon, est d’ailleurs venue crever. D’où un certain sentiment d’urgence...
Après le nazisme, notre humanisme s’est doté d’exigences telles que si l’on jugeait à l’aune de nos indi- gnations morales d’aujourd ’hui les grands hommes de I ’histoire, on les flanquerait quasiment tous au trou ! La façon dont Diderot se comportait avec sa bonne, Voltaire avec ses affaires, Montaigne lui-même avec ses paysans... nous révulserait : ce n’est qu’abus de la personne et du bien social, coups de bâton, enfermement, esclavagisme, abandon, séparation des familles. Tycho Brahé, le fameux astronome dont nous parlons avec aménité dans nos livres d’astrophysique, a dû se faire rappeler à l’ordre de nombreuses fois par le roi du Danemark avant d’arrêter de mutiler sauvagement les paysans de ses terres ! Et pour prendre un exemple beaucoup plus proche et terre-à-terre, si l’on avait appliqué aux patrons français des années cinquante les critères de l’abus de bien social que nous appliquons aujourd’hui dans nos lois, 90 % du patronnat français aurait fini en prison.
Dans le crime, c’est pareil. Prenons le dictateur Milocevic. Qu’a-t-il fait d’autre que les Français en Algérie de 1954 à 1962 ? À l’époque, la France a en effet prétendu que des territoires qui manifestement n’étaient pas peuplés de Français d’origine lui appartenaient, que cela relevait de sa souveraineté, que personne n’avait à s’en occuper, etc. Elle a ainsi déplacé deux millions de personnes, fait probablement 350 000 morts (moins que ce que le FLN a prétendu, mais c’est tout de même considérable) , pratiqué la torture partout, installé des tribunaux d’exception... Bref, il y a moins d’un demi-siècle, la France a fait plutôt pire en Algérie que Milocevic au Kosovo.
N. C. : L ’OTAN aurait dû intervenir ?
M.-A. B. : La question d’une intervention extérieure s’est posée. Souvenons-nous que la guerre d’Algérie a fait l’objet de violents débats lors de chaque assemblée générale de l’ONU, avec des motions condamnant la France et une permanente volonté d’intervenir dans les affaires françaises de la part des Américains - ne parlons pas des Soviétiques. On espérait d’ailleurs que Kennedy, une fois élu, interviendrait et pèserait pour écarter l’armée française de l’Algérie.
Conclusion ? Eh bien, je crois que nous avons beaucoup évolué. Il y a des choses que l’on ne tolère plus, et c’est bien. Cela ne veut certainement pas dire que nous soyons devenus purs et innocents ! Mais il est certain que la succession des génocides du siècle nous a obligés à avancer. Autrement dit, c’est le mal qui fait progresser les hommes !
Je crois que l’un des grands progrès de la conscience humaine est réellement dû à la Seconde Guerre mondiale. Nous avons complètement identifié, non seulement le mal absolu et total, mais, de plus en plus, ses prémisses. L’humanisme, aujourd’hui, c’est d’abord d’empêcher le retour d’Auschwitz par tous les moyens, c’est-à-dire de protéger les minorités.
C’est vrai aussi pour les moeurs. La pédophilie nous apparaît comme d’une inhumanité absolue - mais je peux vous garantir que si l’on avait arrêté tous ceux qui tripotaient des petits garçons et des petites filles au XIXe siècle, aussi bien dans la bourgeoisie que dans la classe ouvrière ou la paysannerie, et dans les collèges et internats religieux, une bonne part des adultes se serait retrouvée en prison. Notre notion de l’humanité est en train de se resserrer. Il faut s’en réjouir. À une condition : qu’elle n’essaie pas de se dépasser elle-même. Le nazisme a été une tentative de dépasser les injustices et les insuffisances de la société libérale bourgeoise, on voit où ça a versé. Le stalinisme a représenté une tentative parallèle. Il ne faut surtout pas fabriquer une troisième idéologie qui, prétendant dépasser notre civilisation, nous ramènerait en arrière. Moyennant quoi, je suis frappé que nous ayons à ce point évolué.
Les choses bougent paradoxalement d’autant plus - et en mieux - qu’il n ’y a pas de définition de l’homme éternel. L’homme le plus humain d’il y a quelques siècles nous semblerait fichtrement inhumain aujourd’hui. Il n’y a pas de raison que cela s’arrête. Il faut se résoudre à une pensée relativiste. On en est arrivé au point que si l’OTAN avait mené une guerre brutalement inhumaine en Yougoslavie, elle aurait été tant désapprouvée par ses opinions publiques qu’elle aurait été obligée de mettre fin à la guerre, c’est-à-dire d’accepter une défaite. C’était les rois qui décidaient de la guerre autrefois, maintenant les peuples occidentaux ont presque le pouvoir de décider de la paix. Renversement de perspective vertigineux.
Le plus effroyable à mes yeux est de constater à travers les centaines de livres que j'ai pu lire que rien n'équivaut à la philosophie des ethnies comme celle des Kogis et que j'aurais mis 50 ans à le découvrir.
Je ressens parfois un profond dégoût envers l'Occident. Et en même temps, c'est bien parce qu'il existe ici des livres que j'ai pu décovrir ce peuple. Est-ce que ça atténue la douleur de ces massacres perpétrés depuis l'époque des Conquistadors ? Certainement pas. Et même si d'autres livres me montrent que ces massacres continuent. Je préfèrerais être ignorant. Qu'il n'y ait aucun livre, que je ne connaisse rien de ces Peuples Premiers mais qu'ils puissent vivre dans la paix.
"L'huni-manité" prendra forme lorsqu'il n'y aura plus rien à raconter sur les hommes parce qu'ils vivront tous en osmose avec la Terre et les formes de Vie qui la peuplent.
Oui, je sais ce que vous pensez...
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