"Le grand récit des montagnes"

Le Grand récit des montagnes — Une randonnée scientifique à la découverte des lois du monde, de Blandine Pluchet, aux éditions Flammarion, mai 2022, 272 p., 20 euros.

 

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Culture et idées

Les montagnes, ces temples de la science

 

Les montagnes, ces temples de la science

Formation des roches, réchauffement climatique... Les montagnes abritent de nombreux savoirs. Dans une randonnée scientifique, l’autrice Blandine Pluchet propose d’aller à leur découverte.

Ah qu’ils sont beaux, les paysages de montagne ! De vrais « musées à ciel ouvert », clament les agences de tourisme, des vues « à couper le souffle », renchérissent les réseaux sociaux… Mais la montagne n’est pas une image, elle est vivante, et on éprouvera des émotions bien plus fortes en découvrant son histoire depuis des milliards d’années qu’en arpentant ses sites fragilisés.

Physicienne de formation, l’écrivaine Blandine Pluchet propose cet élargissement du regard dans Le Grand récit des montagnes (éd. Flammarion), en révélant leur vie entre ciel, terre et cosmos.

On la suit d’autant plus volontiers que sa verve est claire et chaleureuse, et que son livre, conçu comme une randonnée scientifique, mêle subtilement science et poésie du monde. Chemin faisant, au gré de rencontres variées (glaciologues, astronomes, conteuse…) et de visites de centres européens de la recherche sur le climat, la haute montagne révèle une facette d’elle-même peu connue : celle d’une sœur fantasque et spirituelle, devenue vigie du réchauffement climatique.

Les étapes de la randonnée scientifique proposée par Blandine Pluchet dans son livre. © Flammarion

De la voûte céleste des anciens à l’exploration de la matière noire

Ce n’est pas un « paysage » que Blandine Pluchet décrit dans Le Grand récit des montagnes, c’est tout un « monde » auquel nous sommes profondément liés. Un monde qui est à la fois un riche écosystème naturel et culturel, avec son réservoir de mythes et légendes, et un terrain d’observation exceptionnel sur l’Univers. De l’époque des téméraires savants-alpinistes, au XVIIᵉ siècle, aux recherches actuelles sur les implications du réchauffement climatique, la science en montagne a toujours été riche de perspectives.

Le ciel, par exemple, qu’observent plusieurs centres scientifiques européens en altitude ou en sous-sol, pour éviter tout rayonnement cosmique, c’est à la fois cette voûte céleste dans laquelle des peuples de l’Antiquité lisaient l’avenir ; ce joyau nocturne à l’abri duquel un tiers des vertébrés trouve refuge ; ce cosmos sillonné de milliards d’étoiles dont les rayons nous modèlent — ils sont en particulier responsables, par leurs interférences avec l’ADN, de mutations au sein du vivant qui contribuent à l’évolution permanente de tous les êtres sur Terre ; cette matière noire, source d’énergie de la Terre, à l’origine des plaques tectoniques et donc de nos paysages, qu’étudie le Laboratoire souterrain de Modane, etc.

La Schneefernerhaus, en Bavière (à 2 600 mètres d’altitude), sert aux scientifiques à explorer les nuages, les rayons cosmiques, la vapeur d’eau, etc. Wikimedia Commons/CC BY-SA 3.0/Marcus Hebel

C’est aussi cette troposphère (jusqu’à 10 kilomètres d’altitude), où se fabriquent le climat et ses dérèglements. Et quel meilleur endroit pour saisir son processus que la terrasse de la Schneefernerhaus (ou Maison du glacier des neiges), un institut de recherche planté à 2 600 mètres d’altitude sur les pentes de la Zugspitze, en Bavière ?

De cette terrasse-atelier donnant sur un ciel miroitant de vifs contrastes de lumière, qui devient théâtre fantasque les jours de mauvais temps (feux de Saint-Elme, halos divers…), on visualise bien mieux les loopings des masses d’air sur les sommets, jusqu’à la formation des nuages, pourvoyeurs de pluie ou de neige. C’est la touche Blandine Pluchet, qui, en bonne pédagogue (elle est aussi guide et autrice de livres pour enfants), sait que l’on comprend mieux ce que l’on parvient à se représenter.

À 2 600 mètres d’altitude pour visualiser le changement climatique

Après une brève initiation à la circulation globale de l’atmosphère à l’échelle de la planète, le processus du changement climatique vous paraîtra aussi bien plus clair (Hannes Vogelmann, le physicien au laser vert qui a « la montagne dans le sang », y contribuera). Surtout vous comprendrez que ce n’est pas un phénomène « mécanique », mais une rupture des équilibres naturels qui se sont construits des millions d’années durant, et qui, dans un effet domino, va s’accentuant.

Si l’excès de vapeur d’eau dans l’atmosphère, induit par les activités humaines, frappe déjà avec ses canicules, orages violents et fortes pluies, il pourrait entraîner d’autres bouleversements météorologiques en cas, par exemple, de modification des grandes circulations d’air comme le jet-stream. De même, la fonte des glaciers pourrait amoindrir les réserves d’eau européennes, puisque ceux-ci alimentent indirectement nos grands fleuves (Rhône, Rhin, Danube, etc.).

Sans même parler du pergélisol, cette glace qui sert de socle aux montagnes et couvre un quart de la surface mondiale, dont la fonte pourrait libérer des virus inconnus et provoquer un affaissement des reliefs…

Depuis la terrasse de la Schneefernerhaus, à 2 600 mètres d’altitude, le physicien Hannes Vogelmann lance son lidar pour étudier les particules en suspension dans l’atmosphère. © Blandine Pluchet

Le récit de ces évolutions presse le cœur, d’autant que Blandine Pluchet rappelle avec une foultitude de détails combien l’écosystème montagnard est créatif, surprenant : formation et variété des nuages, des flocons de neige, des quartz, des lumières invisibles (infrarouge, ultraviolette, etc.), des cristaux et pierres fines, de la glace, etc. Saviez-vous, par exemple, qu’il existe non pas une, mais une bonne dizaine de variétés de glace, selon les conditions de température et de pression, et que l’épaisseur d’un manteau neigeux se lit comme les cernes d’un arbre ?

Disparues, les montagnes continuent d’exister

Les reliefs ont également une relation très forte avec la terre : en descendant des hauteurs, leurs rivières, par exemple, charrient les fruits de l’érosion qui fertilisent les plaines. Et question « développement durable », ces interrelations entre haut et bas sont parfois époustouflantes.

Pour l’illustrer, Blandine Pluchet nous entraîne dans un émouvant voyage temporel jusqu’à la formation de la Terre, il y a 4,6 milliards d’années. Le périple débute en Poitou, avec une petite fleur, la gagée de Bohême. Elle va révéler à notre curieuse baroudeuse, après une enquête géologique avec le naturaliste Mathieu Boullant, que cette coquette aux allures de crocus se nourrit de sédiments laissés par une montagne disparue, l’ex-Massif armoricain, et par l’ancienne mer du Bassin parisien. Preuve que les montagnes continuent d’exister, et d’agir bénéfiquement, bien longtemps après avoir disparu de nos paysages.

La vie de la gagée de Bohême, petite fleur du bocage poitevin, démontre que les montagnes continuent d’exister bien longtemps après avoir disparu. Wikimedia Commons/CC BY-SA 3.0/Stefan.lefnaer

« La vie est un miracle. Finalement la Terre, c’est une oasis dans un univers infini, stérile. On ne sait pas s’il y a la vie ailleurs… C’est quelque chose d’exceptionnel d’exister, d’avoir des formes de vie complexes », explique l’autrice à Reporterre. Et plutôt que rêver à une colonisation de Mars, « l’idée, maintenant, ce serait de parvenir à se penser dans une globalité, et de porter un regard différent sur les êtres qui nous entourent ».

Un épisode de l’histoire des sciences rapporté dans Le Grand récit des montagnes témoigne de nos résistances à adhérer à cette vision. Il concerne la théorie de la tectonique des plaques, formalisée par l’astrologue Alfred Wegener dès 1915 (reconnaissant le mouvement permanent du monde et expliquant en partie le modelé de nos paysages), mais qui dut attendre les années 1950-1960 et une océanographe plus fine que le sexisme, Marie Tharp, pour se faire admettre.

Certainement, résume Blandine Pluchet, parce que la notion d’impermanence, chère aux philosophies orientales, était encore difficile à accepter par la science occidentale. Comme si notre rapport au temps et à la « nature » restait surdéterminé par la volonté de maîtrise.

Cristal de glace (sculpture de vapeur d’eau) photographié dans un tunnel à 50 mètres sous la Schneefernerhaus, en Bavière. © Blandine Pluchet

Salutaire ouverture, la réflexion qu’offre Le Grand récit des montagnes sur les sciences de l’environnement permet de comprendre qu’il devient possible, et urgent, de repenser cette posture de domination, pour aller vers davantage de solidarité avec les écosystèmes. Puissantes et gracieuses, les montagnes nous y encouragent en exprimant le passage du temps à la fois comme pérennité et renouveau. N’est-il pas émouvant de voir disparaître ces vieux rocs en quelques secondes sous un brouillard épais, et réapparaître aussi vite, comme si la brume n’avait été qu’un rêve ? Quel plus bel éloge du renouvellement permanent du regard ?

 

 

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