La désillusion des enseignants
- Par Thierry LEDRU
- Le 02/04/2014
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La désillusion des enseignants
Loin des tambours battant du sensationnalisme ambiant, nous avons recueilli le témoignage d’un ancien professeur. Un seul, parmi tant d’autres, de façon à bien comprendre comment la mécanique peut s’enrayer. Il nous raconte, comment et pourquoi il a, petit à petit, tourné le dos à ce qui était jadis une véritable vocation
pour lui.
Lionel Coutancier est un enfant de la balle. " Prof, c’est une maladie qui se transmet souvent par les parents " dit-il en s’amusant. A la fin du lycée, marqué par certains professeurs, il veut à son tour renvoyer l’ascenseur. Il le répètera plusieurs fois pendant l’interview : " J’y croyais ". Ainsi débute sa quête du partage du savoir. S’ensuit alors le parcours " classique " : DUT, IUFM et un CAPES de construction mécanique, jusqu’aux premières classes.
Bons débuts
La carrière du novice démarre tout à fait convenablement. Prof dans un lycée technique à Montargis, il enseigne les sciences de l’ingénieur (S-SI), auprès de 120-130 élèves par an.
Les jeunes n’y sont pas enragés, mais ils ne sont pas dociles non plus. Lionel enseigne la matière principale, à savoir la construction mécanique. " Je bénéficiais donc d’une plus grande écoute que dans d’autres matières au coefficient moins important ". Le débutant se rend compte de cette chance lorsqu’il retrouve certains de ses collègues, au bout du rouleau, en pleurs dans la salle
de repos.
Premières distorsions
Si le rapport avec les jeunes reste au beau fixe durant la dizaine d’année pendant laquelle Lionel enseigne, les liens avec le système éducatif dans son ensemble, eux, s’étiolent petit à petit. Et les premiers signes de ras-le-bol ne vont pas tarder à se faire sentir. Très vite, le jeune homme ressent un décalage entre ce que l’on exige des élèves et ce qui se trouve dans les programmes.
Il éprouve une sorte de distorsion qui lui fait peu à peu perdre ses repères. Le jeune enseignant prépare ses cours de façon intense, en vain, puisque des directives souvent absurdes, ruinent son boulot. " Avec mes collègues, on en arrivait à se demander pourquoi est-ce que l’on travaillait autant nos cours, tant les impératifs de notre direction nous en éloignaient ".
Marre
Quelques années après ses premières classes, Lionel fait partie du comité de correction des épreuves du bac S-SI. Le procédé est simple : il ne corrige qu’une question par copie. Toujours la même, puis il tend la feuille à un confrère qui en corrige une autre et ainsi de suite. Ce jour là, l’inspecteur fait irruption dans la pièce et explique aux correcteurs qu’il faut x % de réussite. Ce qui donne très vite au jeune homme la désagréable impression d’attribuer des notes avant même d’ouvrir les feuilles d’examen. " C’est à deux vitesses, conclut Lionel, on formate les élèves par rapport aux épreuves et après on reçoit des consignes de l’inspection comme quoi il faut mettre des bonnes notes pour valoriser les élèves. Mais nous, est-ce que ça nous valorise ? ".
Année après année, la lassitude le gagne. Une véritable gangrène pour un passionné. " Ce que j’enseignais n’avait plus de sens ". Pire encore, le professeur n’arrive même plus à envisager l’avenir de ses élèves. Au fil des cours, il a l’impression de leur transmettre des connaissances anecdotiques. " Je mesurais l’équilibre entre ce que je comptais enseigner en début d’année et les informations transmises en fin d’année. Et le bilan n’était pas probant. De moins en moins ".
Troc tableau contre écran
Jadis sportif de haut niveau, Lionel n’est pas du genre à baisser les bras. Las de sa déconvenue, si la grande aventure humaine qu’il croyait vivre bat de l’aile, il demeure persuadé de pouvoir encore tirer un intérêt de son métier et d’entraîner les élèves avec lui. Il se jette alors tête la première, dans la gestion du parc informatique de son lycée, soit 400 ordinateurs en réseaux. Son objectif : rendre viable et robuste ce matériel et former scolaires et professeurs aux nouveaux logiciels. Il s’y consacre à fond, à tel point qu’il reçoit même une petite rémunération supplémentaire. " Pas de quoi construire une maison " ironise t-il. Malheureusement, le projet s’enlise. C’est la fois de trop, cette expérience lui permet de comprendre que l’informatique a pris le pas sur l’enseignement. " Une chance, reconnaît-il, je ne sais pas ce qu’il me serait arrivé si je n’avais
pas eu cette bouée de sauvetage ".
Il est donc prêt à tout pour quitter l’Éducation nationale. Seulement, les procédures de départ n’existent pas. Il demande donc une disponibilité qu’il n’obtient pas. Sa seule escapade possible passe alors par un nouvel emploi. " Allez donc convaincre un employeur du privé que vous pouvez faire autre chose qu’être enseignant après 10 ans de classes ! ". 300 CV plus tard, Lionel décroche un poste. Il donne donc sa démission. Ironie du sort, son nouveau contrat débute un
1er août. " Fini les 2 mois de vacances d’été, mais au moins, je n’ai pas abandonné mes élèves en cours d’année ".
Un nouveau départ
Aujourd’hui Lionel est ingénieur chez Bull, une boîte de développement informatique. Il manage une équipe chargée des développements mécaniques et thermiques. Il revient sur son passé ni avec regret, ni avec dégout. Il reste encore très proche de certains de ces anciens collègues. Il est surtout très concerné par la situation des enseignants. " Ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’il faut vraiment y croire, au delà tout. Et aujourd’hui, j’ai le sentiment que c’est inapplicable ". Il reste persuadé que pour faire fonctionner ce métier il faut une authentique prise de conscience, à l’échelle nationale. " Il existe une énorme différence entre le système scolaire dont on rêve et celui que l’on peut se payer. Avec -15 % sur le budget, je pense que le calcul sur l’investissement national est mauvais ! Une inconnue m’échappe dans l’équation ".
Lorsqu’il croise de jeunes gens qui se destinent à intégrer l’Education Nationale, Lionel ne les décourage pas, mais il les met en garde. " Il faut vraiment se demander s’il on est fait pour cette carrière. Aujourd’hui, on attend d’un prof qu’il soit talentueux. Ce n’était pas mon cas. Je pense que j’étais bon, mais je n’avais pas cette flamme que certains possèdent. J’entends souvent des étudiants évoquer les fameuses vacances du monde enseignant en guise d’argument. Attention, ce n’est pas quelque chose qui compte à côté des frustrations que cette profession peut engendrer ".
S’en sortir ensemble
Lionel Coutancier n’est évidemment pas un cas isolé. Selon le Livre vert sur l'évolution du métier d'enseignant, de Marcel Pochard, 46 % des enseignants du premier degré et 39 % de ceux du second degré songent à quitter leur métier... Peu d’autonomie, pas assez de reconnaissance, conflits, responsabilités ambiguës, sentiment d’injustice, recherche d’un sens… Les psychologues, sociologues et professionnels de l’école interrogés envisagent une des solutions à la morosité ambiante par une approche collective du problème. " Les enseignants doivent se mettre autour d’une table, chercher des solutions ensemble, avec le soutien de la direction ". La difficulté à créer des rapports de proximité entre la hiérarchie et les professeurs, revient régulièrement dans les témoignages. " Chaque corps ne va pas l’un vers l’autre. C’est dommage, car quand les enseignants ont un sentiment d’efficacité collective, ils mettent en œuvre des stratégies de résolution des problèmes : cela a un effet positif ", observe Nicole Rascle, vice-présidente de l’université Victor Segalen-Bordeaux 2 et Professeur de Psychologie.
Pour Lionel, une refonte de la formation des enseignants s’impose, notamment sur le développement des compétences humaines. " La façon de recruter est singulière. On met de côté nos aptitudes de passeurs de savoir et à la place on nous fait faire des dissert’ ". Nicole Rascle abonde. Selon elle, l’enseignant ne doit pas trouver seul la bonne distance, entre vie privée et vie professionnelle, avec les élèves, avec sa hiérarchie. " Comme la formation psychosociale est très faible, les professeurs risquent de développer des stratégies de défense et de survie. On remarque d’ailleurs chez les débutants, dans le premier degré, le développement d’une pratique traditionnelle de l’enseignement comme la punition, les avertissements, les cris. Ce qui est une stratégie de survie, pas de travail ".
Ainsi, il ne suffit plus d’un cours bien préparé, pour réussir à le transmettre et obtenir un retour valorisant. " Un programme bien ficelé fonctionne moins bien qu’un projet collectif, aujourd’hui indispensable à l’épanouissement et au bon fonctionnement, mais cela nécessite une autonomie " observe Lionel, pourtant aujourd’hui bien loin des tracas de la cause enseignante. Puis, après un bref silence, il conclut par la question suivante, peut-être la clé d’un épineux problème, si elle trouvait si ce n’est une réponse, au moins un écho : " Les enseignants ont-ils suffisamment d’autonomie et de marge de manœuvre ? ".
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