Chers amis,

Vous savez comme j'aime Alain.
Ça s'aggrave :)

J'ai encore trouvé une perle : je pense que c'est un des meilleurs propos d'Alain. Il est magnifique, puissant, essentiel, 0% de MG, toutes les phrases comptent ; il y décrit même, peut-être, la vraie cause des causes des injustices sociales.

Mais lisez plutôt.


Le jugement politique et l'opinion commune


L’État est aisément neurasthénique. Mais qu'est-ce qu'un neurasthénique ? C'est un homme pensant, je veux dire instruit et fort attentif à ses opinions et à ses affections ; attentif en ce sens qu'il en est le spectateur. Et c'est en cela que consiste ce genre de folie, à constater ses propres opinions au lieu de les choisir et vouloir. Comme un homme qui, conduisant une automobile à un tournant, se demanderait : « Je suis curieux de savoir si je vais sauter dans le ravin. » Mais c'est justement son affaire de n'y point sauter. De même le neurasthénique se demande : « Est-ce que je serai gai ou triste aujourd'hui ? Est-ce que j'aurai de la volonté ou non ? Que vais-je choisir ? Je suis curieux de le savoir. » Mais il ne vient jamais à cette idée si simple de décréter au lieu d'attendre, pour les choses qui dépendent de lui.


Or ce genre de folie n'est jamais complet dans l'individu. Communément, dans les circonstances qui importent, il cesse d'attendre et se met à vouloir, résistant aux vices et aux crimes mieux qu'à la tristesse, et plutôt malheureux que méchant.


Cette maladie singulière me paraît au contraire propre à tout État ; et par là j'explique que ce grand corps soit toujours malheureux et souvent dangereux. Et voici pourquoi. Chacun a pu remarquer, au sujet des opinions communes, que chacun les subit et que personne ne les forme. Un citoyen, même avisé et énergique quand il n'a à conduire que son propre destin, en vient naturellement et par une espèce de sagesse à rechercher quelle est l'opinion dominante au sujet des affaires publiques. « Car, se dit-il, comme je n'ai ni la prétention ni le pouvoir de gouverner à moi tout seul, il faut que je m'attende à être conduit ; à faire ce qu'on fera, à penser ce qu'on pensera. » Remarquez, que tous raisonnent de même, et de bonne foi. Chacun a bien peut-être une opinion; mais c'est à peine s'il se la formule à lui-même ; il rougit à la seule pensée qu'il pourrait être seul de son avis.


Le voilà donc qui honnêtement écoute les orateurs, lit les journaux, enfin se met à la recherche de cet être fantastique que l'on appelle l'opinion publique. « La question n'est pas de savoir si je veux ou non faire la guerre, mais si le pays veut ou non faire la guerre. » Il interroge donc le pays. Et tous les citoyens interrogent le pays, au lieu de s'interroger eux-mêmes.


Les gouvernants font de même, et tout aussi naïvement. Car, sentant qu'ils ne peuvent rien tout seuls, ils veulent savoir où ce grand corps va les mener. El il est vrai que ce grand corps regarde à son tour vers le gouvernement, afin de savoir ce qu'il faut penser et vouloir. Par ce jeu, il n'est point de folle conception qui ne puisse quelque jour s'imposer à tous, sans que personne pourtant l'ait jamais formée de lui-même et par libre réflexion. Bref, les pensées mènent tout, et personne ne pense. D'où il résulte qu'un État formé d'hommes raisonnables peut penser et agir comme un fou. Et ce mal vient originairement de ce que personne n'ose former son opinion par lui-même ni la maintenir énergiquement, en lui d'abord, et devant les autres aussi.


Posons que j'ai des devoirs, et qu'il faudra que j'obéisse. Fort bien. Mais je veux obéir à une opinion réelle ; et, pour que l'opinion publique soit réelle, il faut d'abord que je forme une opinion réelle et que je l'exprime ; car si tous renoncent d'abord, d'où viendra l'opinion ? Ce raisonnement est bon à suivre, et fait voir que l'obéissance d'esprit est toujours une faute.


Alain (Émile Chartier), "Mars ou la guerre jugée" (1936).


Ce propos m'habite, depuis que je l'ai découvert : il revient tout seul dans ma tête, souvent ; je l'ai relu cent fois ; je sens qu'on touche à l'essentiel, tout proche de l'iségoria (totale liberté d'expression), mais sans se confondre avec elle ; il est comme son complément indispensable : NOUS DEVONS PENSER PAR NOUS-MÊMES, avec le courage d'être parfois seul à penser à notre façon. C'est un marqueur de la citoyenneté véritable.


Quand je cherche qui a cette qualité de courage (d'affronter, s'il le faut, en conscience, la réprobation générale), je pense d'abord à Maurice (Allais), dont je trouve la liberté de penser exemplaire, mais aussi à quelques militants encore bien vivants aujourd'hui. Cherchez : il n'y en a pas tant que ça, qui ne soient pas enfermés dans la chapelle d'un parti et d'une pensée quasi imposée par un groupe.

"Nous devons penser par nous-mêmes... OK, mais c'est déjà le cas, non ?" vous demandez-vous peut-être en votre for intérieur... Hum... Relisez Alain. Il a raison : nous cherchons toujours à savoir ce que pensent les autres, pour être sûr d'être en accord, en harmonie avec la société. Alors que, LOGIQUEMENT, c'est une nécessaire discipline que de s'interdire l'obéissance d'esprit. Une sorte d'hygiène démocratique de base.


D'un autre côté, cet impératif de penser librement est À COMBINER AVEC l'art de débattre, d'écouter l'autre en cherchant vraiment la vérité, autre formidable sujet de réflexion, lui aussi tout à fait central dans une démocratie véritable (dont les DÉBATS permanents sont le cœur battant), et que Montaigne étudie magistralement dans le chapitre 8 du livre 3 des Essais (ce chapitre, intitulé "L'art de converser", est une pure merveille). Mais ça, je vous en parlerai dans un prochain billet.

Je trouve ces sujets de réflexion inépuisables. Et passionnants.

Et vous ?

Étienne.


Émile Chartier, dit "Alain" (1868-1951)