LE DÉSERT DES BARBARES : la création
- Par Thierry LEDRU
- Le 13/12/2023
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LE DESERT DES BARBARES
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Que reste-t-il du monde humain ? Cette question qui tournait en boucle dans la tête de Laure, depuis le premier jour, et qui disparaissait, peu à peu. Comment la nature vit-elle cette période ? L'autre interrogation, prioritaire désormais. Cette nature outragée depuis si longtemps par une masse inconsciente, indifférente, prétentieuse, cupide, avide, juste bonne à dilapider les biens de tous, juste bonne à dévaster la création, que ressentait-elle cette Terre libérée ? Les phénomènes naturels, même s'ils témoignaient d'un dérèglement probable, restaient malgré tout des phénomènes naturels. La nature ne se détruisait pas elle-même. Elle vivait ainsi depuis la création. L'homme avait exploité la planète mais il était toujours resté le même. Au regard de la nature, il n'y avait eu aucune évolution spirituelle d'ampleur. Quelques individus œuvraient à une existence juste et respectueuse du vivant. Trop peu, beaucoup trop peu. La masse avait grandi inexorablement et la quête des biens avaient servi de fil conducteur. Comme si l'être dépendait essentiellement de l'avoir. Oui, le confort vital offrait la sérénité nécessaire à l'émergence du bien-être, elle ne pouvait le nier mais la limite avait été dépassée, l'équilibre rompu et cette course avait pris l'allure d'une perdition.
Et maintenant, le ciel était vide et aucun bruit ne remontait de la vallée.
Existait-il au cœur de la nature une réjouissance ?
Le bonheur de courir, avec Théo. Elle en aimait chaque instant, chaque foulée, chaque souffle, chaque appui sur les pierres, ce jeu précis de l'équilibre et de la puissance. La détresse n'apportait aucune solution, elle nourrissait l'effondrement quand le bonheur de vivre soutenait la résilience. Ce lever de soleil dévoilait l'étendue d'un désastre consommé et il révélait simultanément une abondance de merveilles. L'état des lieux ne pouvait se limiter à l'impact des catastrophes sur les humains. Cette auscultation ciblée reproduisait le fonctionnement spirituel mensonger de la masse. Il ne s'agissait pas de la fin du monde, cette expression mensongère, cet accaparement révélateur du positionnement de l'humain. Comme si le monde avait besoin de l'humanité. Il n'y aurait plus aucun humain que le monde serait toujours là. Bien sûr qu'il était juste d'honorer la mémoire des morts mais il était plus important encore de bénir la création au risque de n'être qu'un humain limité à sa courte existence, à son petit moi agité, à son ego formaté, à une appartenance limitée.
« Attention à la branche », prévint Théo.
Elle se baissa pour passer sous l'obstacle et réalisa à quel point ses pensées ouvraient de perspectives. L'effondrement ne concernait qu'une frange de la création, une part infime du vivant. D'où venait cette injonction à hurler de douleur ou à verser des océans de larmes parce que des millions d'humains périssaient ? Un instinct grégaire, une reconnaissance cellulaire ? Non, non, non. Cet amour inconditionnel envers ses semblables, elle n'en avait jamais éprouvé la réalité profonde. Des données familiales, sociétales, éducatives. « Tu aimeras ton prochain... » Et la Terre alors, la création, la nature, l'intégralité du monde vivant ? Combien pleurait le mal qu'elle subissait depuis des siècles ? La Terre ne comptait-elle pas parmi nos proches ? Pour les peuples premiers, elle était notre Mère à tous. Cet attachement à la douleur humaine nourrissait depuis des siècles l'indifférence envers la planète.
« Tu m'as parlé ? interrogea Théo.
- Non, non, je parle toute seule, répondit Laure en réalisant que les pensées étaient si puissantes qu'elles s'extirpaient elles-mêmes de son crâne. Vas-y, cours, je te suis !
- On va bifurquer dans cinq minutes, faut qu'on descende, ça ne passe pas tout droit, on franchit la cheminée du paradis et on monte au sommet de la dent de Crolles. »
Elle ne répondit rien. L'esprit envahi par un déluge de pensées. Un déluge délicieux, comme des pluies nourricières, des moussons salvatrices, une eau qui nettoie, qui épure, qui ravine et emporte les choses mortes, des vents qui dispersent les pollens, des lumières qui attisent les croissances, des chaleurs qui exaltent, des fraîcheurs qui apaisent.
Elle continua à épouser les foulées de Théo, parfaitement calée sur son rythme, le corps libre, sans qu'aucun objectif rapporté ne vienne entraver cette liberté intérieure.
Ils quittèrent les crêtes et basculèrent dans la pente, dans l'ombre de la face est. Ils franchirent un ressaut rocheux et reprirent les foulées, ils atteignirent le pied de la dent de Crolles et entamèrent la montée finale.
Le soleil avait réchauffé l'atmosphère quand ils aperçurent la croix du sommet, le plateau sommital en pente douce, des nuées évanescentes dérivaient en altitude, une brise légère jouait à animer les dentelles, les sommets de Belledonne flamboyaient, les neiges automnales comme des parures scintillantes.
Dans les derniers mètres avant d'atteindre le bord de la falaise et de découvrir la vallée entière, Théo s'arrêta. Laure dans ses pas.
« Sur cet itinéraire, avant que le monde ne parte en vrille, je rencontrais toujours des randonneurs. Pas des dizaines mais quelques-uns. Aujourd'hui, j'ai l'impression de vivre dans un monde parallèle, une autre dimension, le monde d'en bas et le monde d'en haut.
- Oui, Théo, mais ce ressenti est influencé par notre statut d'être humain.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Les phénomènes naturels nous impressionnent par rapport aux dégâts qu'ils provoquent sur l'humanité mais est-ce que nous réagissions réellement lorsque la beauté de la création ne nous portait pas préjudice, lorsque la quiétude nous entourait ? On se pâmait devant un beau paysage, un beau coucher de soleil, un champ de fleurs mais sans en être bouleversés, sans que ces spectacles ne déclenchent un bouleversement radical, une rupture dans le simple ébahissement épisodique. On a vécu comme des enfants gâtés, incapables de réellement prendre conscience … je ne sais pas comment l'exprimer ... On vivait à côté de la nature et maintenant qu'elle nous secoue, on ne voit d'elle que sa puissance destructrice. Parce que c'est notre monde parallèle qu'elle bouleverse … Désolé. Je ne sais pas comment l'expliquer.
- Si, je comprends, Laure. Nous n'avons pas témoigné de notre reconnaissance, pas à la hauteur du cadeau inestimable de la création et maintenant, nous ne voyons que les bouleversements qu'elle nous impose.
- Il m'est arrivé de me demander quelle était la probabilité que la vie se développe sur la Terre. Je ne sais pas si un scientifique a déjà répondu à cette question mais j'imagine que c'est absolument bluffant, déconcertant, au-delà du concevable. Et il en est de même avec moi. Pourquoi moi et pas une autre combinaison entre l'ovule et le spermatozoïde ? Je suis une miraculée et nous le sommes tous. Sur une planète qui est elle-même une énigme scientifique et pour l'instant la seule connue. Et il faudrait pourtant que je sois atterrée, dévastée, désespérée, par les événements dramatiques auxquels nous assistons ? Non, je m'y refuse, non par obstination ou par déni mais parce que la vie est infiniment plus puissante que tous les désastres.
- C'est le monde humain qui est parti en vrille, Laure, pas la nature. Ou alors, il faudrait accepter l'idée que la nature accompagne le mouvement, qu'elle nous imite, peut-être même qu'elle pense nous aider, qu'elle participe délibérément au nettoyage.
- Oui, Théo, on l'a déjà évoqué et l'enchaînement des phénomènes plaide pour cette hypothèse.
- Alors, si c'est bien le cas, nous devons changer de regard. Nous devons changer, intérieurement. Le problème, ça n'est pas la nature, c'est nous. »
Il lui tendit la main, la paume vers le ciel.
"L'homme est capable du meilleur comme du pire, mais c'est vraiment dans le pire qu'il est le meilleur. C'est Grégoire Lacroix qui a écrit ça, il y a longtemps. Il nous reste donc à inverser la tendance. »
Elle serra la main de Théo et ils avancèrent jusqu'au bord de la falaise."
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