LA-HAUT : confinement
- Par Thierry LEDRU
- Le 30/03/2020
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Je réalise ces jours à quel point l'idée du confinement se retrouve dans chacun de mes romans...Une étrange prise de conscience. Comme si tout ce que cela implique relevait d'une nécessité, d'une découverte indispensable, d'un cheminement salvateur. J'ai connu des périodes de "confinement" depuis mon adolescence. Des périodes imposées. Soit pour veiller mon frère hospitalisé, presque trois mois passés dans sa chambre d'hôpital. Des nuits et des jours de réflexion. Et deux opérations pour des hernies discales, une obligation de "repos", loin du monde extérieur, une lente reconstruction. Je sais tout ce que j'ai retiré de ces épisodes douloureux en eux-mêmes et lumineux en même temps. Il m'a fallu du temps pour en extraire les enseignements. C'est peut-être ça le plus délicat : accepter l'instant pour en retirer le meilleur.
"Dans l'épreuve, ne cherche pas l'adversaire, cherche l'enseignement". Mikao Usui
Il ne comprend pas. Il ne peut pas s’agir du paradis. Ce n’est pas possible. C’était un piège. Dieu ne peut pas être complice de cette horreur. Il ne croit pas en Dieu. Ou plutôt, il n’a jamais pris le temps d’y réfléchir. Ça ne lui semblait pas suffisamment sérieux. Le vieil homme à la longue barbe, au doigt menaçant dressé vers les hommes, n’a toujours été qu’un mensonge commercial, une histoire intimidante pour les enfants manipulés, la vision simpliste d’un problème insoluble. Mais depuis l’hôpital, les questions sont quotidiennes. Tout s’est amplifié, dans le bain, en regardant son moignon. Un morceau de lui-même avait disparu. Mais la vie était toujours là. La même quantité de vie. Une vie plus difficile certainement, mais nullement diminuée dans son intensité. Son cœur continuait sa tâche, son cerveau raisonnait toujours. Une nouvelle image s’était constituée, animée par la même énergie, toujours secrète, jamais identifiable. Une perception différente. Le cœur n’était qu’un muscle, mais personne ne lui donnait l’ordre de battre. Le cerveau dirigeait l’ensemble, mais personne ne lui avait expliqué comment s’y prendre. Tout s’était fait. Naturellement. Mais derrière ce mot, si simple, si privé de toute sa beauté, il commençait à entrevoir le mystère. Le cœur et le cerveau n’étaient que des serviteurs qu’on encensait continuellement. Mais la vie, elle, la vie souveraine, plus personne n’y pensait réellement. La nature n’était qu’un mot galvaudé, une ruine anonyme. Personne ne la reconnaissait. On ne voyait plus dans le mot qu’un amalgame de problèmes écologiques.
Et lui non plus ne parvenait pas à la saisir clairement. Sa jambe disparue le lui rappelait douloureusement. Ce n’était pas un bout de vie qui lui manquait, mais un bout de viande. Ce n’était pas la vie qui était devenue difficile, mais l’enchaînement des jours, le claquement lourd du pied sur le plancher, le rituel maudit d’un corps qu’on reconstitue. La vie, elle-même, la vie mystérieuse, ne peut pas être difficile.
La neige dehors est si belle.
Il se lève et lave sa tasse. Il s’assoit dans le fauteuil devant la baie vitrée. D’avoir perdu une partie de sa jambe lui a permis de découvrir une partie de son âme. Il sent désormais pleinement combien ce qu’il pense affine l’image même de ce qu’il est et inversement combien ce qu’il est fournit matière à ce qu’il pense. D’avoir perdu une partie de lui-même lui permet d’être davantage en lui-même. Mais Blandine ne participe pas à ces découvertes intimes et son absence est un mur qu’il ne parvient pas à franchir. Il entrevoit le paysage au-delà, mais les interstices sont infimes. Il sait que sa situation retirée ne durera pas, qu’il devra songer à reprendre un travail, à réintégrer une vie sociale qui mettra immanquablement fin à sa quête. Il perçoit dans cette menace le poids de l’humanité. Les liens sociaux ne seraient-ils donc qu’une interdiction d’être soi-même ou tout du moins d’entamer les recherches ? Toutes les amitiés et les rencontres, tous les amours, l’admiration pour des êtres d’exception, le dégoût pour les assassins, la soif de confort, l’assouvissement des passions, les rêves qu’on se fabrique, les modèles qu’on veut suivre, toute l’agitation qui symbolise ces années de fuite, il ne les voit plus que comme une extension horizontale, un envahissement de l’espace, mais à l’étage le plus bas, comme un flot de boue qui ne cesserait de s’étendre. C’est d’avoir perdu tout cela qui lui donne l’impression d’être inscrit désormais dans un plan vertical.
Pourquoi faut-il donc connaître la souffrance pour commencer réellement à vivre ? Cette souffrance est-elle le missionnaire de la mort, sa mission étant de convertir les non-vivants à une existence qui leur échappe, à dépasser la croyance et l’illusion pour basculer dans la certitude et la révélation ?
Il se lave, se rase et enfile une salopette d’alpinisme avec un pincement au ventre. L’impression de se glisser dans un tissu de souvenirs. Les larges ouvertures facilitent la tâche. Il prend la veste à capuche, les gants, un bonnet, chausse les bottes fourrées et sort.
Le jour n’a pas encore trouvé le chemin. C’est juste un souffle blafard qui étend quelques nuées au fond du ciel. On ne peut pas parler de lumière. C’est une esquisse de clarté, mais on sent que les efforts qu’elle produit pour s’imposer sont gigantesques.
Il marche. Avec application. Un oiseau solitaire chante son bonheur de la vie. Il s’arrête et l’écoute.
Un sourire. Il est comme cet oiseau invisible. Retiré dans les hauteurs, loin de ses congénères, fidèle à la Terre, il entame à chaque instant de contemplation des hommages respectueux. L’idée le frappe alors. Il n’est pas comme cet oiseau, il est l’oiseau. Et l’oiseau dans son chant se mêle à lui-même. La vie les constitue, elle les anime, elle leur a donné forme. Peu importe que ces deux images les différencient. Elle ne leur ôte pas l’essence commune qui les rassemble. Et puis le doute aussitôt, comme une dualité qui se rappelle, un ancrage qui marque sa résistance. Et l’émotion qui s’efface.
Il comprend alors à quel point tout ce qu’il connaît s’inscrit dans le cadre restreint de ses expériences passées et limite les extensions possibles. Comme s’il était finalement inconcevable que l’homme échappe à ses rôles, aux images constituées par une humanité tyrannique. Il n’avait jamais perçu l’oiseau caché comme une partie de lui-même ou lui-même identique au volatile. Incapable d’exprimer clairement ce qu’il ressent. Son existence passée comme la chute prolongée d’un esprit vers les gouffres insondables de la dispersion, de la soumission, des conditionnements. Aucun retour sur soi. Une accumulation d’activités adulées entraînant l’individu vers un effacement inéluctable. Il s’était vu, parfois, lors de quelques brefs instants d’euphorie, l’élément rebelle face aux idées dominantes de la masse. L’humanité comme le dictateur de chaque élément du troupeau. Mais il n’était jamais parvenu, malgré ses efforts, à identifier clairement le coupable entre les deux protagonistes. Un tourbillon dans l’élaboration chronologique de cette situation. Il avait bien fallu que les humains se multiplient pour créer une humanité. Ils avaient donc bien été maîtres, à leurs débuts, de leur destinée et de leurs choix. À quel moment l’entité, elle-même, de l’humanité avait-elle pris le pouvoir ? Quelles erreurs chaque homme avait-il commises pour finir ainsi par s’égarer et succomber à la dictature de la masse ? S’il ne parvenait pas à expliquer que des hommes ayant décidé de s’associer pour former un groupe humain à l’échelle planétaire puissent aujourd’hui souffrir ainsi de leur propre création, il parvenait encore moins à déterminer quelle était l’intelligence, la volonté, l’esprit qui menait désormais cette humanité déliquescente. Y avait-il une intention, un projet, une structure ?
Ses réflexions ne duraient jamais bien longtemps. La dispersion l’emportait toujours. Les conditions de vie comme une pénitence.
Il sait aujourd’hui que sa jambe disparue n’est que la matérialisation de cet oubli de soi. Il imagine un soldat assurant la garde d’un trésor de nourritures spirituelles. Focalisant son attention sur l’extérieur, à l’affût de tout ce que l’agitation des jours lui propose, il en est venu, peu à peu, à oublier la nourriture et le trésor qu’il représente et tout s’est gâté, tout a pris le goût amer de la mort, une partie même y a succombé, insidieusement, en silence, désespérée par l’absence d’écoute et de considération. C’est l’intensité des regards qui crée la beauté. Lui ne se regardait jamais, jamais avec la clairvoyance nécessaire pour que le trésor apparaisse réellement. Il s’est contenté de garder des biens dont il ignorait finalement la vraie richesse, dirigeant ses efforts vers des accumulations dérisoires. Ce n’est que dispersion. Il doit désormais remonter ce courant qui entraîne les âmes corrompues vers les abîmes puants de la fange. Pour lui. Pour Blandine. Et pour sa jambe perdue.
Il marche. La lumière de la petite lampe frontale trace sur la neige vierge un sillage à découvrir. Il avance dans un tunnel mouvant qui se referme dans son dos. Sans la prothèse, il aurait pu se passer de lampe, mais il a peur des pièges de la route. Le glissement feutré de ses pas dans la neige souple est une respiration qui accompagne le silence du monde endormi.
Il s’arrête. Rien ne bouge et le manteau glacé de la neige retient sous ses lourdes épaisseurs le chant des arbres. Les nuages complotent en secret les prochaines floraisons de flocons et cette puissante menace invite les peuples cachés des forêts environnantes à préserver leurs forces.
Rien ne bruit dans le silence immobile. Un peu gêné de troubler cette quiétude.
Les bâtons pour soulager la poussée des jambes. Les bottes, comme deux étraves têtues, tracent dans le tapis épais un sillon régulier. Il pense à l’oiseau et à ce sentiment étrange de n’en être plus séparé. Ce désir commun d’honorer par une présence joyeuse la venue du jour les unit. Ce gonflement de la poitrine, cette chaleur qui ruisselle dans les muscles, ces frissonnements d’impatience à l’apparition lente du soleil, ces regards attentionnés vers le monde sont des gestes communs, des émotions partagées. Il se sait physiquement différent de l’oiseau, mais la source de vie qui coule en eux est unique. Dieu. Questionnement inévitable.
Il lui est impossible de concevoir un Dieu semblable aux hommes. Dieu ne saurait être aussi faible, aussi inconstant et aussi futile dans ses actes. De même, il ne parvient pas à imaginer un Dieu invisible, omniprésent, fondateur du Tout, architecte suprême de l’Univers, une volonté unique, un dessein planifié par un Être supérieur. Entouré de la beauté du monde, il ne peut pas oublier le mal. Et la révélation à lui-même de celui qui a souffert ne peut expliquer ce mal. Car trop d’êtres se sont perdus en cours de route. Quel croyant aurait l’ignominie de dire à un enfant cancéreux, en le regardant dans les yeux, que Dieu a imaginé cette épreuve pour lui donner la chance de se découvrir ? Le bien révélé ne peut servir de justification au mal répété.
Mais l’impression pourtant que ce rejet est généré par des faits extérieurs. Toutes les images inhérentes à ce Dieu. Les hommes l’ont tellement souillé, détourné, approprié. Par orgueil et par détresse. À ses yeux, Dieu reste inexplicable. Toute solution, toute certitude, tout système incluant Dieu n’en est qu’une limitation. Quand l’homme pense à Dieu, il n’est déjà plus sur le chemin de Dieu. Le chant cristallin de l’oiseau l’honorait davantage que toutes les prières dans les églises. Ce chant n’éloignait pas les hommes de la Terre. Il ne fallait pas construire d’églises, ni dessiner toutes ces icônes. La Nature contenait toutes les paroles divines. Ce soin que les hommes accordent à tous les emblèmes fallacieux des religions. Si l’humanité ne peut pas se passer d’explications, si elle a irrémédiablement besoin de comprendre le Mystère qui l’entoure, alors elle doit écouter le murmure du vent, suivre le vol suspendu d’un rapace, marcher tête nue sous la pluie, plonger sans cesse dans le temple de la nature. Elle contient toutes les réponses. Elle est Dieu. Il faut se débarrasser de l’image du vieil homme, de son fils prophète, de la Bible et de tous les autres écrits mensongers. C’est le livre du monde qu’il faut réapprendre à déchiffrer et c’est lui qu’il faut honorer.
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