Un mort, une forêt défrichée, des manifestations violentes dans plusieurs villes de France : le chantier du barrage de Sivens a tourné au fiasco et à l'affaire d’Etat. Pendant des mois, le président du conseil général du Tarn, Thierry Carcenac (PS), a pourtant considéré qu'il n'y avait pas là matière à débat : il ne s'agissait après tout que d'une retenue d'eau sur une modeste rivière, le Tescou, au milieu d'une forêt de son département. Au demeurant, les élus locaux avaient voté pour cet aménagement destiné à soutenir les agriculteurs qui irriguent leurs cultures l'été et la préfète du Tarn lui avait donné son feu vert. D'ailleurs, l'Etat a permis à ce projet de barrage de bénéficier de fonds structurels européens et d'importantes subventions de la part de l'agence de l'eau Adour-Garonne.
Lire : la synthèse avant la réunion de mardi entre le gouvernement et les acteurs de ce dossier
« Dans notre société démocratique, comment des projets, validés de bout en bout par l'Etat, peuvent-il faire l'objet d'une telle violence ? », s'est donc publiquement interrogé l'homme fort du département. Membre du conseil général depuis trente-cinq ans, président de cette collectivité depuis vingt-trois ans, tout en étant député pendant cinq ans avant de devenir sénateur en septembre, Thierry Carcenac a vu bien d'autres dossiers de barrages se monter.
Mais s'il peut argumenter sur la légalité du projet de Sivens, la question de la démocratie est plus difficile à mettre en avant dès lors qu'un aménagement comme celui-là hérisse les défenseurs de la nature et va à l'encontre de toutes les politiques publiques – y compris celle affichée par le département du Tarn –, qui assurent vouloir préserver les zones humides. En détruire une quinzaine d'hectares à Sivens pourrait apparaître comme un simple dégât collatéral, si la société civile n'en avait manifestement pas assez d'être ignorée dans les dossiers de gestion de l'eau. En Midi-Pyrénées plus qu'ailleurs.
MULTIPLES CASQUETTES DES ÉLUS
Cette région – et plus généralement la vaste zone couverte par les bassins de l'Adour et de la Garonne –, n'échappe pas à la règle générale de l'entre-soi : ce sont les mêmes élus qui choisissent dans leurs collectivités locales de sacrifier tel cours d'eau ou au contraire d'alimenter tel autre, et qui votent ensuite les subventions nécessaires au sein de l'agence de l'eau.
Le Sud-Ouest se distingue en outre par une institution historique qui lui est propre : la Compagnie générale des coteaux de Gascogne (CACG). Cette société d'économie mixte (SEM), dans laquelle les représentants des conseils généraux sont majoritaires, intervient dans la quasi-totalité des chantiers régionaux liés à la répartition de l'eau depuis une cinquantaine d'années.
De là à penser que la bonne santé économique de cette entreprise de près de 200 personnes pèse sur les choix des élus – ruraux pour la plupart – en matière d'aménagements hydrauliques, il y n’a qu’un pas que beaucoup franchissent désormais. A la tête des institutions qui comptent, on retrouve un cercle restreint de décideurs. Ainsi la CACG est-elle présidée par Francis Daguzan (divers gauche), vice-président du conseil général du Gers, où il est chargé des dossiers de l'eau. Il siège aux côtés des vice-présidents des autres conseils généraux concernés, des conseils régionaux, des dirigeants des chambres d'agriculture… Retraité agricole, Francis Daguzan est aussi vice-président du comité de bassin Adour-Garonne – l'instance politique de l'agence de l'eau dont il est en outre administrateur, entre autres mandats. La presse locale l'appelle « Monsieur eau ».
« INCOMPÉTENCES ET CONTOURNEMENTS DE LA LOI »
Autre exemple, André Cabot (PS) est à la fois vice-président du département du Tarn, veillant lui-aussi sur les dossiers hydriques, tout en siégeant comme vice-président de la commission de l'agence Adour-Garonne, qui a eu à examiner la demande de 50 % de subventions pour la retenue de Sivens. Il se trouve de fait dans une telle situation de porte-à-faux qu'il avait lui-même décidé de ne pasprendre part au vote à ce sujet. Mais les opposants au barrage font remarquerqu'André Cabot n'a pas eu la même retenue pour défendre le projet de Sivens devant cette assemblée et d'autres instances de concertation regroupant élus locaux et représentants de l’Etat en région.
On pourrait noter quelques casquettes supplémentaires de cet ancien technicien chef en agriculture qui représente également les communes au sein du collège ad hoc de l'agence de l'eau en tant que maire de Valderiès (800 habitants). Pourcompléter la panoplie, il est l’un des administrateurs de la CACG. En retour, le directeur de cette SEM, Alain Ponce, siège parmi les usagers à l'agence de l'eau,« une particularité du droit français », reconnaît celui-ci.
Jusqu'à présent, peu de voix s'élevaient pour exprimer leur émoi face à cette consanguinité prononcée, ou alors on ne tendait pas assez l'oreille en leur direction pour les entendre.
Question d'habitude : les élus de la région ont coutume de s'en remettre à la CACG. Dans le cas de Sivens par exemple, c'est elle qui a réalisé en 2001 les études concluant à la nécessité de construire une retenue de 1,5 million de mètres cubes. Elle qui les a mises à jour en 2009, alors que le Tarn lui avait déjà concédé cet équipement de service public l'année précédente, sans savoir exactement combien d'agriculteurs seraient intéressés pour acheter de l'eau. Elle, encore, qui en est maître d'ouvrage. Elle, enfin, qui devait devenir gestionnaire de la ressource par la suite.
« AUCUN APPEL D'OFFRES »
« La CACG s'est autodésignée, il n'y a eu aucun appel d'offres, accuse Alice Terrasse, avocate du Collectif antibarrage et de plusieurs associations environnementales. Nous dénonçons depuis deux ans ces conflits d'intérêts. La délégation d'utilité publique qui lui revient est un summum d'incompétences, d'imprécisions et de contournements de la loi. » L'avocate cite d'autres exemples de conventions publiques d'aménagement pour des ouvrages de restitution d'eau refusées a posteriori par la cour administrative d'appel de Bordeaux.
« La CACG a besoin de 30 millions d'euros par an pour fonctionner, rapporte pour sa part Gérard Onesta, vice-président (EELV) du conseil régional de Midi-Pyrénées. Sur ce barrage, comme sur d'autres, elle est à la fois juge et partie. C'est contraire au droit européen. Il faut une nouvelle loi pour remettre à plat ces fonctionnements. »
Tout cela n'empêche pas Xavier Beulin, qui préside la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles, largement représentée à la CACG comme à l'agence de l'eau, de qualifier les manifestants contre le barrage de « djihadistes verts ». « Quand une décision est prise, on l'exécute, sinon ce n'est plus une démocratie digne de ce nom », a déclaré le responsable du syndicat majoritaire, devant la presse, le 29 octobre. Tandis que les cultivateurs de maïs, par l’entremise de leur syndicat professionnel Irrigants de France, demandent au gouvernement « de ne pas céder à la pression idéologique, de préparer l’avenir »et de faire de Sivens « un symbole de l’engagement ministériel sur le dossier du stockage de l’eau ».
Lire aussi : L’abandon programmé du barrage de Sivens